jeudi 30 avril 2020

Tristesses, V, 3

Aujourd'hui, l'interlocuteur d'Ovide est Bacchus lui-même et en personne. Car notre poète était un de ses fervents adorateurs.
Et puis, n'ont-ils pas eu tous les deux, mutatis mutandis, bien du malheur ?...

Bacchus, Jan van Dalen (1600-1662)
                             

Sauf erreur de ma part, voici le jour, Bacchus, où les
     Poètes ont coutume de te célébrer
En portant joyeusement des couronnes odorantes,
     De faire ton éloge à grand renfort de vin.
Tant que mon destin le permit, je me rappelle avoir
     Souvent été des leurs sans que tu le réprouves,
Moi qu’aujourd’hui retient, sous la constellation de l’Ourse,
     La Sarmatie, voisine des Gètes cruels,
Moi qui vivais, avant, loin de l’effort, dans la mollesse,
     Adonné à l’étude et au culte des Muses. 10
Me voici loin de chez moi, dans un fracas d’armes gètes,
     Après avoir beaucoup souffert sur mer, sur terre.
Dois-je cela au hasard ? A la colère des dieux ?
     La Parque, à ma naissance, était-elle chagrine ?
Tu aurais pourtant dû avoir à coeur de soutenir
     De ta puissance un pieux adorateur du lierre,
Sauf si ce qu’ont chanté les soeurs maîtresses du destin
     Echappe en totalité au vouloir d’un dieu.
Tes mérites t’ont fait accéder au ciel, toi aussi,
     Et la route y menant fut une longue épreuve : 20
Loin d’habiter ta patrie, tu parvins jusqu’au Strymon
     Neigeux, à la Gétie, où l’on célèbre Mars,
En Perse, où le large Gange déploie son cours, ainsi
     Qu’aux fleuves où l’Indien basané boit de l’eau.
Tel est, assurément, l’arrêt que les Parques, filant
     Le destin, ont chanté deux fois au deux fois né.
Moi aussi, s’il est permis de se comparer aux dieux,
     Je suis accablé d’un sort cruel et pénible.
Je suis tombé lourdement, tel celui qui blasphéma
     Et que le feu de Jupiter chassa de Thèbes. 30
Pourtant, quand tu apprends que la foudre frappe un poète,
     Tu pourrais compatir en pensant à ta mère
Et dire, en regardant les poètes qui te célèbrent :
     « Lequel de mes adorateurs manque à l’appel ? »
Secours-moi, bon Liber ! et qu’en retour l’orme ploie sous
     Les vignes, et que les grains regorgent de jus !
Que la troupe agile des satyreaux et les Bacchantes
     T’accompagnent ; qu’ils crient ton nom dans leur délire !
Que soient maudits les os de Lycurgue à la double hache !
     Que soit punie l’ombre de Penthée l’incrédule ! 40
Qu’au ciel brille à jamais la Couronne d’Ariane, et qu’elle
     Eclipse de ses feux les astres alentour !
Viens ici, toi, si beau, et relève-moi de ma chute !
     Rappelle-toi que je suis un de tes fidèles,
Et tente de fléchir, puisque les dieux entre eux commercent,
     Par ta puissance la puissance de César.
Vous aussi, mes compagnons, pieuse troupe des poètes,
     Formulez coupe en main cette même requête.
Puis, quand l’un d’entre vous aura dit le nom de Naso,
     Qu’il y mêle ses pleurs et la lève en jetant 50
Ses regards alentour, et dise en mémoire de moi :
     « Où est Naso, jadis membre de notre choeur ? »
Faites-le, si ma probité me vaut votre faveur,
     Si je n’ai jamais fait de critique blessante,
Si, tout en montrant aux Anciens le respect qu’on leur doit,
     Je ne les place pas au-dessus des Modernes.
Gagnez-y de composer avec l’aide d’Apollon ;
     Entretenez mon nom – ce n’est pas défendu.


mercredi 29 avril 2020

Tristesses, V, 2b

Mieux vaut s'adresser au Bon Dieu qu'à ses saints...
L'adage n'existait pas encore du temps d'Ovide, mais c'est tout comme. Notre poète adresse sa prière à Jupiter-Auguste...


Zeus lançant la foudre
                              

Oui, je viens supplier de loin un dieu bien loin de moi,
     Si un mortel peut s’adresser à Jupiter.
Tu règnes sur l’empire, et sa préservation atteste
     Que tous les dieux ont cure du peuple italien.
Glorieux reflet d’une patrie qui fleurit grâce à toi,
     Toi qui n’es pas moins grand que ce sur quoi tu règnes,
Laisse attendre le ciel, continue d’habiter la terre !
     Ta place est tout là-haut ; rejoins-la lentement !
De grâce, épargne-moi ! Tempère un tant soit peu ta foudre :
     Elle me punira toujours suffisamment. 10
Tu as, c’est vrai, modéré ta colère en me laissant
     La vie ; j’ai les droits, j’ai les noms du citoyen.
Mes biens n’ont pas été confisqués au profit d’un autre,
     Et ton édit ne me nomme pas « exilé ».
J’avais redouté tout cela, pensant le mériter ;
     Mais ta colère fut moins grande que ma faute :
Tu as ordonné que je sois relégué dans le Pont,
     Que ma nef de banni fende la mer des Scythes.
J’ai obéi et j’ai atteint l’horrible Pont-Euxin.
     Ce qui m’afflige est moins un froid continuel 20
– Cette terre s’étend sous le pôle glacé –, un sol
     Toujours brûlé par la gelée qui le blanchit,
Un langage barbare et sans lien avec le latin,
     Une langue grecque gâtée par l’accent gète,
Qu’une guerre accablante et qui de tout côté m’encercle,
     Avec un petit mur qui me protège à peine.
On est parfois en paix, mais cette paix n’est jamais sûre ;
     Ici, l’on est en guerre ou l’on a peur d’y être.
Si je m’en vais d’ici, Charybde peut bien m’engloutir,
     Ses eaux me jeter dans le Styx et je peux bien 30
Supporter sans broncher les feux dévorants de l’Etna,
     Etre jeté dans l’eau profonde de Leucade !
Je veux purger ma peine et veux bien être malheureux,
     Mais, de grâce, en l’étant sans courir de tels risques.


mardi 28 avril 2020

Tristesses, V, 2

Ovide écrit une nouvelle lettre à Fabia pour lui dire qu'elle n'en fait pas assez pour obtenir une amélioration de son sort.
Allez, Fabia ! On force un peu son naturel et on va trouver l'empereur pour lui dire de faire un peu bouger les lignes !...

Philoctète à Lemnos. Lécythe aryballisque attique à figures rouges
                             

Lorsque tu reçois une nouvelle lettre du Pont,
     Pâlis-tu, et ta main tremble-t-elle en l’ouvrant ?
Ne crains rien : je vais bien et mon corps qui était avant
     Sans résistance aux épreuves et sans vigueur
Tient bon et s’endurcit à force d’être malmené ;
     Ou plutôt, je n’ai pas le loisir d’aller mal.
Par contre, mon moral est au plus bas ; le temps n’y a
     Rien fait : je suis tout aussi déprimé qu’avant.
Les plaies qui devaient se fermer à la longue, à leur rythme,
     Me font souffrir comme feraient des plaies récentes : 10
Un mal sans gravité diminue, les années passant ;
     Un mal plus important s’aggrave avec le temps.
Philoctète a nourri presque dix ans l’infecte plaie
     Qu’un serpent gonflé de venin lui avait faite.
Une incurable lésion aurait fait périr Télèphe
     S’il n’eût été soigné par qui l’avait atteint.
Que celui qui m’a blessé veuille guérir ma blessure
     – Tel est mon souhait – si je n’ai pas commis de crime,
Qu’il se contente de ce que j’ai déjà enduré,
     Qu’il prélève un peu d’eau sur une mer immense ; 20
Même en puisant beaucoup, il laissera beaucoup d’aigreur
     Et ma peine, allégée, demeurera entière :
Les coquillages de la grève et les roses d’un beau
     Jardin, les graines du pavot soporifique,
Les bêtes de la forêt, les poissons nageant dans l’onde,
     Les plumes de l’oiseau qui bat l’air vaporeux
Sont aussi nombreux que mes maux. Qui voudrait les compter
     Voudrait compter les flots de la mer d’Icarie.
Même si je taisais les affreux dangers de la mer,
     Les périls de la route et les poignards tirés, 30
Je n’en vivrais pas moins au bout du vaste monde et en
     Terre barbare, entouré d’ennemis cruels.
Je partirais loin d’ici – car je n’ai tué personne –
     Si, comme il se devrait, tu prenais soin de moi.
Ce dieu, le fondement de la puissance des Romains,
     Fut souvent un vainqueur clément pour l’ennemi.
Qu’attends-tu ? Que crains-tu ? Va le voir, fais-lui ta demande ;
     Nul n’est plus doux que lui dans l’immense univers.
Que vais-je faire, hélas ! si tous mes proches m’abandonnent ?
     Toi aussi, quand le joug se rompt, tu te retires ? 40
Où aller ? Où chercher un réconfort à ma misère ?
     Nulle ancre, désormais, ne retient mon bateau.
A toi de voir. Moi, je me réfugie, bien qu’il m’en veuille,
     A son autel sacré – qui chasse un suppliant ?

lundi 27 avril 2020

Tristesses, V, 1

Première élégie du dernier livre des Tristesses.
Ovide, comme il le dit si bien, chante sa plainte. Ecoutons-le et laissons-nous émouvoir...

Johann König (1586-1642)
La mort des enfants de Niobé
                             

J’ai déjà envoyé quatre livres de chez les Gètes ;
     Pour toi qui m’apprécies, en voici un cinquième.
Lui aussi est pareil à la fortune du poète :
     Tu n’y trouveras pas un vers qui soit plaisant.
Ma situation est déplorable et mon poème aussi :
     Ce que j’écris s’accorde avec ce que je vis.
Avant l’exil j’écrivais, joyeux, mes joies de jeune homme ;
     Je regrette aujourd’hui ces badinages-là.
Depuis que j’ai soudain chu, je vais claironnant ma chute
     Et suis donc à la fois personnage et auteur. 10
Comme un cygne gisant sur la rive du Caÿstros
     Pleure, dit-on, sa mort d’une voix défaillante,
Ainsi, jeté là-bas sur les rivages des Sarmates,
     Je fais en sorte que mon chant de deuil s’entende.
Prévenons qui recherche les douceurs et les vers tendres :
     Il n’y a pas de raison pour qu’il lise ces pages.
Gallus conviendra mieux, et Properce, à la voix suave ;
     Conviendra mieux, aussi, le délicieux Tibulle.
Comme je préfèrerais ne pas être de ce nombre !
     Hélas ! Pourquoi ma Muse a-t-elle été badine ? 20
Mais j’ai payé : le baladin de l’Amour au carquois
     Est tout là-bas, confiné sur l’Hister scythique.
Je me suis depuis tourné vers un public moins restreint
     Et je me suis préoccupé de mon renom.
« Mais pourquoi chantes-tu tant des vers affligeants ? » C’est que
     J’ai moi-même connu des revers affligeants.
Ils ne sont dus ni à l’art ni à l’imagination :
     Je ne m’inspire que de mes propres malheurs.
Et quelle part d’infortune ai-je mis dans mes poèmes ?
     Heureux celui qui peut dénombrer ses épreuves ! 30
J’ai souffert autant de maux que la forêt compte d’arbres,
     Le Tibre de grains de sable, le Champ de Mars
D’herbes tendres, et n’ai pour seul remède et seul repos
     Que la fréquentation passionnée des Muses.
« Quand finiras-tu, Naso, de pleurer dans tes poèmes ? «
     Quand l’infortune que je connais finira.
Elle est pour moi une intarissable source de plaintes ;
     C’est mon destin qui parle dans ces vers, pas moi.
Mais si tu me rendais ma patrie et ma chère épouse,
     Je serais souriant, je serais comme avant ; 40
Que la colère de César l’invincible retombe
     Et je t’adresserai des poèmes joyeux.
Je renoncerai pourtant aux badinages passés :
     Je n’ai que trop batifolé ; je m’en tiens là.
Je chanterai ce qu’il voudra s’il allège ma peine
     Et si je fuis la barbarie des cruels Gètes.
D’ici là, qu’attendre de moi sinon de la tristesse ?
     Cet air de flûte est ce qu’il faut pour mes obsèques.
« Tu aurais mieux fait de te taire et d’endurer tes maux,
     De dissimuler tes malheurs sous le silence. » 50
Il ne faut donc pas gémir quand on subit la torture
     Ni pleurer quand on est grièvement blessé ?
Même Phalaris a permis que l’on poussât des cris
     Dans l’airain de Pérille et qu’on mugît sa plainte.
Achille ne s’offensa pas des larmes de Priam ;
     Toi, plus cruel que tous, tu m’interdis les pleurs ?
Les enfants de Latone ont pris les siens à Niobé
     Mais n’ont pas ordonné que ses joues restent sèches.
Alléger par des mots les coups du sort, ce n’est pas rien ;
     Voilà pourquoi Procné, Alcyoné gémissent, 60
Voilà pourquoi Philoctète, en sa caverne glacée,
     Fatigue de ses cris les rochers de Lemnos.
Une douleur rentrée bout en dedans et nous étrangle ;
     Inévitablement, elle s’intensifie.
Pardonne-moi plutôt, lecteur, ou jette tous mes livres
     Si ce qui me fait ce bien-là te fait du mal.
Mais ça ne peut faire de mal à personne, et mes vers
     N’ont porté préjudice à nul autre qu’à moi.
« Ils ne valent rien ! » C’est vrai. Mais qui t’oblige à les lire
     Ou te défend d’y renoncer s’ils te déçoivent ? 70
Je ne corrige pas ; il faut se dire en les lisant
     Qu’ils viennent d’un pays plus barbare qu’eux-mêmes,
Que Rome ne doit pas me comparer à ses poètes
     Et qu’au milieu des Sarmates, je suis génial.
Enfin, je ne recherche ni gloire ni renommée,
     Ce stimulant qui aiguillonne le génie.
Je ne veux pas me consumer sans fin dans les soucis
     Qui s’insinuent pourtant, sans être conviés.
Vous savez pourquoi j’écris. « Et pourquoi nous écris-tu ? »
     Parce que c’est un moyen d’être au milieu de vous. 80



dimanche 26 avril 2020

Tristesses, IV, 10

Voilà qui est rare : un poète antique fait le récit de sa vie. Oui : une élégie autobiographique, avec sa naissance, son éducation, ses mariages, son exil...
Et en plus, c'est beau...

Sulmona, ville natale d'Ovide, Place du XX septembre
Statue d'Ovide par Ettore Ferrari
(copie de l'original qui se trouve à Constantza, place Ovidiu)
                             

Celui que j’étais, le baladin des tendres amours,
     Postérité qui me lit, fais sa connaissance.
J’ai pour patrie Sulmone, où les sources glacées abondent,
     Située à quatre-vingt-dix milles de Rome.
C’est là que je suis né. Quand ? L’année même où les consuls
     Tombèrent sous les coups d’un semblable destin.
Je dois – si cela compte – à de lointains aïeux mon rang
     Equestre, et non à une fortune récente.
Je n’étais pas l’aîné : j’avais un frère plus âgé
     Qui était né quatre fois trois mois avant moi : 10
La même étoile brillait le jour de notre naissance
     Et l’on fêtait par deux gâteaux la même date
(Des cinq jours consacrés à Minerve, porteuse d’armes,
     C’est le premier où coule le sang des combats).
De bonne heure, on nous instruit, et notre père prend soin
     De nous faire étudier à Rome, auprès des maîtres.
Mon frère, né pour le forum bavard et ses vaillants
     Combats, eut très tôt un penchant pour l’éloquence.
Moi, les mystères sacrés me plaisaient déjà enfant ;
     La Muse m’attirait en secret vers ses oeuvres. 20
Mon père me disait souvent : « A quoi te mènera
     Ce vain travail ? Homère lui-même est mort pauvre ».
Touché par ses mots, je disais adieu à l’Hélicon
     Et je tentais d’écrire en renonçant aux vers.
De lui-même, un poème attrapait la bonne cadence
     Et ce que je tentais d’écrire était des vers.
Cependant, les années, d’un pas silencieux, s’écoulaient.
     Mon frère et moi, nous prenons la toge virile
Et portons à l’épaule une large bande de pourpre ;
     Les goûts que nous avions restent ce qu’ils étaient. 30
Mon frère avait vécu deux fois dix ans quand il mourut.
     Ce jour-là, je perdis une part de moi-même.
Je débutai dans les fonctions qu’on donne aux jeunes gens :
     Je fus à l’occasion l’un des trois tresuiri.
Restait le Sénat… Je me contentai du rang équestre :
     L’autre charge eût été au-dessus de mes forces,
Ni ma tête ni mon corps n’étant faits pour cet emploi ;
     Je fuyais l’ambition, les soucis qu’elle cause.
Les Muses m’invitaient à goûter la tranquillité
     D’un loisir qui toujours m’avait bien convenu. 40
J’ai vénéré avec ferveur les poètes d’alors :
     Lorsque j’en voyais un, je croyais voir un dieu.
Souvent Macer, mon aîné, m’a lu ses Oiseaux, m’a lu
     Ses Serpents venimeux et ses Herbes utiles ;
Souvent Properce m’a lu ses poèmes enflammés :
     L’amitié qu’il avait pour moi l’y invitait.
J’eu plaisir à fréquenter Bassus, fameux pour ses iambes,
     Et Ponticus aussi, pour ses vers héroïques.
Mon oreille fut encor retenue par les beaux chants
     De l’harmonieux Horace à la lyre italienne. 50
Je n’ai fait qu’entrevoir Virgile, et l’avare destin
     Refusa que Tibulle et moi soyons amis.
Il naquit après toi, Gallus, et Properce après lui,
     Et le suivant dans cette lignée, ce fut moi.
J’ai vénéré mes aînés ; mes cadets m’ont vénéré
     Et ma Muse bientôt eut sa notoriété.
Quand je me mis à lire en public mes vers de jeunesse,
     Je ne m’étais rasé qu’une ou deux fois la barbe.
Celle qui m’avait inspiré, je la chantais partout
     Dans Rome sous le pseudonyme de Corinne. 60
J’ai fait beaucoup de vers, mais ceux que je trouvais mauvais,
     Je les donnais moi-même à corriger aux flammes.
J’en ai aussi brûlé, qui auraient plu, en partant pour
     L’exil : je maudissais mon goût pour les poèmes.
Mon coeur tendre n’était pas cuirassé contre les traits
     De Cupidon ; un rien le mettait en émoi.
J’étais ainsi : je m’embrasai à la moindre étincelle ;
     Il n’a pourtant jamais couru de bruit sur moi.
Presque encore enfant, on me fit prendre une femme indigne
     De moi, union sans profit qui ne dura pas. 70
Bien que je n’aie rien eu à reprocher à la suivante,
     Elle ne devait pas s’attarder dans mon lit.
La dernière est restée ma compagne jusqu’à la fin,
     Acceptant d’être l’épouse d’un exilé.
Ma fille, toute jeune encore, eut deux enfants, mais pas
     D’un même lit ; me voilà devenu grand-père.
C’est alors que le destin de mon père s’accomplit,
     Après qu’il eut vécu ses quatre-vingt-dix ans.
Je le pleurai autant qu’il l’aurait fait s’il m’avait vu
     Partir. Tout juste après lui, ma mère mourut. 80
Pour leur bonheur, ils furent tous deux enterrés à temps :
     Ils sont morts avant le jour de mon châtiment.
Pour mon bonheur aussi : je ne connus pas le malheur
     De leur vivant, je ne les ai pas fait souffrir.
Mais si, une fois morts, nous ne sommes pas que des noms,
     Si une ombre frêle s’échappe du bûcher,
Si ce qu’on dit de moi, mes chers parents, atteint votre ombre,
     Si le forum du Styx résonne de ma faute,
Sachez, de grâce – et que je sois damné si je vous mens –
     Qu’une erreur m’a valu l’exil, et non un crime. 90
Mais c’en est assez pour les Mânes ! Je reviens vers vous
     Qui brûlez de savoir de quoi ma vie est faite.
Mes plus belles années avaient passé ; des cheveux blancs
     Etaient venus se mêler à mes cheveux bruns.
Dix fois, depuis que j’étais né, un cavalier avait
     Gagné une couronne d’olivier de Pise
Quand le prince, offensé, dans sa colère m’ordonna
     D’aller à l’ouest du Pont, dans la ville de Tomes.
Ce qui causa ma perte n’est que trop connu de tous ;
     Point n’est besoin d’y rajouter mon témoignage. 100
Des amis m’ont trahi, des esclaves m’ont nui. Passons…
     J’ai supporté des maux plus pesants que l’exil.
En moi, je m’indignai de succomber à ces malheurs
     Et, rassemblant mon énergie, j’en triomphai.
J’oubliai qui j’avais été, cette vie de loisir,
     Et dus, pour la première fois, prendre les armes ;
Je connus, sur terre et sur mer, tout autant de malheurs
     Que l’on compte d’étoiles entre chacun des pôles.
J’errai longtemps mais finis par toucher la Sarmatie,
     Qui jouxte le pays des Gètes porteurs d’arc. 110
Les armes des peuples voisins résonnent alentour,
     Mais la poésie m’aide à supporter mon sort,
Et, sans avoir personne à qui faire entendre mes vers,
     Je passe ainsi mes jours, je trompe ainsi le temps.
Si donc je suis vivant, si je résiste à mes malheurs,
     Si cette vie troublée ne me répugne pas,
Merci à toi, Muse ! C’est toi qui viens me consoler,
     Apaiser mes soucis, me prodiguer tes soins.
Tu es mon guide, ma compagne et, emporté loin du
     Danube, me voici au coeur de l’Hélicon. 120
Tu m’as donné de mon vivant – ce qui est rare – un grand
     Renom, que l’on n’acquiert d’ordinaire que mort,
Et l’envie, qui s’en prend aux nouveautés, n’a pas mordu
     De son injuste dent un seul de mes ouvrages :
La renommée n’a pas été malveillante envers moi,
     Bien que notre siècle ait compté de grands poètes ;
J’en place beaucoup au-dessus de moi, mais on prétend
     Que je les vaux, et je suis le plus lu au monde.
Je peux donc mourir demain : si présage de poète
     Est véridique, ô Terre, je t’échapperai. 130
Que mon renom soit dû à mes vers ou à ta faveur,
     Tu mérites mon merci, impartial lecteur.


samedi 25 avril 2020

Tristesses, IV, 9

Quelqu'un profite de l'exil d'Ovide pour essayer de lui nuire. Ovide ne peut pas se défendre, à ceci près qu'il peut révéler dans ses vers le nom de son adversaire et, ce faisant, le condamner à être blâmé aussi longtemps que se liront ses poèmes. Car si la poésie peut conférer une gloire éternelle à ceux qu'elle célèbre, elle peut aussi valoir le blâme...

La constellation de la Grande Ourse
                             

Si tu fais ce qu’il faut, je tairai ton nom et ton crime,
     Et tes actes rejoindront les eaux du Léthé ;
Tes larmes tard venues te feront gagner ma clémence.
     Rends seulement ton repentir incontestable,
Condamne ta conduite et cherche à rayer de ta vie,
     S’il est possible, tous ces moments de furie.
Sinon, si en ton coeur tu me voues une haine ardente,
     Ma pénible douleur devra prendre les armes.
Même si j’ai bien été envoyé au bout du monde,
     Ma colère tendra son poing vers toi. Au cas 10
Où tu ne le sais pas, César m’a laissé tous mes droits :
     Ma seule punition est d’être sans patrie,
– Patrie qu’il me rendra, j’espère, si les dieux le gardent :
     Souvent a reverdi un chêne foudroyé.
Enfin, si je n’ai pas d’autre moyen de me venger,
     Les Piérides me donneront leurs puissants traits.
Bien que je vive en exil, très loin, sur la côte scythe,
     Avec devant les yeux Grande Ourse et Petite Ourse,
Ce que je clamerai se répandra par tous les peuples,
     Le monde entier saura ce de quoi je me plains, 20
Ce que je dis se répandra du Levant au Couchant,
     L’Occident en fera résonner l’Orient.
On m’entendra par-delà continents et mers profondes,
     Et mon gémissement ira s’amplifiant.
Ton siècle ne sera pas seul à te savoir coupable :
     La postérité t’accusera pour toujours.
Je pars au front sans avoir encore pris ma trompette
     Et je désirerais n’avoir pas à la prendre.
Le cirque n’est pas plein mais le sable vole déjà
     Sous l’hostile sabot du taureau furieux. 30
Mais je me suis déjà trop avancé : replions-nous,
     Muse, tant qu’il pourra demeurer anonyme.

vendredi 24 avril 2020

Tristesses, IV, 8

Ovide espérait passer une vieillesse heureuse, à Rome, auprès des siens ; les destins en ont décidé autrement : le voici qui vieillit à vue d'oeil loin de Rome, loin des siens...
Doit-il désespérer pour autant ?
Peut-être pas...


Mes tempes, désormais, ressemblent aux plumes du cygne
     Et la vieillesse teint en blanc mes noirs cheveux.
La faiblesse me gagne et mon âge est sur le déclin ;
     J’ai du mal à me soutenir et je chancelle.
Ce devait être le moment, mes travaux terminés,
     De vivre sans subir les tourments de la crainte,
De jouir de loisirs que j’ai toujours affectionnés,
     De m’adonner avec mollesse à mes études,
De chanter mon petit chez moi et mes bons vieux Pénates,
     Et les champs paternels – qui ont perdu leur maître –, 10
Et de vieillir dans ma patrie, sans souci, entouré
     De mon épouse aimante et de mes chers amis.
Voilà ce que jadis je m’étais pris à espérer,
     Telle est la fin que j’aurais mérité d’avoir.
Les dieux l’ont vu autrement : sur terre et sur mer, ils m’ont
     Chassé, puis m’ont abandonné chez les Sarmates.
Les bateaux endommagés vont au bassin de radoub
     Pour ne pas risquer de se disloquer au large.
Pour ne pas dégrader en tombant sa gloire passée,
     Le cheval fatigué va brouter dans un pré. 20
Quand le soldat a fait son temps et ne peut plus servir,
     Il remet aux antiques dieux Lares ses armes ;
De même, la vieillesse a fini par m’ôter mes forces :
     Il était temps que je sois démobilisé,
Temps que je me retire dans mes jardins solitaires
     Ou que je jouisse de Rome et de sa foule
Plutôt que d’être envoyé respirer l’air étranger
     Et assouvir ma soif à une source gète.
Je ne me doutais pas, alors, de ce qui m’attendait :
     Je souhaitais pouvoir vivre une vieillesse heureuse. 30
Il n’en fut rien : les destins m’ont donné une jeunesse
     Nonchalante, et ils ont accablé mes vieux ans.
J’avais déjà vécu dix lustres sans faire un faux pas
     Quand je fus terrassé, au déclin de ma vie,
Quand, près du terme que je croyais presque avoir touché,
     Mon char s’est grossièrement fracassé. J’ai donc
Contraint, par ma folie, à sévir contre moi celui
     Qui de tout l’immense univers est le plus doux.
Mes fautes sont venues à bout de sa propre clémence.
     Mais je n’ai pas payé mon erreur de ma vie : 40
Ma vie, je dois la passer loin de chez moi, chez Borée,
     Sur la rive occidentale du Pont-Euxin.
Si l’on me le prédisait à Delphes ou même à Dodone,
     Je trouverais que ces oracles sont menteurs.
Rien n’est assez résistant, même riveté d’acier,
     Pour ne pas succomber au feu de Jupiter.
Rien n’est si élevé, si inaccessible aux dangers
     Qui ne soit inférieur et soumis à un dieu.
Bien que mes malheurs soient causés en partie par ma faute,
     Je dois surtout ma ruine à un dieu en colère. 50
Tirez donc une leçon de ce qui m’est arrivé :
     Montrez-vous obligeants envers l’égal des dieux.


jeudi 23 avril 2020

Tristesses, IV, 7

A-t-il écrit à Ovide ? N'a-t-il pas écrit ? Ses lettres se sont-elles perdues ? N'ont-elles jamais vu le jour ? Ovide veut bien excuser, mais que ça ne se renouvelle pas...

Chimère d'Arezzo / bronze étrusque
                             

J’ai revu deux fois le soleil après un froid hiver,
     Deux fois, dans les Poissons, il a fini sa route.
De tout ce temps, pourquoi ta main n’a-t-elle pas pris soin
     De m’écrire ne serait-ce que quelques vers ?
Pourquoi ton amitié s’est-elle relâchée quand d’autres
     M’écrivaient, sans que je fusse intime avec eux ?
Pourquoi, chaque fois que je décachetais une lettre,
     Avais-je l’espoir d’y trouver ta signature ?
Fassent les dieux que souvent tu m’aies écrit sans qu’aucun
     De tes nombreux courriers ne me soit parvenu. 10
Il en est ainsi, j’en suis sûr, et j’aurais moins de mal
     A croire à la Gorgone aux cheveux de serpents,
Aux chiens placés à l’aine de Scylla, à la Chimère
     Mi-dragon, mi-lionne et ceinturée de flammes,
Aux chevaux dont le poitrail rejoint le poitrail d’un homme,
     Et à l’homme aux trois corps, et au chien aux trois têtes,
A la Sphinge et aux Harpyes et aux Géants anguipèdes,
     A Gyas aux cent bras, à l’homme mi-taureau,
Oui, j’aurais moins de mal, très cher, à croire à tout cela
     Qu’à ta métamorphose en ami négligent. 20
Nous sommes séparés par bien des monts et des chemins,
     Des fleuves et des mers nombreuses et des plaines.
Que sur tant de lettres parties, si peu soient arrivées
     Entre mes mains s’explique par mille raisons ;
Triomphe de mille raisons en m’écrivant souvent
     Et m’évitant, ami, de toujours t’excuser.

mercredi 22 avril 2020

Tristesses, IV, 6

Deux mille ans avant Léo Ferré, Ovide chante le temps qui passe - ou qui ne passe pas...



Avec le temps, tout s'en va, ou presque. Que reste-t-il ?
Ceci...
                              

Avec le temps, le taureau s’habitue à la charrue,
     Offre son cou au joug recourbé qui lui pèse ;
Avec le temps, le cheval fougueux se soumet aux rênes,
     Accepte sans broncher la dureté du mors ;
Avec le temps, la fureur du lion punique tombe,
     Sa férocité de naguère disparaît ;
L’éléphant d’Asie suit les consignes de son cornac :
     Avec le temps, il supporte son esclavage.
Le temps fait gonfler le raisin en grappes qui grossissent,
     Et ses grains ont du mal à contenir leur jus ; 10
Le temps fait germer la semence en épis qui blondissent,
     Veille à ce que les fruits perdent leur âpreté,
Rogne le soc de la charrue qui retourne la terre,
     Use le dur silex, use le diamant,
Apaise peu à peu la colère, même furieuse,
     Atténue le chagrin, dissipe la tristesse.
Le temps qui s’écoule d’un pas silencieux peut donc
     Tout amoindrir à l’exception de mes soucis.
Depuis mon arrivée, on a battu deux fois les grains
     Deux fois la grappe a éclaté sous le pied nu ; 20
Cela n’a pourtant pas suffi pour que je me résigne
     Et j’ai le sentiment que mon mal est récent.
Même les vieux taureaux fuient souvent le joug, c’est certain,
     Et le cheval dompté, souvent, résiste au mors.
Je souffre même aujourd’hui un tourment plus grand qu’hier ;
     Bien qu’il n’ait pas changé, le temps l’a renforcé,
Et je n’en ai jamais eu si pleinement conscience :
     Mieux le connaître me le rend plus accablant.
Ce n’est pas rien, non plus, que de fournir des forces fraîches
     Et de ne pas céder d’avance aux maux présents. 30
Plus brave est le lutteur arrivant sur le sable fauve
     Que celui dont les bras ont longtemps combattu,
Meilleur le gladiateur intact sous ses armes brillantes
     Que celui dont le propre sang rougit les traits.
Un navire récent résiste bien aux ouragans ;
     Le premier orage venu disloque un vieux.
Moi aussi, je supportais avant mieux que maintenant
     Des maux que les jours, en passant, ont décuplés.
Oui, je suis à bout de force et, quand je vois mon état,
     Je gage que je ne souffrirai plus longtemps. 40
J’ai perdu ma vigueur, j’ai perdu mes couleurs d’avant ;
     Je n’ai quasiment plus que la peau et les os,
Mais mon esprit est plus malade que mon corps malade
     Et contemple sans fin le mal qui le consume.
Rome est bien loin, bien loin sont mes amis, que j’aimais tant,
     Mon épouse est bien loin, plus chère que nulle autre ;
J’ai près de moi des Scythes, des Gètes portant des braies :
     Que ce soit de près ou de loin, tout me chagrine.
Dans mes malheurs, je n’ai qu’un espoir de consolation :
     Que la mort mette vite un terme à tous mes maux. 50

mardi 21 avril 2020

Tristesses, IV, 5

Pour éviter de le compromettre, Ovide ne voulait pas que le destinataire de cette élégie soit reconnu. Eh bien, c'est raté ! Il s'agit de Marcus Valérius Maximus Cotta, fils de Marcus Valérius Messalla Corvinus, protecteur des lettres en général et d'Ovide en particulier. Et général ayant connu les honneurs du triomphe...

« Triomphe de Corvinus » sur le fronton du palais de Krasinski à Varsovie

                              

O, toi qui m’es cher entre les amis qui me sont chers,
     En qui mon malheur a trouvé son seul refuge,
Dont les consolations ont sauvé mon âme expirante
     Comme on ranime une veilleuse avec de l’huile,
Toi qui n’as pas craint d’ouvrir un port sûr et abrité
     A mon bateau qui avait été foudroyé,
Toi dont l’argent m’aurait fait oublier mon indigence
     Si César m’avait confisqué mon patrimoine…
Emporté par mon ardeur, j’oubliais ma situation :
     Hélas ! j’ai failli laisser échapper ton nom. 10
Mais tu te reconnais et, pour en tirer de la gloire,
     « C’est moi ! », voudrais-tu t’écrier publiquement.
Oui, j’aimerais, si tu y consentais, te rendre hommage
     Et célébrer une fidélité si rare.
Mais j’ai peur de te nuire avec mes vers reconnaissants,
     De te gêner en te louant hors de saison.
Réjouis-toi plutôt intérieurement – c’est sans risque :
     Je pense encore à toi, tu m’es resté fidèle.
Et continue à souquer ferme pour me secourir,
     Jusqu’à ce qu’Auguste apaisé, le vent retombe. 20
Protège une tête que nul ne peut sauver, hormis
     Celui qui l’a plongée dans les ondes du Styx.
Remplis tous les devoirs d’une indéfectible amitié
     Sans te lasser – la chose est rare – et qu’à ce prix
Ta fortune connaisse une prospérité durable ;
     Secours les tiens sans appeler toi-même à l’aide.
Que la bonté de ta femme égale à jamais la tienne,
     Et que la dispute épargne votre foyer.
Que ton frère, toujours, te porte la même affection
     Que Pollux a portée pieusement à Castor ; 30
Que ton jeune fils te ressemble et que l’on reconnaisse
     A son genre de vie qu’il est fils de son père ;
Que ta fille trouve un mari et te fasse beau-père,
     Et que, sans être vieux, tu sois nommé grand-père.

lundi 20 avril 2020

Tristesses, IV, 4

Ovide écrit à un ami influent dont il espère l'intercession auprès d'Auguste. Pour se faire plaindre, il évoque la proximité de la Tauride, région connue pour les sacrifices humains qu'y pratiquait Iphigénie, devenue prêtresse de Diane.

Oreste et Pylade devant Iphigénie
                            

Le nom de tes ancêtres te confère une noblesse
     Que surpasse encor celle de ton caractère ;
L’éclat qu’avait ton père se reflète en ta personne
     Sans que ton propre éclat manque d’intensité ;
Ton père t’a transmis son talent d’orateur, talent
     Qui était sans égal sur le forum latin.
Pour ne pas citer ton nom, j’ai usé de trois indices
     Qui te désignent ; fais donc grâce à ton mérite
Et non à moi : tes qualités bien connues t’ont trahi ;
     Si tu parais ce que tu es, je n’y peux rien. 10
Je ne pense pourtant pas que l’hommage de mes vers
     Puisse te nuire, tant est juste notre prince.
Le père de la patrie accepte d’être souvent
     Mentionné dans mes vers : il est si bienveillant.
Il ne peut d’ailleurs l’empêcher, étant un bien commun
     Dont je peux, moi aussi, revendiquer ma part.
Jupiter confie sa grandeur au génie des poètes,
     Il autorise chaque bouche à le chanter.
Tu as donc la caution des deux dieux cités en exemple,
     De celui que l’on voit et de celui en qui 20
L’on croit. Si je suis dans mon tort, j’assumerai ma faute :
     Je t’ai écrit sans te demander ton avis.
Si d’ailleurs mon entretien te nuit, ce n’est pas nouveau :
     Nous nous entretenions souvent quand j’allais bien.
Crains d’autant moins qu’on ne te reproche mon amitié
     Que si quelqu’un doit être blâmé, c’est ton père :
Je lui fus toujours dévoué depuis mon plus jeune âge
     – C’est quelque chose que tu n’as pas à cacher –
Et il avait pour mon talent, tu t’en souviens peut-être,
     Plus d’estime que je n’en croyais mériter : 30
Dans ce qu’il disait de mes vers, on pouvait distinguer
     La part qui revenait à sa grande noblesse.
Si ta maison m’a accueilli, c’est donc que j’ai berné
     Non pas toi aujourd’hui mais, avant toi, ton père.
Mais non, crois-moi, je n’ai berné personne et défendrai
     Chacun des actes de ma vie – sauf le dernier.
Et tu ne verrais pas non plus un crime dans la faute
     Qui m’a perdu si tu en savais le détail.
Une erreur m’a fait du tort, ou la peur ; l’erreur, plutôt.
     Mais ne rappelons pas, s’il te plaît, mon destin. 40
Je ne toucherai pas mes plaies de peur de les rouvrir ;
     A peine le repos pourra-t-il les guérir.
Il est donc juste que je sois puni, comme il est vrai
     Qu’il n’entre ni calcul ni crime dans ma faute.
Notre dieu sait cela : il ne m’a pas ôté la vie
     Et mes biens ne sont pas passés à quelqu’un d’autre.
Qu’il vive et qu’une fois sa colère apaisée, un jour,
     Peut-être, il mette un terme à mon exil.
Pour aujourd’hui, de grâce, qu’il ordonne mon transfert
     S’il trouve dans mon voeu modestie et respect. 50
Je souhaite un lieu d’exil plus clément et un peu plus proche,
     Et qui soit plus distant de l’ennemi cruel.
Si grande est la clémence d’Auguste que, si quelqu’un
     Le demandait pour moi, il pourrait l’accorder.
Je suis pris par les glaces du Pont dit « Hospitalier »
     Et que jadis on nommait « Inhospitalier » :
Ses flots sont agités par des vents sans modération,
     Pas un port sûr n’attend les bateaux étrangers.
Certains peuples voisins tuant pour faire du butin,
     L’eau traîtresse n’est pas moins sûre que la terre. 60
Ceux dont tu sais qu’ils se délectent du sang des humains
     Vivent presque sous cette même latitude ;
La Tauride est près d’ici, où l’autel de la déesse
     Au carquois se repaît d’abominables meurtres.
Jadis, à ce qu’on dit, Thoas régnait sur ces contrées
     Estimées des impies, aux gens de bien odieuses.
C’est là qu’Iphigénie, reconnaissante pour la biche,
     Pratiqua tous les rites du culte de Diane.
Oreste y aborda – pieux ou scélérat, on ne sait –
     Chassé par ses Furies, avec son compagnon 70
Le phocidien, modèle du parfait ami, Pylade,
     – S’ils avaient bien deux corps, ils n’avaient qu’un esprit.
Aussitôt, on les mène enchaînés à ce triste autel
     Qui se dressait, sanglant, devant la double porte.
Aucun des deux, pourtant, voyant venir sa mort, n’eut peur :
     Chacun des deux s’affligeait de la mort de l’autre.
La prêtresse se tenait là, poignard en main, avec
     Ses cheveux grecs ceints d’un bandeau barbare,
Lorsqu’elle reconnut, dans la conversation, son frère,
     Et qu’elle l’embrassa au lieu de le tuer. 80
Avec joie, elle emporta la statue de la déesse,
     Qui détestait ces cruautés, en meilleurs lieux.
Cette région située au fin bout du monde, ou presque,
     Qu’hommes et dieux ont fuie, est donc proche d’ici.
Près de chez moi ont lieu des meurtres sacrificatoires,
     Si toutefois ce sol barbare est mon « chez moi ».
Puissent les vents qui ont poussé Oreste ramener
     Aussi ma voile, une fois le dieu apaisé.


dimanche 19 avril 2020

Tristesses, IV, 3

Une nouvelle lettre d'Ovide à Fabia, son épouse : elle ne doit pas se sentir honteuse d'avoir un relégué pour mari...
Fabia commencerait-elle à prendre ses distances ?...

Achille traînant le corps d'Hector
Déroulé du lécythe. Peintre de Diosphos. Athènes, vers 490 av. J.-C. 
                             

Grande et Petite Ourse, au sec toutes deux, vous qui guidez
     Les bateaux grecs pour l’une et phéniciens pour l’autre,
Puisque vous voyez tout, du haut du pôle, sans jamais
     Plonger dans les eaux de la mer occidentale,
Puisque vous parcourez votre orbite loin de la terre
     Et que vous tournez sur les hauteurs de l’éther,
Veuillez regarder ces remparts que Rémus, fils d’Ilia,
     Franchit, dit-on, jadis d’un bond, pour son malheur ;
Tournez votre visage étincelant vers mon épouse
     Et dites-moi si elle pense encore à moi. 10
Ah ! Pourquoi m’inquiéter ? On sait ce qu’il en est. Pourquoi
     Languir en hésitant entre crainte et espoir ?
Sans t’alarmer pour rien, crois ce qui est : c’est conforme à
     Tes voeux. Fais confiance à ta femme fidèle.
Ce que ne peuvent dire les flammes fixées au pôle,
     Dis-le-toi ; ce faisant, tu ne saurais mentir :
Celle dont tu te soucies plus que de tout pense à toi,
     Conserve ton nom dans son coeur, le plus possible.
Elle te voit aussi bien que si tu étais présent,
     Et, même loin de toi, si elle vit, elle t’aime. 20
Dis-moi : quand, malade, tu cèdes à ta juste douleur,
     Le doux sommeil fuit-il ton coeur préoccupé ?
Es-tu soucieuse quand tu vois notre lit, quand tu vois
     Ma place, et que mon souvenir s’impose à toi ?
Trouves-tu que la nuit n’en finit pas ? Es-tu fébrile ?
     Fatiguée de t’être agitée ? Endolorie ?
Oui, c’est ce qui t’arrive, et plus encor, j’en suis certain :
     Ton amour douloureux laisse percer sa peine,
Et ton supplice vaut celui d’Andromaque voyant
     Le corps d’Hector emporté par le char d’Achille. 30
Mais que souhaiter ? Je ne sais pas, et je ne saurais dire
     Quelles dispositions je voudrais que tu aies :
Tu es triste ? Je m’en veux de te causer du chagrin ;
     Tu ne l’es pas ? Comme ta conduite est indigne !
Afflige-toi donc, ma très tendre épouse, de ma perte :
     Que mes malheurs remplissent tes jours de tristesse ;
Et pleure sur mon sort, car les larmes ont leur douceur ;
     En pleurant, on assouvit son chagrin, on l’évacue.
Ah ! que n’as-tu à déplorer non ma vie mais ma mort !
     C’est elle qui aurait causé ta solitude. 40
J’aurais rendu mon dernier souffle à Rome, avec ton aide.
     Tes pieuses larmes auraient arrosé mon corps ;
Le jour suprême, c’est toi qui m’aurais fermé les yeux
     Alors qu’ils regardaient un ciel si familier ;
Ma cendre aurait reposé dans le tombeau de mes pères,
     La terre où je naquis recueilli mon cadavre,
Ma mort, enfin, eût été comme ma vie : sans reproche.
     Or, je vis aujourd’hui honteux de ma sanction.
Malheur à moi si tu rougis et si tu te détournes 50
     Quand on dit que tu es l’épouse d’un banni.
Malheur, s’il te semble infamant de passer pour ma femme.
     Malheur, si désormais tu rougis d’être mienne.
Où est le temps où tu étais fière de ton époux,
     Où tu ne cachais pas le nom de ton mari,
Où tu trouvais plaisant, je m’en souviens, d’être appelée
     Ma femme et de l’être – permets-moi ce rappel.
L’honnête épouse que tu étais aimait tout en moi
     Et ton amour partial m’inventait des mérites.
Tu me préférais à tous et tu n’aurais pas voulu
     D’un autre pour mari, tant tu m’appréciais. 60
N’aie pas honte, aujourd’hui encore, d’être mon épouse ;
     Eprouves-en de la douleur, non de la honte.
Quand l’audacieux Capanée tomba soudain foudroyé,
     Lis-tu qu’Evadné a rougi de son époux ?
Les siens n’ont pas jugé bon de renier Phaéton
     Quand Jupiter arrêta son feu par ses feux.
Cadmos ne désavoua pas sa fille Sémélé,
     Dont les souhaits ambitieux avaient causé la perte.
Que tes joues délicates ne rougissent pas de honte
     Si Jupiter m’a frappé de ses feux cruels. 70
Redresse-toi plutôt pour prendre soin de me défendre,
     Montre-moi que tu es une épouse exemplaire
Et accomplis vertueusement ton triste devoir.
     Le chemin qui monte à la gloire est escarpé ;
Qui connaîtrait Hector si Troie avait été heureuse ?
     Il paya sa valeur des malheurs de son peuple.
Ton art ne sert à rien, Tiphys, si la mer se repose,
     Ni le tien, Apollon, si les hommes vont bien.
Dans le bonheur, la vertu paresse et n’apparaît pas ;
     Elle se montre avec éclat dans le malheur. 80
Mon sort te donne l’occasion de t’illustrer, permet
     A ta piété de se montrer la tête haute ;
Les circonstances jouent en ta faveur ; profites-en :
     Il s’ouvre devant toi un grand champ de louanges.

samedi 18 avril 2020

Tristesses, IV, 2

En septembre 9 ap. J.-C., trois légions romaines conduites par le général Varus étaient tombées dans une embuscade tendue par le Germain Arminius et avaient été massacrées. Ce désastre traumatisa durablement l'empereur Auguste ; il fut vengé par Tibère, qui infligea de lourdes défaites aux Germains.
Ovide aurait aimé assister au triomphe du successeur désigné d'Auguste ; il se contente de l'imaginer.

Scène de triomphe
                             

La fière Germanie peut s’être déjà inclinée
     Face aux Césars, vaincue, comme le monde entier ;
L’altier palais peut-être est-il recouvert de guirlandes,
     Le foyer crépitant fumant d’encens épais
Et la blanche victime, atteinte au col d’un coup de hache,
     A-t-elle répandu au sol un sang vermeil ;
Peut-être les Césars, vainqueurs, vont-ils faire, tous deux,
     Les dons promis aux temples des dieux amicaux
Avec deux jeunes gens, héritiers du nom des Césars,
     Pour que cette maison règne à jamais sur terre. 10
Que Livie et ses bonnes brus donnent aux dieux leur dû
     Pour le salut d’un fils – aujourd’hui et souvent – ;
Que l’imitent matrones et vestales sans reproche,
     Gardiennes toujours vierges du foyer sacré ;
Que la pieuse plèbe, que le Sénat se réjouissent
     Avec les chevaliers – j’étais l’un d’eux naguère.
Le lointain exilé est exclu des festivités
     Et la rumeur parvient ici bien affaiblie.
Le peuple entier pourra donc assister à ces triomphes,
     Lire le nom des chefs et des villes conquises ; 20
Il verra des rois prisonniers, le cou chargé de chaînes,
     S’avancer devant des chevaux portant couronne,
Il verra des visages, altérés par le malheur,
     D’autres terribles, insensibles à leur sort.
Certains voudront connaître les causes, les faits, les noms ;
     D’autres leur répondront, sans en savoir bien long :
« Sous sa pourpre de Tyr, celui qui resplendit, superbe,
     Etait le général, l’autre son lieutenant.
Celui qui, maintenant, fixe à terre ses pauvres yeux,
     Quand il était armé, faisait une autre mine. 30
L’intrépide au regard encore étincelant de haine
     Etait un va-t-en guerre, était un boutefeu.
Les nôtres sont tombés dans l’embuscade de ce traître
     Qui cache sous de longs cheveux ses traits hideux.
Le suivant a, dit-on, offert des captifs à son dieu
     Que son dieu a souvent refusés à son prêtre.
Ce lac, ces monts, tous ces bastions, tous ces cours d’eau, étaient
     Couverts de sang, remplis d’un sauvage carnage.
Ces terres ont, jadis, valu son surnom à Drusus,
     Rejeton valeureux, bien digne de son père. 40
Avec ses cornes brisées, qu’il cache mal sous des joncs,
     Voilà le Rhin, corrompu par son propre sang.
Vois donc ! Cheveux épars défile aussi la Germanie,
     Affligée, sous le pied d’un invincible chef,
Offrant, non sans grandeur, son cou à la hache romaine ;
     Sa main porta des armes ; elle porte des chaînes. »
Au-dessus d’eux, César, tu parcourras en char, vainqueur,
     Ton peuple, revêtu, comme il se doit, de pourpre.
Quand tu passeras, il battra des mains et de partout
     Te jettera des fleurs qui joncheront les rues. 50
Avec du laurier de Phébus aux tempes, les soldats
     Chanteront « Io ! » à pleine voix, « Io ! » et « Triomphe ! ».
Toi-même verras ton quadrige, impatient du bruit des
     Bravos et des clameurs, bien souvent renâcler.
Puis tu iras au Capitole, accueillant à tes voeux,
     T’acquitter du laurier que Jupiter mérite.
Moi, d’ici, je ferai mon possible pour voir cela
     En pensée – ma pensée a droit d’accès partout :
Elle parcourt en toute liberté d’immenses terres,
     Elle parvient au ciel dans sa course rapide, 60
Elle dirige mes regards au milieu de la Ville
     Et interdit que tant de bonheur leur échappe ;
Mon esprit trouvera moyen de voir le char d’ivoire :
     Oui, je serai ainsi un temps dans ma patrie.
Mais le bonheur de voir le vrai spectacle est réservé
     Au peuple ; à lui la joie de côtoyer son prince.
Je me contenterai des fruits de l’imagination
     Et de l’écho diffus atteignant mes oreilles.
Se trouvera-t-il quelqu’un, venant du lointain Latium
     Dans ces confins, pour combler ma curiosité ? 70
Tardive description d’un triomphe déjà ancien,
     Mais qui fera ma joie – et peu importe quand.
Le jour viendra où je quitterai mes habits de deuil,
     Où je me soucierai moins de moi que des autres.

vendredi 17 avril 2020

Tristesses, IV, 1

Qu'est-ce qui pourra bien sauver Ovide ? Ce qui l'a perdu : la poésie...
Il a été exilé pour avoir écrit l'Art d'aimer ; il survivra en écrivant des vers.
On ne se refait pas...

Giuseppe Cades (1750–1799)
Achille jouant de la lyre sous sa tente avec Patrocle
                             

Si mes livres, lecteur, ont des défauts – et ils en ont –,
     Accorde-leur des circonstances atténuantes.
L’exilé que je suis cherche le repos, non la gloire,
     Et un dérivatif aux malheurs qui l’accablent.
C’est aussi pourquoi l’esclave entravé chante en bêchant :
     Quand il fredonne, il allège son dur labeur ;
Celui aussi qui hale un chaland à contre-courant
     Chante en s’arc-boutant des pieds dans le limon,
Et celui qui ramène à lui sa rame lente et frappe
     L’eau en cadence au rythme constant de ses bras. 10
Fatigué, le berger s’appuie sur son bâton, s’assied
     Sur un rocher et charme ses brebis de son
Flûtiau. En cadence, elle chante et file, la fileuse,
     Sa quenouillée, trompant sa peine et l’oubliant.
On dit qu’Achille, attristé d’avoir perdu Briséis,
     Consola ses chagrins sur sa lyre hémonienne.
Quand Orphée déplaçait en chantant forêts et rochers,
     Il déplorait son épouse deux fois perdue.
La Muse me soulage aussi, en chemin pour le Pont
     Où je suis assigné, seule co-exilée, 20
Seule à ne craindre, au milieu des embûches, ni l’épée
     D’un soldat, ni la mer, le vent, la barbarie.
Elle sait aussi quelle erreur a provoqué ma perte
     Et qu’il faut voir là une faute et non un crime.
Elle me fit du tort quand on la prit pour ma complice,
     Tort qu’elle répare aujourd’hui en m’assistant.
Je voudrais n’avoir jamais embrassé la religion
     Des Muses, c’est certain : elle devait me nuire.
Mais que faire maintenant que je suis sous son emprise ?
     Dans ma folie, j’aime ces vers qui m’ont blessé. 30
Ainsi, le palais qui jamais n’a goûté au lotos
     Trouve agréable une saveur qui va lui nuire.
L’amant pressent souvent qu’il court à sa perte, et pourtant
     Il persiste et s’obstine à commettre sa faute.
Moi aussi : je trouve du charme aux livres qui m’ont nui
     Et j’aime l’arme qui m’a fait une blessure.
On peut juger que cette passion est folie ; pourtant
     Cette folie comporte aussi ses avantages :
Elle évite à mon esprit de ne voir que ses malheurs
     Et lui fait oublier sa présente infortune. 40
Tombée en transe après avoir modulé ses « iou-iou »,
     La Bacchante blessée ne sent pas sa blessure.
De même, quand le thyrse vert met le feu à mon coeur,
     Je m’élève au-dessus de la misère humaine
Et ne sens ni l’exil, ni le littoral du Pont scythe,
     Ni les dieux en colère. Comme si je buvais
A la coupe soporifique du Léthé, je n’ai
     Pas l’impression de connaître l’adversité.
J’ai raison d’honorer ces déesses consolatrices,
     Venues de l’Hélicon partager mon exil 50
Inquiet. Elles ont daigné, tant sur terre que sur mer,
     Suivre ma trace, à pied aussi bien qu’en bateau.
Vous, du moins, soyez-moi, s’il vous plaît, favorables : le grand
     César a vu la foule des dieux le rejoindre ;
Je leur dois autant de malheurs que les poissons ont d’oeufs,
     L’océan de poissons et la plage de sable.
On compte moins de fleurs au printemps, d’épis en été,
     En automne de fruits, en hiver de flocons,
Que je ne souffre de maux, ballotté de-ci de-là,
     Hélas ! sur le chemin du cruel Pont-Euxin. 60
Mon sort n’est pourtant pas meilleur depuis mon arrivée :
     Le destin a suivi ma route jusqu’ici ;
Ici aussi, je reconnais le fil qu’à ma naissance
     Je reçus, fil tiré d’une noire toison.
Sans rien dire des guets-apens et des dangers de mort
     – Bien vrais, pourtant, mais qui passent le vraisemblable –,
Quelle misère que de vivre entre Besses et Gètes
     Lorsque l’on fut toujours l’idole du public,
Que de tenir sa vie à l’abri d’un mur, d’une porte,
     D’être à grand peine protégé par un rempart. 70
Jeune homme, j’échappai à l’armée, à ses durs combats,
     Et je n’ai manié les armes que pour jouer.
Devenu vieux, je porte une épée au côté, au bras
     Un bouclier, sur ma tête chenue, un casque :
Aussitôt que la tour de guet a donné le signal,
     Nous ajustons nos armes d’une main tremblante.
L’ennemi longe nos murs sur son cheval haletant,
     Arc et flèches empoisonnées en main, furieux.
Comme un loup rapace emporte et traîne par prés et bois
     La brebis qui s’expose hors de la bergerie, 80
Si l’ennemi barbare surprend quelqu’un dans les champs,
     Pas encore à l’abri des murs, il le capture.
Celui qu’il a fait prisonnier le suit, la chaîne au cou,
     Ou périt, percé d’une flèche empoisonnée.
Telle est la cachette troublée du nouvel arrivant.
     Que mon destin, hélas ! suit son cours lentement !
Ma Muse rend pourtant visite au malheureux, et se
     Remet, tâche sacrée, aux rythmes d’autrefois.
Mais il n’y a personne à qui je puisse lire mes vers,
     Il n’y a personne qui entende le latin. 90
C’est pour moi que j’écris et que je lis – que faire d’autre ?
     Et je suis juge de mes vers – juge et partie…
Pourtant, je me dis souvent : « Pour qui prends-tu cette peine ?
     Les Sarmates et les Gètes liront-il donc tes écrits ? »
Souvent aussi j’ai versé des larmes en écrivant,
     Et ma lettre s’est retrouvée mouillée de pleurs.
Les blessures de jadis semblent fraîches à mon coeur,
     Sur ma poitrine il tombe une pluie d’affliction.
Quand je pense à qui j’étais, quand je pense à qui je suis,
     Où mon sort m’a porté, d’où il m’a emporté, 100
Ma main, de rage, a souvent jeté mes vers au bûcher,
     En colère contre elle et contre sa passion ;
Puisque j’ai fait bien des vers et qu’il en reste bien peu,
     Qui que tu sois, lecteur, montre-toi indulgent,
Et veuille, toi aussi, agréer ces vers, aussi bons
     Que l’est ma situation, inaccessible Rome !

jeudi 16 avril 2020

Tristesses, III, 14

Le destinataire de cette élégie, la dernière du livre III, est un lettré, amateur des oeuvres d'Ovide. Celui-ci lui confie donc le soin de veiller à ce que sa progéniture ne souffre pas trop.
Et les Métamorphoses ? Que deviennent-elles ?
Lisez, et vous verrez...

                            

Défenseur et vénéré protecteur des gens de lettres,
     Que deviens-tu, fidèle ami de mon talent ?
Jadis, tu me célébrais, du temps où j’étais prospère ;
     Veilles-tu aujourd’hui encore à m’assurer
Un semblant de présence ? A l’exception de l’Art,
     Qui m’a causé du tort, me mets-tu en vedette ?
Oui, fais-le, je t’en prie, toi, l’amateur de nouveauté,
     Conserve de ton mieux mon corpus dans la Ville.
C’est à moi que fut infligé l’exil, non à mes livres,
     Qui n’ont pas mérité la peine de leur maître. 10
Il arrive souvent qu’un banni vive aux antipodes
     Alors que ses fils ont le droit de vivre à Rome.
Comme Pallas, mes poèmes sont nés de moi, sans mère ;
     Ils sont ma descendance et ma progéniture.
Je te les confie ; plus longtemps ils seront orphelins,
     Plus pesante sera la charge à leur tuteur.
Trois de mes enfants sont atteints du même mal que moi ;
     Prends soin ouvertement des intérêts des autres.
Il y a aussi les quinze livres des Métamorphoses,
     Vers arrachés aux funérailles de leur maître. 20
Cet ouvrage aurait pu, si je n’étais pas mort avant
     De le parachever, avoir plus de renom.
Tout imparfait qu’il est, maintenant, le public en parle,
     Si toutefois on parle de moi en public.
Ajoute aussi à mes ouvrages ce je ne sais quoi
     Que je t’ai envoyé de l’autre bout du monde.
Que ses lecteurs – s’il en a – considèrent tout d’abord
     Où il fut composé, dans quelles circonstances.
Ils seront équitables quand ils apprendront qu’il fut
     Composé en exil et en terre barbare, 30
Et ils s’étonneront qu’au milieu de tant de malheurs
     Ma triste main ait pu tracer le moindre vers.
Mes maux ont brisé mon inspiration qui, même avant,
     N’était qu’un ruisselet, qu’une veine stérile.
Mais, veine ou ruisselet, l’inertie l’a fait disparaître
     Et, longtemps inactive, elle est morte, tarie.
Il n’y a pas ici, pour m’inviter à me nourrir,
     De livres ; seulement des bruits d’armes et d’arcs.
Il n’est personne en ce pays, si je lisais mes vers,
     Dont les oreilles puissent me comprendre. Il n’est 40
Pas d’endroit où me retirer : porte close et mur de
     Défense tiennent à l’écart l’ennemi Gète.
Souvent je cherche un mot, un nom ou un passage ; il n’est
     Personne par qui je puisse être renseigné.
Souvent, lorsque je voudrais dire quelque chose, ô honte !
     Les mots me manquent : j’ai désappris à parler.
Je n’entends résonner autour de moi que thrace et scythe
     Ou presque, et je pourrais, je crois, écrire en gète.
Oui, j’ai peur que des mots pontiques ne se soient mêlés
     Aux mots latins, que tu n’en trouves dans mes vers. 50
Fais donc grâce, je t’en prie, à mon livre, quoi qu’il vaille,
     Et que ma situation lui tienne lieu d’excuse.

mercredi 15 avril 2020

Tristesses, III, 13

Bon anniversaire, Naso !
Le 20 mars est arrivé à Tomes ; mais Naso va-t-il lui faire bon accueil ?...

                             

Voici que revient, fidèlement, mon anniversaire ;
     Jour superflu : à quoi m’a-t-il servi de naître ?
Pourquoi, cruel, te rajouter à mes tristes années
     D’exil ? Tu aurais dû y mettre fin. Si tu
Te souciais de moi, si tu avais quelque scrupule,
     Tu ne me suivrais pas en dehors de ma patrie ;
Là où tu m’as connu, hélas, premier anniversaire,
     Tu aurais essayé d’être le tout dernier ;
En me quittant, tu m’aurais dit, à Rome, toi aussi,
     Un triste adieu, comme le firent mes amis. 10
As-tu affaire ici… ? César t’a-t-il, dans sa colère,
     Envoyé toi aussi près du cercle polaire ?
Sans doute comptes-tu être honoré comme il se doit :
     Qu’un habit blanc soit attaché à mes épaules,
Qu’on entoure l’autel fumant de couronnes de fleurs,
     Que dans le feu sacré des grains d’encens crépitent,
Que j’offre les gâteaux qu’on offre un jour d’anniversaire,
     Que je récite comme il faut les orémus ?
Ni mes dispositions ni les circonstances présentes
     Ne me laissent goûter la joie de ton retour. 20
Il me faut un autel funéraire, avec un cyprès
     Funèbre, ainsi qu’une flamme pour mon bûcher.
Pas d’encens, auquel les dieux se montreraient insensibles,
     Rien à dire de bon dans de si grands malheurs.
Si toutefois je dois formuler un voeu en ce jour,
     Je t’en prie, ne reviens jamais plus par ici,
Tant que cette région du bout du monde, ou presque, me
     Retient – ce Pont-Euxin, qui porte mal son nom.


mardi 14 avril 2020

Tristesses, III, 12

Voici que le printemps revient, ce qui devrait mettre un peu de baume à l'âme d'Ovide. Mais il s'abandonne à une rêverie nostalgique qui le ramène en Rome lorsque le printemps est là, et le prive du moindre répit. Décidément...

                             

Voici que les Zéphyrs chassent les froids ; l’année s’achève,
     Et jamais un hiver ne m’a paru plus long.
Le bélier, qui ne sut pas conduire à bon port Hellé,
     Qu’il portait sur son dos, ramène l’équinoxe.
Voici que filles et garçons cueillent joyeusement
     La violette des champs, qui pousse toute seule ;
Les prés se couvrent d’un duvet de fleurs multicolores
     Et l’oiseau chante instinctivement le printemps.
L’hirondelle ne veut plus passer pour mauvaise mère
     Et construit sous la poutre un petit nid caché ; 10
L’herbe, que les sillons de Cérès recouvraient,
     Sort en pointant sa tendre tige hors de la terre.
Là où pousse la vigne, le sarment porte un bourgeon,
     Mais la vigne pousse bien loin de chez les Gètes ;
Là où poussent les arbres, sur l’arbre gonfle un rameau,
     Mais les arbres poussent bien loin de chez les Gètes.
Chez toi, c’est le temps des loisirs, des jeux qui se succèdent ;
     Sur le forum bavard, plus de joutes verbales.
Maintenant, place aux chevaux, place aux armes mouchetées,
     A la balle, au cerceau, qui roule prestement ; 20
Maintenant les jeunes gens, tout enduits d’une huile fluide,
     Plongent leurs bras fourbus dans les eaux de la source.
La scène bat son plein : chacun applaudit ce qu’il aime.
     Trois forums se sont tus ; trois théâtres résonnent.
Ô ! cent fois, mille fois heureux celui qui a le droit
     De profiter de Rome en toute liberté.
Moi, je vois la neige fondue au soleil du printemps,
     Le lac, dont l’eau n’est plus tirée à coup de pic ;
La mer ne gèle plus, et le Sarmate ne fait plus
     Traverser le Danube à ses chariots grinçants. 30
Quelques bateaux, cependant, vont naviguer jusqu’ici ;
     Un vaisseau étranger mouillera dans le Pont.
Vite, je cours à la rencontre d’un marin. « Salut !
     Que viens-tu faire ici ? Qui es-tu ? D’où viens-tu ? »
Le plus probable est qu’il viendra d’une proche région,
     Qu’il aura navigué sans danger, en voisin.
Un Italien fait rarement pareille traversée,
     Vient rarement croiser sur ces côtes sans port.
Cependant, s’il connaît le grec, s’il connaît le latin,
     – J’aurais plus de plaisir que ce soit le latin – 40
(On peut aussi jusqu’ici faire voile, avec un bon
     Notus, depuis le Bosphore et la Propontide),
Qui qu’il soit, il peut, de mémoire, rapporter ce qui
     Se dit, alimenter les bruits, les propager.
Puisse-t-il me conter ce qu’il sait : les triomphes de
     César, les voeux rendus à Jupiter Latin,
Ta soumission à un grand chef, rebelle Germanie,
     Qui poses tristement ta tête sous son pied.
Qui me rapportera ce qu’hélas ! je n’aurai pas vu
     Deviendra aussitôt l’hôte de ma maison. 50
Malheur ! Voici la maison de Naso en terre Scythe ?
     Mon châtiment veut-il que j’aie ici mes Lares ?
Dieux, faites que César ne m’impose pas ce séjour
     Plus longtemps qu’il ne faut pour y purger ma peine.

lundi 13 avril 2020

Tristesses, III, 11

J'aurai donc, chers amis, le plaisir de vous retrouver quotidiennement pendant encore un mois. Vingt-huit jours, exactement, jusqu'au 11 mai. Voilà qui nous conduira à la quatorzième élégie du livre V.
Mais, ô surprise incommensurable, l'élégie V, 14 est aussi LA DERNIERE DU RECUEIL ! N'est-ce pas le signe indubitable que le confinement se terminera bien le 11 mai ? Que nous n'aurons pas droit à une rallonge ? Personnellement, j'en suis tout à fait certain...

Pour ce soir, écoutons la colère d'Ovide contre un ennemi qui l'accable...

 Le taureau de Phalaris
                             

Si tu es homme à insulter à mes malheurs, vaurien,
     A m’accuser sans y mettre un terme, assassin,
Tu es donc né d’un roc, tu as tété le lait d’un fauve
     Et ton coeur est un coeur de pierre, je l’affirme.
Est-il encore un degré accessible à ta colère ?
     Connais-tu un malheur que je n’éprouve pas ?
Terre barbare et côte inhospitalière du Pont
     Et Grande Ourse, avec son Borée, qui me regardent.
Pas un mot à échanger avec un peuple sauvage ;
     On a partout des raisons de trembler de crainte. 10
Comme a peur le cerf fuyard surpris par les ours voraces
     Ou l’agnelle cernée par les loups des montagnes,
Je crains aussi l’ennemi pressant – peu s’en faut – mon flanc,
     Entouré de partout par des peuples guerriers.
A supposer qu’être privé d’une épouse chérie,
     De sa patrie, de ses amis soit peu de chose,
Que ma seule souffrance soit la colère d’Auguste
     Et rien de plus, n’est-ce pas bien assez souffrir ?
Il est pourtant quelqu’un qui ravive ma plaie saignante
     Et s’en prend avec éloquence à ma conduite. 20
Chacun peut être éloquent dans une cause facile ;
     Il suffit de bien peu pour abattre une ruine.
Renverser bastions et remparts demande du courage ;
     Un lâche peut marcher sur ce qui gît à terre.
Je ne suis plus moi-même ; pourquoi fouler une ombre vaine,
     Jeter la pierre à mes cendres, à mon bûcher ?
Hector était Hector quand il livrait bataille ; traîné
     Par les chevaux d’Achille, il n’était plus Hector.
Pense que, moi non plus, je ne suis plus celui que tu
     Connus jadis : il ne reste de lui qu’un spectre. 30
Pourquoi l’assailles-tu farouchement de mots amers ?
     Renonce, je t’en prie, à tourmenter mes mânes.
A supposer que ce dont tu m’accuses soit fondé,
     Que tout relève du crime et non de l’erreur,
Eh bien ! sois satisfait, car je suis lourdement puni :
     Banni et exilé, et exilé ici.
Un bourreau trouverait que mon sort mérite des larmes ;
     Pour un juge, pourtant, je suis trop bien loti.
Sont moins cruels que toi l’affreux Busiris et celui
     Qui fit rougir à petit feu un boeuf de bronze 40
Et celui qui, dit-on, l’offrit au tyran de Sicile
     En faisant valoir en ces termes son chef-d’oeuvre :
« Ce présent, majesté, est plus utile qu’il ne semble,
     Et sa beauté n’est pas seule digne d’éloge.
Vois-tu que le flanc droit du taureau comporte une trappe ?
     Tu pourras y jeter celui que tu veux perdre.
Dès qu’il sera dedans, fais-le brûler à petit feu ;
     Il mugira et tu entendras un vrai boeuf.
Faisons, veux-tu, donnant-donnant et, pour cette invention,
     Accorde à mon talent sa juste récompense. » 50
Il se tut ; Phalaris répond : « Admirable inventeur
     De ce supplice, étrenne toi-même ton oeuvre ! »
Aussitôt, comme indiqué, un feu cruel le consume
     Et deux gémissements s’échappent de sa bouche.
Qu’ai-je à voir avec la Sicile, entre Scythes et Gètes ?
     Revenons-en à ce monsieur dont je me plains.
Etanche donc ta soif à notre sang, donne à ton coeur
     Avide autant de joies que tu le veux :
Mon exil m’a valu tant de maux sur terre et sur mer
     Que même toi serais peiné à leur récit. 60
Crois-moi : si l’on me compare à Ulysse, la colère
     De Jupiter dépasse celle de Neptune.
Qui que tu sois, ne relance donc pas l’accusation ;
     Enlève cette main de ma profonde plaie,
Et pour que ma réputation de coupable s’efface,
     Laisse à mes actes le temps de cicatriser.
Rappelle-toi que la fortune élève les humains
     Puis les abaisse et, toi-même, crains ses revers.
Et puisque tu te préoccupes tant de mes affaires,
     – Jamais je n’aurais cru que cela fût possible – 70
Je vais te rassurer : mon sort est exécrable ;
     La colère d’Auguste a les maux pour cortège.
Tu crois que j’affabule et veux en avoir le coeur net ?
     Fais donc toi-même l’expérience de ma peine.





dimanche 12 avril 2020

Tristesses, III, 10

Voici une élégie dans laquelle Ovide parle du pays de Tomes, de son climat, de ses habitants...
Une espèce de compte rendu géographico-ethnologique, mais sans prétention scientifique.
C'est que, si l'on veut être pris en pitié, il faut bien commencer par se faire plaindre...

La mer Noire prise par le gel à Constantza
                             

Si quelqu’un se souvient encore à Rome de Naso
     L’exilé, si là-bas mon nom m’a survécu,
Qu’il sache que je vis sous des étoiles qui jamais
     Ne plongent dans la mer, au milieu de barbares,
Entouré de sauvages : Sarmates, Besses et Gètes
     – Des noms à la hauteur de mon inspiration !
Tant qu’il fait doux, le rempart du Danube nous en garde :
     Lorsqu’il coule, ses eaux repoussent leurs attaques.
Mais quand le triste hiver a pointé son sale visage
     Et que le gel de marbre a fait blanchir la terre,  10
Tandis que neige et Borée prennent leurs quartiers sous l’Ourse,
     Les voici accablés par les frissons du pôle.
La neige est là, que durcit le Borée, neige éternelle :
     Elle résistera au soleil, à la pluie.
La première couche n’a pas fondu qu’il en retombe ;
     En bien des lieux, elle tient souvent deux années.
L’Aquilon déchaîné souffle si fort qu’il jette à bas
     Les hautes tours, arrache les toits, les emporte.
Fourrures, braies cousues les protègent des méchants froids,
     Et l’on ne voit, de tout leur corps, que le visage. 20
En bougeant, ils font tinter les glaçons à leurs cheveux,
     Et leur barbe, blanchie de givre, est scintillante.
Le vin garde la forme de l’amphore et tient tout seul ;
     On ne le sert pas en coupes mais en sucettes.
Que dire des ruisseaux, que le froid saisit et enchaîne,
     Et du lac d’où l’on tire l’eau à coups de pic ?
Le Danube, aussi large que le fleuve aux papyrus
     Et qui se jette dans le Pont-Euxin par tant
De bouches, gèle quand les vents durcissent ses eaux bleues ;
     Il coule vers la mer sous un tunnel de glace. 30
Les bateaux y voguaient ; maintenant, on y marche, et l’eau,
     Congelée, retentit du sabot des chevaux.
Sur ces ponts d’un genre nouveau, sous lesquels passe l’eau,
     Des boeufs sarmates tirent des chariots barbares.
Me croira-t-on ? Pourtant, son intérêt n’étant pas de
     Mentir, un témoin doit être cru sans réserve.
J’ai vu l’immense mer se solidifier en glace,
     Glissante carapace accablant l’eau sans ride.
Mais voir ne suffit pas : j’ai marché sur les flots durcis,
     J’ai foulé à pied sec la surface des eaux. 40
Si tu avais, jadis, trouvé pareille mer, Léandre,
     On n’accuserait pas un détroit de ta mort.
Alors, les dauphins arqués ne peuvent bondir dans l’air ;
     Quand ils essaient, le dur hiver les en empêche.
Même si le Borée retentit en battant des ailes,
     L’eau ne s’agite pas sur le gouffre glacé.
Les bateaux pris par le gel seront bloqués dans du marbre,
     La rame ne pourra fendre les eaux durcies.
Des poissons, j’en ai vus emprisonnés dans de la glace ;
     Une partie d’entre eux était encore en vie. 50
Si la force du Borée, ses sauvages excès gèlent
     Les eaux du fleuve en crue ou celles de la mer,
Si l’Aquilon souffle sec sur le fleuve qu’il arase,
     L’ennemi barbare, à cheval, se rue sur nous.
Ce cavalier hors pair, qui fait voler au loin ses flèches,
     Ravage largement la terre avoisinante.
Certains s’enfuient, et comme les champs ne sont pas gardés,
     Leurs biens, laissés sans surveillance, sont pillés,
De maigres biens de paysans : troupeau, chariots grinçants,
     Economies de miséreux habitant là. 60
D’autres sont ligotés, faits prisonniers ; se retournant
     En vain, ils voient s’éloigner leur foyer, leurs terres.
D’autres malheureux tombent sous des flèches barbelées,
     Car leur fer si rapide est enduit de poison.
Ce qu’ils ne peuvent prendre ou emmener, ils le détruisent
     Et l’ennemi brûle d’innocentes chaumières.
Même en temps de paix, la guerre les fait trembler d’effroi
     Et pas un ne laboure en pesant sur le soc :
Ici, on voit l’ennemi ou on le craint sans le voir ;
     La terre est en jachère, elle ne produit pas. 70
Le doux raisin ne s’y cache pas à l’ombre du pampre
     Et le moût bouillonnant n’emplit pas les cuviers.
Pas un fruit dans ce pays ; Acontius n’y trouverait
     Pas de pomme où graver son message à sa belle.
On voit des plaines nues, dépourvues d’arbres, de feuillage ;
     Non, ce n’est pas ici qu’on trouve le bonheur !
Mais, alors que l’immense univers est si vaste,
     C’est ici qu’on m’envoie pour y purger ma peine.