Je
vous propose aujourd’hui de vous faire visiter mon atelier, c'est-à-dire de
vous montrer par quelles étapes je suis parvenu de l’original latin à la
traduction des éditions Sables. Faisons-le sur quelques vers des Tristesses, ceux, par exemple, de l’épitaphe
d’Ovide (III, 3, 73-76).
Les
voici en latin et en traduction littérale :
Moi qui gis ici,
lusor des tendres amours,
j’ai
péri par mon génie, le poète Nason ;
mais pour toi
qui passes devant, qu’il ne soit pas pesant, qui que tu sois qui as aimé,
de dire :
« Que les os de Nason soient étendus mollement ».
Sur nos tombes, la formule est immédiatement suivie
du nom du défunt. Faisons-le donc remonter d’un vers.
Mais justement… Faut-il dire Nason, comme on le fait
pour Cicéron (dont le nom, en latin, est Cicero)
ou Naso ? J’opte pour Naso parce que ce nom est en réalité un surnom
signifiant « nez » et attribué à Ovide du fait que son appendice devait
être plus gros ou plus long que la moyenne. Or Naso a, dans ce contexte,
l’avantage de renvoyer à « naseau », synonyme plaisant de
« nez ». Un traducteur audacieux pourrait aller jusqu’à traduire par « Ci-gît
Le pif », « Le tarin », « Le blaze »…
Après
le nom, l’identité : tenerorum lusor
amorum. Il ne faut pas rater son coup : c’est par cette périphrase,
reprise au livre IV (10, 1) qu’Ovide se définit pour l’éternité.
Les
mots tenerorum amorum ne sont pas
problématiques : ils se traduiront tout simplement par « des tendres
amours » ou « des amours tendres », selon l’humeur ou l’oreille.
Le problème, c’est lusor.
Voici
ce qu’en dit Gaffiot : « lusor, oris, m (ludo) :
1/ joueur : Ov. A.A. 1,
451 ; Sén. Ben. 2, 17, 3 //
pantomime : CIL 5. 2877 2/
[fig.] écrivain folâtre : Ov. Tr.
4, 10, 1 // celui qui se joue de qqn, moqueur : Pl. Amp. 694. ».
Essayons :
« Le joueur des tendres amours »…
Non.
« Le
pantomime des tendres amours »…
Non.
« L’écrivain
folâtre des tendres amours »…
Trois
fois non, même si Gaffiot renvoie explicitement à notre passage !
Nous
pouvons toutefois retenir trois choses de l’article du dictionnaire : 1/ lusor est de la même famille
étymologique que ludo, jouer ; 2/
lusor n’appartient pas au champ
lexical de la parole ; 3/ le mot « pantomime » mérite d’être
examiné de plus près. Consultons donc le dictionnaire des
synonymes (CNRTL), plus utile au traducteur que le dictionnaire lexical ;
il propose « histrion », « bouffon », « pitre », « farceur »,
« clown », « cabotin », « turlupin », « bateleur »,
« plaisant », « baladin ». Ce dernier mot ne me déplairait
pas du fait de sa sonorité. Cherchons-en les sens (CNRTL) : « Vx.
Danseur de théâtre ambulant. P. ext. Saltimbanque, bouffon, comédien
ambulant ». Il est bien question de danse et de bouffonnerie, ce qui
correspond au champ sémantique de ludo.
Je ne suis pas loin de me laisser tenter. Mais ne cédons pas à la tentation
sans consulter les collègues.
-
« chantre des tendres amours » écrit Jacques André (Collection des
Universités de France, 1968). Il semble traduire par anticipation le mot poeta du vers suivant mais sûrement pas lusor, et il le traduit par un mot qui fleure
l’académisme ou la sacristie, comme on veut. Manifestement, le souffle de mai
ne s’était pas encore levé…
-
« chantre moqueur des amours tendres » écrit Danièle Robert (Actes Sud,
2006). Elle corrige la lacune de Jacques André en ajoutant
« moqueur », mais maintient « chantre », qui ne me va pas
davantage. Je ne suis d’ailleurs pas sûr qu’il lui aille beaucoup plus qu’à moi,
puisqu’elle y renonce en IV, 1, où elle traduit tenerorum lusor amorum par « baladin de
l’érotisme ». Je retiens qu’elle opte finalement pour
« baladin » – sans comprendre ce que vient faire l’érotisme.
-
« poète des amours tendres » écrit Marie Darrieussecq (P.O.L., 2006).
Même remarque que pour Jacques André, à ceci près que Marie préfère
« poète » à « chantre ». On ne peut pas lui donner tort…
Je
retiens donc « baladin » et compte sur mes doigts : « Ci-gît
Naso, baladin des tendres amours… » Douze syllabes. Il en manque deux pour
aller à quatorze.
Poeta n’est pas loin ; je le fais
remonter du vers suivant, un peu cavalièrement, je l’avoue, pour boucler le
vers : « Ci-gît Naso, baladin des tendres amours, poète… » :
4+8+2 = 14. Le compte est bon !
ingenio perii… meo
: « j’ai péri par mon génie / talent ». Le mot ingenium apparaît à de nombreuses reprises dans les Tristesses et se traduit par talent,
génie ou inspiration. Selon l’inspiration…
Quant
au déterminant possessif, il changera de personne par la force des choses…
« Son génie l’a perdu… »
At tibi qui transis…
Que la relative ne m’en veuille pas de la transformer en participe présent
substantivé : « passant », qui dit bien ce qu’il veut dire et le
dit avec concision.
La
formule ne grave sit… dicere… est
facile à comprendre : « qu’il ne soit pas lourd de dire, qu’il ne te
pèse pas de dire… ».
On
se souvient de Didon écrivant à Enée (Héroïdes,
VII, 8) perdere verba leve est :
« perdre mes paroles (c'est-à-dire parler pour rien) m’est léger ».
Si
le passant est invité à ne pas trouver pesant de dire quelque chose, il est
donc invité à le faire sans hésiter. Et comme ce qu’il est invité à dire est un
vœu, nous traduirons dicere par
« demander » : « passant, n’hésite pas à demander… »
quisquis amasti… : Voilà qui est bien latin et fort peu
français. Traduisons en deux temps : quisquis
deviendra « qui que tu sois », littéralement irréprochable, et amasti « si tu as aimé »,
formule qui fait comprendre à sa manière qu’Ovide n’acceptera pas les prières
de tout le monde : seulement celles de ses frères – et sœurs – en amour...
Deuxième
bilan d’étape :
«
Son génie l’a perdu mais, si tu as aimé,
Qui
que tu sois, passant, n’hésite pas à demander… »
« Que
les os de Naso… »
C’est
mal parti…
« Les
cendres de Naso… » fait mieux sans faire contresens. Tant pis pour les
os : j’adopte…
« … reposent mollement ! » ou
« reposent doucement ! ». La traduction est littéralement
irréprochable et fait très exactement six syllabes, ce dont nous avions justement
besoin.
Mais
ça ne veut rien dire, ce qui est rédhibitoire en matière de traduction !
Il faut donc essayer autre chose…
Et
si nous transformions le verbe en substantif et l’adverbe en adjectif, tour de
passe-passe bien connu mais toujours efficace ?
« …
que le repos soit doux aux cendres de Naso ».
On
s’assure qu’il y a le bon nombre de syllabes : 14/12/14/12.
Le
compte est bon !
Aurions-nous
terminé ?...
Voici :
« Ci-gît
Naso, baladin des tendres amours, poète.
Son génie l’a perdu mais, si tu as
aimé,
Qui
que tu sois, passant, n’hésite pas à demander
Que le repos soit doux aux cendres
de Naso. »
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