mardi 31 mars 2020

Tristesses, I, 10

Nous revoici en mer, mais cette fois-ci, sans tempête et sur un bateau auquel rien ne peut arriver, puisqu'il s'appelle la Minerve et bénéficie donc de la protection de la déesse...
Embarquement immédiat !...


                              

« Continue, blonde Minerve, à me protéger ainsi ! »
     – Mon bateau, où son casque est peint, porte son nom.
S’il faut mettre à la voile, il file à la moindre risée ;
     A la rame, il fait route où la rame le mène.
Sa vive allure lui fait devancer ses compagnons,
     Dépasser, même, tout bateau parti devant.
Il endure la houle et supporte l’assaut lointain
     De la vague, et résiste aux chocs furieux des eaux.
Je l’ai connu à Cenchrée-lès-Corinthe ; c’est mon guide,
     Le fidèle compagnon de mon inquiète fuite.
Au milieu des épreuves et des mers battues des vents
     Hostiles, la faveur de Pallas le protège.
Puisse-t-il ainsi franchir les portes du vaste Pont
     Et atteindre son but : le rivage des Gètes.
Une fois qu’il m’eut conduit dans l’Hellespont et qu’il eut
     Tracé le sillon étroit de sa longue route,
Laissant la ville d’Hector, nous avons viré à gauche
     Et nous avons atteint ton port, Imbros. De là,
Poussé par un vent léger sur la côte de Sérinthe,
     Il a jeté l’ancre, épuisé, à Samothrace.
La traversée jusqu’à Tempyre, en face, n’est pas longue.
     C’est là que mon bateau a déposé son maître,
Car j’avais décidé de poursuivre à pied par la Thrace.
     Il remit le cap sur les eaux de l’Hellespont,
Gagna Dardanie, dont le nom vient de son fondateur,
     Lampsaque, protégée par le dieu des jardins,
Et le détroit resserré dans les eaux duquel Hellé
     S’abîma – il sépare Sestos d’Abydos –,
Puis Cyzique, sur le littoral de la Propontide,
     Fameuse fondation du peuple d’Hémonie,
Et le rivage de Byzance, lequel donne accès
     Au Bosphore, la vaste porte des deux mers.
Puisse-t-il en sortir vainqueur et, poussé par l’Auster,
     S’empresser de passer les mobiles Cyanées,
Le golfe de Thynias et de là, par Apollonia,
     Faire route en longeant les hauts remparts d’Anchiale,
De là, passer le port de Mesembrie et Odessos
     Et la ville qui tient de toi son nom, Bacchus,
Et celle où des réfugiés originaires des murs
     D’Alcathoos ont établi, dit-on, leurs Lares.
De là, puisse-t-il arriver à Tomes sain et sauf,
     Où la colère d’un dieu offensé m’exile.
Je sacrifierai alors une agnelle méritée
     A Minerve – je n’ai pas de quoi faire mieux.
Vous aussi, Castor et Pollux, que cette île vénère,
     Protégez de votre puissance les deux routes :
Un premier bateau s’apprête à franchir la passe des
     Cyanées, un autre à sillonner les eaux de Thrace.
Même si nous n’allons pas au même endroit, faites que
     L’un tout autant que l’autre ait des vents favorables.

lundi 30 mars 2020

Tristesses, I, 9

Nouvelle méditation sur l'amitié dans l'élégie de ce soir, avec deux beaux vers, que je vous livre tout de suite :

Tant que tout ira bien, tu compteras beaucoup d’amis ;
     Si le temps vient à se gâter, tu seras seul.

                             

Puisses-tu sans dommage atteindre la fin de ta vie,
     Toi qui lis cet ouvrage et ne m’es pas hostile ;
Puissent ces voeux être plus efficaces dans ton cas
     Que dans le mien : les dieux y furent insensibles.
Tant que tout ira bien, tu compteras beaucoup d’amis ;
     Si le temps vient à se gâter, tu seras seul.
Tu vois comme les toits blanchis attirent les colombes,
     Comme les oiseaux fuient une tour décrépite.
Jamais fourmi ne se dirige vers un grenier vide ;
     Qui a perdu ses biens a perdu ses amis.
Comme l’ombre accompagne celui qui marche au soleil
     Et disparaît quand s’interposent des nuages,
Une foule inconstante suit l’éclat de la Fortune ;
     Qu’un nuage vienne à passer, elle s’en va.
Je prie que tout cela puisse toujours te sembler faux ;
     Ce qui m’est arrivé prouve, hélas ! que c’est vrai.
Naguère ma maison avait son lot de familiers ;
     J’étais connu et je n’en demandais pas plus.
Dès qu’elle eut chancelé, chacun a redouté sa ruine
     Et m’a tourné le dos pour s’enfuir prudemment.
Je ne m’étonne pas qu’on craigne la foudre cruelle
     Dont le feu se répand d’ordinaire alentour.
Pourtant, César estime une amitié à toute épreuve
     Même chez l’ennemi qu’il déteste le plus ;
Il n’est pas homme à s’emporter – nul n’est plus modéré –
     Si, dans l’adversité, l’on garde ses amis.
Quand il eut appris qui était le compagnon d’Oreste,
     Thoas en personne approuva, dit-on, Pylade.
Patrocle fut toujours loyal envers le grand Achille,
     Chose qu’Hector n’a jamais cessé de louer.
Pluton fut touché, dit-on, que le fidèle Thésée
     Accompagne aux Enfers son cher Pirithoüs.
Sans doute as-tu versé, Turnus, des larmes au récit
     De la fidélité d’Euryale et de Nisus.
Rester l’ami d’un malheureux, louer un ennemi
     Fidèle en amitié… Bien peu de gens, hélas !
Sont émus par ces mots. Mon état, mon sort actuel
     Devraient faire verser d’intarissables larmes.
Néanmoins, tes succès ont rendu la sérénité
     A mon coeur tant meurtri par son propre malheur.
Déjà, très cher ami, quand la brise poussait moins fort
     Ta barque, je sentais que ces succès viendraient.
Si des moeurs, si une vie sans tache ont de la valeur,
     Personne ne doit être estimé plus que toi ;
Si quelqu’un s’est fait remarquer dans les arts libéraux,
     C’est toi : plaidée par toi, toute cause triomphe.
J’en fus frappé et je t’ai dit sans plus tarder : « Ami,
     Ton talent aura une scène à sa mesure ».
Je ne le tiens ni du chant des oiseaux, ni de leur vol,
     Ni du foie des brebis, ni du tonnerre à gauche :
Je prédis l’avenir avec la raison pour augure ;
     Par elle je devine et par elle je sais.
N’étant pas démenti, je me félicite de voir
     Ton génie éclater, et je t’en félicite.
Ah ! si seulement le mien avait connu les ténèbres !
     Quel bonheur si mon oeuvre était restée dans l’ombre !
La gravité de ton art, éloquent ami, te sert,
     Tout comme la légèreté du mien m’a nui.
Pourtant, tu me connais : tu sais que l’auteur de cet Art
     N’avait pas conformé ses moeurs à son ouvrage.
Ce vieux poème était un badinage de jeunesse
     Et rien de plus, même s’il mérite le blâme.
Si, donc, ma faute ne peut trouver aucune défense,
     On peut, du moins, je crois, la trouver excusable.
Fais de ton mieux pour l’excuser et soutiens un ami :
     Tu es parti du bon pied ; continue de même.

Et pour se quitter en musique, 4'46 de bonheur avec l'Orchestre National de France...
https://www.youtube.com/watch?v=Sj4pE_bgRQI&fbclid=IwAR3n80hJ10W2axlfQwinMSqOyzQTel98tMCt5TF6VV8M92UrPaZBoFhwVIw

dimanche 29 mars 2020

Tristesses, I, 8

Est-ce que l'amitié résiste au malheur ?
Ou, pour dire les choses autrement, est-il envisageable qu'un de ses meilleurs amis tourne le dos à Ovide à l'instant où le poète est frappé par la foudre impériale ?
Voici la réponse...

Authentique tigresse d'Hyrcanie
réputée, depuis la plus haute antiquité,
pour sa cruauté.
                             

Les fleuves profonds couleront de la mer vers leur source,
     Les chevaux du soleil courront à contresens,
On labourera le ciel, on étoilera la terre,
     L’eau donnera du feu et les flammes de l’eau,
Tout ira au rebours des lois de la nature et rien
     Au monde ne suivra son chemin régulier,
Tout ce que je croyais impossible sera possible
     Et il faudra croire que tout peut se produire.
Si je fais ces prédictions-là, c’est que je fus trompé
     Par celui qui devait soulager mon malheur.
As-tu pu m’oublier, perfide, et craindre d’aller voir
     Un affligé au point que tu me refusas
Un regard de consolation lorsque j’étais à terre,
     Cruel, que tu t’abstins de suivre mes obsèques ?
Ce mot vénérable et sacré d’amitié, le tiens-tu
     Pour un mot sans valeur ? Le foules-tu aux pieds ?
Que t’en coûtait-il d’aller voir un ami accablé,
     De lui parler pour alléger un peu sa charge
Et, faute de verser une larme sur mes malheurs,
     Du moins, de dire un mot en feignant la douleur,
De dire au moins « Adieu » – même les inconnus le font –
     Et de joindre ta voix aux voix de tous les autres,
De contempler, le dernier jour où tu pouvais le faire,
     Ce visage endeuillé que tu ne verrais plus,
Pour la toute dernière fois de ta vie, de lui dire
     « Adieu » et d’entendre en retour un même « Adieu » ?
D’autres l’ont fait, sans avoir avec moi le moindre lien ;
     Leurs larmes ont montré ce qu’ils avaient en eux.
Si notre longue affection n’avait pas de fondement,
     N’avait pas reposé sur un commerce ancien,
Que serait-ce ? Et si ni toi ni moi n’avions su ce que
     L’autre faisait de fou, ce qu’il faisait de sage ?
Si tu m’avais fréquenté à Rome exclusivement,
     Toi qui m’accompagnas tant de fois en tous lieux ?
Tout cela n’est plus rien, emporté par le vent du large ?
     Tout cela s’est perdu dans les eaux du Léthé ?
Tu n’as pu voir le jour dans la ville de Romulus,
     Douce ville, où je ne peux plus mettre les pieds,
Mais sur les écueils de la sinistre côte du Pont,
     Dans les monts sauvages des Scythes, des Sarmates ;
Tes entrailles sont prises dans des veines de silex
     Et ton coeur sans pitié fut forgé dans le fer ;
La nourrice qui jadis a fait sucer son sein lourd
     A ta bouche d’enfant était une tigresse ;
Sinon tu serais moins indifférent à mes malheurs
     Et je ne t’accuserais pas d’être cruel.
Mais puisqu’à ce coup fatal il faut encore ajouter
     Que j’ai connu pareil sort prématurément,
Arrange-toi pour me faire oublier ta faute, et que
     La bouche qui se plaint fasse aussi ton éloge.

samedi 28 mars 2020

Les Métamorphoses sur Médiapart


Evelyne et Santiago, deux amis d'Ovide, m'ont fait parvenir la page que Médiapart consacre aux Métamorphoses. Un grand merci à eux !
C'est donc cette page que je partagerai aujourd'hui avec vous.
Et les Tristesses ?
Ne vous inquiétez pas : je mettrai demain en ligne l'élégie suivante...
                             

Quand tout semble irréel, à commencer par notre quotidien, désormais frappé d’une inquiétante étrangeté, plonger dans les fictions permet paradoxalement de se retrouver en terrain familier. Voici une chronique pour traverser les questions qui nous occupent en ce printemps, face à la pandémie : des textes accessibles en ligne, qui peuvent embarquer, consoler, accompagner, interloquer. Des lectures comme autant d’enquêtes, parce qu’il est trop tôt pour brandir des réponses : commençons par faire le tour de ce qui nous dérange. Un premier temps avec Les Métamorphoses d’Ovide.

 
Parmigianino, "Actéon transformé en cerf", détail, 1523
            Parme, Rocca Sanvitale, Fontanellato

Quand des humains meurent terrassés par une épidémie, faut-il s’abandonner à la tristesse du deuil ou se consoler en pensant le mouvement de la vie ?

« La respiration est en feu, / la langue rugueuse grossit, sur les vents tièdes les bouches / sèches s’ouvrent, elles avalent les airs lourds. / Sans limite, sauvage, le désastre se rue sur les médecins / eux-mêmes, l’art nuit à son auteur. / Partout où tourner le regard, / le peuple est couché à terre, comme tombent les pommes/ pourries quand on remue les branches, et les glands quand on secoue le chêne. »

Furieuse qu’une contrée porte le nom d’une maîtresse de Jupiter, Junon a envoyé la peste sur Égine : elle décime la population, les habitants tombent comme des pommes. Mais le roi, fils de la nymphe maudite et de Jupiter, supplie son père de remplir la cité de nouveaux habitants, autant qu’il voit de fourmis qui grimpent au chêne. Il sera exaucé. Miracle : à son réveil, il découvre les Myrmidons (« fourmis » en grec), des hommes industrieux.

Ainsi vont Les Métamorphoses d’Ovide, qui enchaînent les récits de trépas et les histoires de naissances, en quinze livres trépidants qui commencent avec les premiers temps, ceux du chaos, pour aboutir au livre d’Ovide lui-même, qui se métamorphose d’aventure en aventure. Cela se lit comme un roman fleuve, chaque épisode fabuleux entraînant le suivant.

Le lecteur est conduit des origines mythiques au passé historique, de la création de l’humanité au règne d’Auguste, en passant par les épisodes célèbres – Narcisse et Écho, la transformation d’Io en vache, l’enlèvement d’Europe, la guerre de Troie – et par d’autres moins connus, mais tout aussi vibrants, tous pris dans un alliage étrange de cruauté précise et de sentiments exaltés. C’est la révolution permanente des corps qui souffrent et désirent : chacun – dieux, hommes, femmes – poursuit son envie ou fuit celle de l’autre, qu’il s’agisse de sexe, de pouvoir ou de vengeance.

Le poème est lui-même le fruit d’une métamorphose : Ovide rapporte dans Les Tristes que lorsqu’il a été contraint à l’exil par Auguste, il a mis son texte au feu. Pourtant, il a survécu : « Partout où s’étend la puissance romaine, la bouche du peuple me lira ; j’irai, connu, à travers siècles », chante Ovide dans l’épilogue.

Le poème aura pris une nouvelle forme, changé de figure, comme Daphné qui se transforme en laurier pour échapper aux ardeurs d’Apollon : « Une lourde torpeur envahit les bras, / le sein doux est cerclé de fine peau, / en feuillages les cheveux, en branches les bras poussent, / le pied jadis si vif colle aux racines figées, / la tête est la cime, une splendeur demeure en elle, / Phœbus l’aime encore et, la main posée sur le tronc, / il sent son cœur palpiter sous l’écorce nouvelle / et embrasse les branches comme des bras ; de toute sa force / il donne des baisers au bois et le bois renvoie les baisers. »

En somme, que racontent Les Métamorphoses ? Est-ce un poème de la survivance, qui console quand la mort rôde autour, rappelant au lecteur que la nature est une transformation perpétuelle, que la vie passe de forme en forme ? Ou le livre est-il au contraire une longue suite tragique, qui nous accompagne pour pleurer les deuils et pertes ?

Dans Métamorphoses, qui paraît fort à propos ces jours-ci, le philosophe Emanuele Coccia rappelle que c’est Ovide qui introduit dans la langue latine le terme d’origine grecque « metamorphosis ». Selon lui, le poème d’Ovide a des pages qui comptent parmi les plus radicales et visionnaires qui aient jamais été écrites. Il en tire une pensée très contemporaine.

Coccia, qui dans La Vie des plantes (Rivages, 2017) partait du point de vue des plantes pour comprendre le monde, fait dans ce nouveau livre de la métamorphose le principe d’une dynamique générale : non seulement « chaque espèce est la métamorphose de toutes celles qui l’ont précédée », mais même « il n’y a aucune opposition entre le vivant et le non-vivant. Tout vivant est non seulement en continuité avec le non-vivant, mais il en est le prolongement, la métamorphose, l’expression la plus extrême ».

Ce qui permet à Coccia de lutter contre les pensées de l’identité : « La différence n’est jamais une nature, elle est un destin et une tâche. Nous sommes obligé·e·s de devenir différent·e·s, nous sommes obligé·e·s de nous métamorphoser. »

La notion de métamorphose lui permet aussi de formuler une critique de notre rapport possessif à la nature, qu’il s’agisse de s’en prendre à ceux qui veulent l’accaparer ou à ceux qui prétendent la préserver contre de dangereux envahisseurs : il s’attaque ainsi à l’écologie lorsqu’elle est entendue comme gestion en bon père de famille de la « maison » (le sens étymologique de la discipline) terre.

Car rien ne reste identique à lui-même, rien ne reste sur place, rappelle Coccia, qui en revient donc aux Métamorphoses d’Ovide : « Personne ne garde sa forme, expliquait Ovide, la nature, rend aux uns la figure des autres », ainsi que « rien ne périt dans le grand monde […], tout varie et change de visage ; on appelle naître commencer à être autre chose que ce qu’on était et mourir le contraire ».

 

Luca Giordano, "Apollon et Marsyas", détail, 1659-1660
               Naples, musée de Capodimonte

Mais Marie Cosnay, qui a traduit Les Métamorphoses d’Ovide pour les éditions de l’Ogre, explique à Mediapart qu’elle considère au contraire le poème comme un « drame de l’arrachement, de l’unité perdue, du désespoir. Bien sûr, il y a ce côté très rapide de l’écriture, très vivant : la multiplicité des histoires, le rythme, la rapidité des transformations et enchaînements. Mais la métamorphose raconte le tragique d’être là : si l’on comptabilise les verbes récurrents du poème, ce que j’avais fait lorsque je traduisais le texte, on s’aperçoit que ceux qui dominent sont des verbes de fixation ».

« On le lit comme un livre de fuite, alors que c’est aussi le récit de ce que c’est qu’être attaché là, le corps arraché. Comme dans l’histoire de Marsyas, qui se retrouve écorché vif par Apollon, parce qu’il a préféré la flûte de Pan à la lyre du dieu soleil, parce qu’il a mauvais goût au fond : Ovide ne manque pas d’humour, il ne se prive pas de parodier les mythes qu’il réécrit. Au terme de la métamorphose de Marsyas, le corps devient un fleuve, coule, cependant la douleur de l’écorchement est présente : c’est le tragique qu’on ne peut pas voir du corps : sous la peau, les viscères. Les Métamorphoses, c’est un texte qui joue avec le tragique, mais qui pose la question existentielle du rapport à soi et à la mort, de ce qui reste après. La métamorphose, c’est la mémoire d’une mort, et l’inscription d’un nom : celui de Narcisse, par exemple. Dans ce texte, ce qui dure est ce qui meurt. »

Chez Ovide, la métamorphose saisit les êtres en plein mouvement, comme une explosante-fixe. Le mort saisit le vif, mais la vie continue : le principe dynamique du livre, et de ce qui nous arrive, est celui de la contradiction.


Ovide, Les Métamorphoses, trad. par Marie Cosnay, éditions de l’Ogre, 2017, 528 pages, 25 €, extraits numériques disponibles ici.

Ovide, Les Métamorphoses, texte établi par Désiré Nisard, 1850, texte intégral disponible ici.

Emanuele Coccia, Métamorphoses, Rivages, 2020, 192 pages, 18 €, version numérique disponible ici.



vendredi 27 mars 2020

Tristesses, I, 7

Ovide n'avait pas eu le temps de parachever les Métamorphoses avant de partir en exil. Il avait même brûlé son exemplaire personnel pour se venger des Muses, causes de sa relégation. Mais alors, comment se fait-il que nous lisions aujourd'hui les Métamorphoses ?
La réponse est dans les vers qui suivent...


Frontispice de l'édition de George Sandys, Londres, 1632.

                             

Si tu possèdes un buste de moi, enlève-lui
     Le lierre de Bacchus qui ceint ma chevelure :
Ces marques de succès vont bien aux poètes heureux
     Et les temps ne sont pas aux tempes couronnées.
Sache que je m’adresse à toi, mais cache-le, très cher,
     Qui me portes au doigt et ne me quittes pas,
– Car tu as fait sertir mon portrait dans l’or fauve – et vois,
     Autant qu’on peut, le cher visage du banni.
Peut-être te surprends-tu à dire, en le regardant :
     « Comme il est loin de moi Naso, ce bon ami… »
Ton affection m’est chère mais mon portrait en plus grand
     Est dans mes vers – que je te prie de lire, bons
Ou pas – sur la métamorphose des humains, ouvrage,
     Hélas ! interrompu par l’exil de son maître :
En partant, je les ai, avec bien d’autres de mes vers,
     Tristement jetés au feu de ma propre main ;
Comme Althéa, meilleure soeur que mère, fit, dit-on,
     Brûler son fils en faisant brûler une bûche,
J’ai mis ces innocents feuillets, mes entrailles, sur un
     Bûcher ardent pour qu’ils périssent avec moi,
Soit par haine des Muses, qui m’avaient fait accuser,
     Soit que cette oeuvre fût brute et inachevée.
Mais puisqu’au lieu d’être détruits, ils en sont réchappés
     – On avait dû en faire des copies –, je souhaite
Longue vie à ces fruits de mes loisirs studieux.
     Qu’ils plaisent au lecteur, me rappellent à lui !
Nul ne pourra pourtant les lire sans s’impatienter
     S’il ne sait qu’ils n’ont pas été parachevés.
Mon ouvrage était sur l’enclume, il en fut enlevé ;
     Mes vers n’ont pas reçu l’ultime coup de lime.
Sois indulgent, lecteur, non élogieux : je serai bien
     Assez loué si je ne te rebute pas.
Voici encore six vers que tu peux, si tu le veux,
     Mettre en exergue au début du livre premier :
« Tu tiens entre tes mains, lecteur, un ouvrage orphelin ;
     Procure-lui, du moins, un abri dans ta ville.
Ceci te le rendra plus cher : loin d’être édité par
     Son maître, il fut comme arraché à son tombeau.
Ces vers n’ont pas été polis ; ce qu’ils ont d’imparfait,
     J’allais le corriger quand j’en fus empêché. »

jeudi 26 mars 2020

Tristesses, I, 6

L'élégie que voici est adressée à Fabia, l'épouse d'Ovide. Elle est restée à Rome pour veiller aux intérêts de son mari et tenter d'obtenir son rappel ou son déplacement vers des lieux plus riants. Ovide attend beaucoup d'elle dans ces circonstances. Mais elle-même, n'a-t-elle pas beaucoup à attendre d'Ovide ? Quoi donc, me direz-vous, vu l'éloignement, vu la condamnation...
Lisez, et vous verrez...
 

Description de cette image, également commentée ci-après
 
Ovide, représenté par Anton von Werner
d'après le buste romain de la galerie des Offices à Florence (1905).
                             

Lydé ne fut pas si chère au poète de Claros
     Ni Bittis tant aimée du poète de Cos
Que tu n’es gravée dans mon coeur, femme qui méritais
     Un mari non meilleur mais moins infortuné.
Pareille à un étai, tu m’as soutenu dans ma ruine ;
     C’est à toi seule que je dois de subsister.
Grâce à toi, ceux qui guettaient les débris de mon naufrage
     Ne m’ont pas dépouillé, ne m’ont pas mis à nu ;
Comme un loup rapace, poussé par la faim et la soif
     De sang, convoite une bergerie sans gardien,
Comme un vautour vorace à la recherche d’un cadavre
     Encore étendu à même le sol tournoie,
Ainsi, quelqu’un, peu solidaire de l’infortuné,
     Allait prendre mes biens si tu n’avais rien fait.
Ton courage et des amis valeureux l’en empêchèrent,
     – Amis qu’on ne saurait assez remercier – ;
Je peux, dans mon malheur, en témoigner sincèrement,
     A supposer qu’un tel témoignage ait du poids.
L’épouse d’Hector n’était pas plus loyale que toi
     Ni celle qui suivit son mari dans la mort.
Et si tu avais eu Homère pour te célébrer,
     Tu passerais la renommée de Pénélope,
Que tu doives à toi et non à ton éducation
     Des qualités qui ont vu le jour avec toi,
Ou que la princesse que de tout temps tu honoras
     Fasse de toi l’exemple de la bonne épouse,
Et qu’à la fréquenter assidûment, tu lui ressembles,
     Si le petit peut être comparé au grand.
Hélas ! mes vers n’ont pas beaucoup de force et mes paroles
     N’atteignent pas à la hauteur de tes bienfaits.
S’il y eut en moi, par le passé, vigueur et énergie,
     De longs malheurs ont tout détruit, tout ravagé.
Tu serais au premier rang des héroïnes sacrées,
     La première qu’on remarquât pour sa belle âme.
Mais, quoi que vaillent les éloges que je te décerne,
     Grâce à mes vers, tu vivras éternellement.

mercredi 25 mars 2020

Tristesses, I, 5

Aujourd'hui, Ovide écrit à un ami et, à cette occasion, il compare le sort d'Ulysse au sien. Vous allez voir, ça vaut son pesant d'or...

Max Beckmann (1884-1950) 
Calypso et Ulysse
                             

Je dois te mentionner avant quiconque, mon ami,
     Qui te sentis atteint lorsque je fus atteint,
Qui, le premier, osas me soutenir en me parlant,
     Je m’en souviens, très cher, quand j’étais abattu,
Qui me donnas le doux conseil de préférer la vie
     Lorsque mon pauvre coeur aspirait à la mort.
Tu as reconnu les services que tu m’as rendus
     Et sais bien à quel nom ces indices renvoient.
Je garderai toujours cela gravé au fond de moi ;
     Je te dois à jamais le salut de mon âme.
Mon souffle se perdra dans l’air léger, abandonnant
     Mes os sur le bûcher qui refroidit, avant
Que ne se glisse en moi l’oubli de ce que je te dois,
     Et que le temps ne détruise mon affection.
Puissent les dieux t’assister et t’accorder de n’avoir
     Besoin de rien – un sort bien différent du mien...
Néanmoins, si un bon vent faisait avancer ma barque,
     Ta loyauté pourrait passer inaperçue.
Pirithoüs n’aurait pas su combien Thésée l’aimait
     S’il n’était descendu vivant dans les Enfers ;
Si Pylade est le parangon du véritable ami,
     Il le doit, malheureux Oreste, à tes Furies ;
Sans Euryale tombant aux mains des ennemis rutules,
     Nisus, fils d’Hyrtacus, n’eût pas connu la gloire.
Oui, comme l’on soumet l’or fauve à l’épreuve des flammes,
     L’épreuve du malheur révèle un coeur fidèle.
Quand la fortune nous seconde et nous fait bonne mine,
     Rien ne peut entraver notre prospérité.
Dès qu’il tonne, chacun s’enfuit et nul ne connaît plus
     Celui que, juste avant, tant d’amis entouraient.
Des exemples du passé naguère me procuraient
     Ce qu’aujourd’hui je vérifie par mes malheurs.
J’avais beaucoup d’amis ; à peine êtes-vous deux ou trois :
     Ce n’est pas moi qu’ils fréquentaient, mais ma fortune.
Raison de plus pour m’assister, amis si peu nombreux,
     En offrant un rivage sûr au naufragé.
Et ne tremblez pas trop de la crainte sans fondement
     Que votre attachement n’offense un dieu : César
Loua souvent la loyauté même chez l’adversaire ;
     Il l’aime chez les siens, chez l’ennemi l’approuve.
Mon cas n’est pas si grave : je ne fus pas un opposant ;
     Je n’ai dû mon exil qu’à ma naïveté.
Veille donc, je t’en prie, sur le malheureux que je suis,
     S’il existe un moyen de calmer un dieu en colère.
Qui désire connaître l’étendue de mes malheurs
     Demande là plus qu’il ne se peut accorder.
J’ai souffert autant de maux qu’il brille d’astres au ciel,
     Autant qu’il y a de grains dans un nuage de poussière.
J’en ai supporté beaucoup qui passent le vraisemblable
     Et dont on doutera, bien qu’ils soient avérés.
Il faut même qu’une partie s’en perde avec ma mort.
     Je n’en dis mot ; puisse-t-elle rester cachée.
Une voix ferme, une poitrine plus solide que
     Le bronze et plusieurs bouches avec plusieurs langues
Ne me suffiraient pourtant pas pour embrasser le tout :
     C’est un sujet qui est au-dessus de mes forces.
Chantez, doctes poètes, mes malheurs plutôt que ceux
     D’Ulysse car j’en ai enduré plus que lui.
Il mit bien des années à parcourir l’espace étroit
     Qui sépare de Troie sa demeure d’Ithaque ;
J’ai traversé les mers, chassé par la colère de
     César sur la côte gétique, aux antipodes.
Ses gens étaient loyaux, tous de fidèles compagnons ;
     Mes amis m’ont abandonné, moi, le banni.
Il regagnait en vainqueur sa patrie, le coeur joyeux ;
     Moi, j’ai fui ma patrie pour l’exil, en vaincu.
Je n’ai pas pour demeure Ithaque, Samos, Dulichium
     – Etre éloigné de là, est-ce un tel châtiment ? –
Mais le séjour des dieux, le siège de l’empire, Rome,
     Qui, du haut des sept monts contemple l’univers.
Il était résistant et endurait bien les épreuves ;
     Je suis de complexion fragile et délicate.
Il consacrait son temps à manier les armes cruelles ;
     J’étais accoutumé aux paisibles études.
Un dieu m’accable sans qu’aucun autre dieu ne m’assiste ;
     Il avait pour soutien la guerrière Minerve.
Alors que Jupiter l’emporte sur le dieu des mers,
     Neptune le traquait, Jupiter me poursuit.
De plus, ses épreuves sont, pour l’essentiel, des fictions ;
     Il n’y a dans mes malheurs rien qui soit inventé. 80
Il finit par retrouver ses pénates désirés
     Et atteignit enfin ses champs longtemps cherchés.
Moi, je dois pour toujours être privé de ma patrie
     Sauf si la colère d’un dieu blessé retombe.

Et puisque vous avez lu jusqu'au bout, une petite récompense pour vous, fidèles lecteurs. Sous la forme d'une vidéo : un court extrait de l'émission "C'est l'hebdo" d'Ali Badou où l'actualité d'Ovide apparaît avec plus d'éclat que jamais...


mardi 24 mars 2020

Tristesses, I, 4

Nous avons déjà essuyé une tempête. Eh bien, nous allons devoir en essuyer une deuxième...
Courage ! C'est la dernière...

Céyx dans la tempête, Ludovico Dolce, 1558
                             

Il plonge dans l’Océan, le gardien de la Grande Ourse ;
     De sa constellation, il agite les flots.
Cependant nous traversons malgré nous la mer Ionienne,
     Mais la peur nous contraint à montrer de l’audace.
Pauvre de moi ! Quels vents déchaînés soulèvent la mer !
     Le sable, en bouillonnant, remonte des abîmes,
Une montagne d’eau s’abat sur la proue, sur la poupe
     Arrondie, malmenant le portrait peint des dieux.
On entend la coque craquer, les cordages siffler ;
     Nos malheurs font gémir la carène elle-même.
Le pilote a pali d’un effroi qui le glace : il ne
     Dirige pas son bateau, il le suit, vaincu ;
Comme un trop faible cavalier renonce à retenir
     – Ce serait inutile – un cheval qui s’emballe,
Le commandant fait voile, je le vois, non où il veut
     Mais où les flots impétueusement l’entraînent.
Si Eole ne souffle pas dans l’autre sens, je suis
     Emporté là où je ne dois pas aborder ;
Car, laissant à bâbord, tout là-bas, l’Illyrie, je vois
     L’Italie, où je suis interdit de séjour.
Puisse le vent ne plus souffler vers un sol défendu
     Et se soumettre, lui aussi, à un grand dieu !
Je parle, partagé entre crainte et désir du large,
     Et, de ce temps, quels flots font retentir les flancs !
Ô ! dieux de la mer azurée, de grâce, épargnez-moi !
     C’est assez de l’hostilité de Jupiter.
Arrachez-moi – je n’en peux plus – à une mort cruelle
     Si quelqu’un qui est mort peut éviter la mort.

lundi 23 mars 2020

Tristesses, I, 3

Hier, nous étions en mer, et fort malmenés...
Aujourd'hui, nous sommes à Rome pour partager avec Ovide la dernière nuit qu'il y a passée avant de partir en exil...
Que les âmes sensibles gardent un mouchoir à portée de main : ça va être émouvant...


Une image de Rome... temporaire...

Quand s’insinue en moi la vision de cette nuit-là
     – Triste vision –, de mes derniers moments à Rome,
Quand je pense à la nuit où je laissai ce qui m’est cher,
     Mes yeux versent encore aujourd’hui une larme.
Le jour allait se lever que César avait fixé
     Pour que je quitte le territoire italien.
Je n’avais eu ni temps ni goût pour les préparatifs :
     Dans ma torpeur, je remettais tout à plus tard.
J’avais négligé de choisir compagnons et esclaves,
     Effets et provisions que l’on prend en exil.
J’étais aussi abasourdi qu’un homme foudroyé
     Par Jupiter, toujours en vie mais inconscient.
Quand pourtant la douleur eut dissipé cette stupeur,
     Quand j’eus finalement recouvré mes esprits,
Près de partir, je dis adieu à mes amis navrés
     – Nombreux naguère, il n’en restait plus qu’un ou deux.
Ma tendre épouse m’enlaçait, pleurant plus fort que moi :
     Des torrents ruisselaient sur ses joues innocentes.
Ma fille était bien loin, là-bas, sur la côte libyenne,
     Et n’avait pu être informée de mon malheur.
Ce n’était, de tous côtés, que deuil et gémissements ;
     On eût dit qu’à grand bruit on enterrait quelqu’un.
Hommes, femmes, enfants déplorent mon trépas,
     Dans tous les coins de la maison coulent des larmes.
S’il est permis de rapprocher les grands faits des petits,
     On se croyait à Troie au moment de sa prise.
On finit par ne plus entendre ni hommes ni chiens ;
     La lune, au ciel, guidait les chevaux de la nuit.
Je la regardais et, à sa lueur, je distinguais
     Le Capitole – un bien inutile voisin.
« Divinités, dis-je, qui résidez si près d’ici,
     Temples que jamais plus je ne devrai revoir,
Dieux que je dois quitter, dieux de la noble ville
     De Romulus, je vous fais mes derniers adieux.
Il n’est plus temps, une fois blessé, de se protéger,
     Mais faites que la haine en exil ne me suive ;
Dites au céleste héros quelle erreur fut la mienne,
     Qu’il ne voie pas un crime où il n’y eut qu’une faute,
Vous le savez ; que l’auteur de ma punition l’admette
     Et, ce dieu apaisé, mon malheur peut finir. »
Telle fut ma prière aux dieux. Ma femme pria plus,
     S’interrompant entre les mots pour sangloter.
Elle baisa même en tremblant le feu éteint des Lares,
     Se prosternant, cheveux épars, devant l’autel.
Elle abreuva les Pénates hostiles de vains mots :
     Le mari tant pleuré ne reçut pas leur aide.
La nuit allait bientôt se terminer : plus de sursis ;
     La Grande Ourse, autour de son axe, avait tourné.
Que faire ? Un tendre amour pour ma patrie me retenait
     Mais, cette nuit passée, je devais m’exiler.
Que de fois on me pressa ! Je répondais : « Me hâter ?
     As-tu bien vu où tu m’envoies ? D’où tu m’envoies ? »
Que de fois j’ai menti en disant : « Je me suis fixé
     L’heure qui convient pour le trajet qui m’attend.
Trois fois j’ai touché le seuil, trois fois je me ravisai ;
     Mon pied, complaisamment, avançait lentement.
Souvent, j’ai dit : « Adieu » et me suis remis à parler,
     A embrasser, comme si j’allais m’en aller.
Souvent je me suis abusé, j’ai redonné un ordre,
     Me retournant pour voir des gens chers à mes yeux.
Enfin : « Pourquoi me hâter, dis-je ? On m’envoie chez les Scythes
     Et je dois quitter Rome : deux bonnes raisons de
Tarder. Je suis en vie, et ne reverrai plus ma femme
     En vie, ni ma maison, ma maisonnée douce et
Fidèle, mes amis, que j’ai aimés comme des frères.
     O, coeurs indéfectiblement liés à moi !
Tant qu’il se peut, je vous embrasserai – derniers baisers,
     Peut-être ; une heure en plus, c’est autant de gagné. »
Sans plus tarder, je renonce à terminer mon discours
     Et embrasse tout ce que mon coeur chérit tant.
Au milieu de ces mots, de ces pleurs, tout là-haut parut
     L’éclatant Lucifer, mon accablante étoile.
Je suis autant déchiré que si l’on m’écartelait :
     J’ai cru qu’on m’arrachait une part de moi-même.
Ainsi souffrit Mettus quand des chevaux, tirant en sens
     Inverse, le punirent de sa trahison.
S’élèvent alors les cris, les gémissements des miens ;
     Ils frappent leur poitrine nue avec douleur.
Mon épouse, lorsque je pars, s’accroche à mes épaules
     Et mêle ces tristes paroles à mes larmes :
« Non, tu ne peux m’être arraché ; nous partirons ensemble.
     Je te suivrai, femme exilée d’un exilé.
Ma route est toute tracée : le bout du monde m’attend,
     Et j’alourdirai peu ton bateau de banni.
La colère de César te chasse de ta patrie ;
     Moi, c’est l’amour ; cet amour sera mon César. »
Nouvelles tentatives, qui s’ajoutaient aux anciennes ;
     Elle ne renonça que dans mon intérêt.
Je sors ou, pour mieux dire, on porte un vivant au tombeau,
     Vêtu de noir, pas rasé, cheveux en bataille.
Elle, folle de douleur, s’évanouit, m’a-t-on dit,
     Au beau milieu de la maison, à demi morte.
Recouvrant ses esprits, elle se releva du sol,
     Glacée, les cheveux sales, souillés de poussière,
En déplorant son abandon, l’abandon des Pénates,
     Et, prononçant souvent le nom du mari qu’on
Lui arrachait, ne gémit pas moins que si elle eût vu
     Sa fille ou son époux sur leur bûcher funèbre.
Elle voulait mourir et ainsi ne plus rien sentir ;
     Elle y renonça pourtant, par égard pour moi. 100
Qu’elle vive et qu’elle aide l’absent – tel est son destin –,
     Qu’elle vive et qu’elle l’assiste sans faillir.

dimanche 22 mars 2020

Tristesses, I, 2

Changement de contexte, aujourd'hui : Ovide est en mer et il essuie une tempête.
Courage à ceux qui affrontent la tempête virale dans les régions les plus affectées !...

Gravure de Virgil Solis (1514-1562)
prévue pour illustrer l'épisode de Céyx dans la tempête (Métamorphoses, XI, 410-572),
et que je détourne ici de manière éhontée...

                                                  
  
Dieux de la mer, dieux du ciel – prier est mon dernier recours –
     N’allez pas disloquer ce bateau secoué
Ni cautionner la colère du grand César, de grâce !
     Souvent, un dieu vous nuit mais un autre vous aide :
Apollon prit parti pour les Troyens, Vulcain contre eux,
     Vénus soutenait Troie, Pallas la combattait,
Junon favorisait Turnus mais haïssait Enée,
     A qui, pourtant, Vénus offrit sa protection.
Neptune en fureur s’en prit souvent au prudent Ulysse
     Que Minerve, souvent, à son oncle arracha.
Si inférieurs que nous soyons à ces héros, un dieu
     Ne peut-il pas nous garder d’un dieu en colère ?
Malheur ! Je parle en vain ; les mots ne me sont d’aucune aide :
     De gros paquets de mer se brisent sur mes lèvres,
Le terrible Notus disperse mes mots et empêche
     Mes prières d’aller jusqu’aux dieux que j’implore.
Ainsi, les mêmes vents, multipliant par deux ma peine,
     Emportent, qui sait où, mes voiles et mes voeux.
Malheur ! Quelles montagnes d’eau se forment ! On dirait
     Qu’elles vont tout là-haut atteindre les étoiles.
Quels abîmes se creusent quand la mer s’ouvre ! On dirait
     Qu’ils vont dans un instant toucher au noir Tartare !
Où que je porte mes regards, ce n’est que mer et ciel,
     L’une aux flots grossissants, l’autre aux nues menaçantes.
Entre les deux, les vents mugissent prodigieusement,
     Et l’onde ne sait pas à quel maître obéir :
Tantôt l’Eurus forcit depuis l’Orient rougeoyant,
     Tantôt c’est le Zéphyr, du lointain Occident,
Tantôt l’aride Borée du pôle glacial déferle,
     Tantôt, lui faisant front, le Notus le combat.
Le pilote hésite : où aller, que fuir ? Il ne le sait,
     Tant des maux opposés paralysent son art.
Nous sommes donc perdus, pas le moindre espoir de salut ;
     Je parle, et mon visage est recouvert par l’onde,
Les flots vont m’étouffer, l’eau me noyer en pénétrant
     Dans ma bouche, qui dit d’inutiles prières.
Ma bonne épouse, pourtant, ne pleure que mon exil,
     Seul de mes maux qu’elle connaisse et qui l’afflige,
Ignorant que je suis balloté sur l’immense mer,
     Et que le vent me pousse, et que la mort est là.
Oui, j’ai bien fait de refuser qu’elle embarque avec moi :
     J’aurais dû, quel malheur, endurer deux trépas !
Si je meurs aujourd’hui, comme elle est en sécurité,
     Du moins survivra-t-il de moi une moitié.
Malheur ! Quels éclairs rapprochés ont zébré les nuages !
     Quel tonnerre, venu du haut du ciel, résonne !
Les vagues ne cognent pas sur le bordage moins fort
     Qu’un lourd boulet de baliste sur un rempart.
Celle qui arrive, entre la neuvième et la onzième,
     Est une vague bien plus grosse que les autres.
Je crains non pas la mort mais cette misérable mort :
     Sans naufrage, la mort me sera un bienfait.
Quand on expire à son heure ou par le fer, c’est beaucoup
     De s’allonger, mourant, là où l’on a vécu,
De faire aux siens ses recommandations près du tombeau
     Plutôt que de nourrir les poissons de la mer.
A supposer que je mérite cette fin, n’étant
     Pas seul à bord, j’entraînerais des innocents ?
Dieux d’en-haut, et vous, dieux d’azur qui régnez sur les flots,
     Mettez de part et d’autre un terme à vos menaces ;
La vie que m’a laissée César, si doux dans sa colère,
     Souffrez qu’un malheureux la traîne en son exil.
Vous voulez, vous aussi, me voir purger ma juste peine ;
     Or, il n’a pas trouvé que mon cas fût pendable.
Si César avait choisi pour moi les ondes du Styx,
     Il n’aurait pas eu besoin de votre concours.
Nul ne lui conteste le droit qu’il a sur notre sang ;
     Lui-même reprendra son don quand il voudra.
Mais vous qu’assurément je ne crois pas avoir blessés,
     N’ajoutez rien, je vous en prie, à mes malheurs.
Si, d’ailleurs, vous vouliez sauver un malheureux, vous ne
     Pourriez pas secourir qui a déjà péri.
La mer peut se calmer, les vents devenir favorables,
     Vous pouvez m’épargner, je reste un exilé.
N’ayant pas un appétit de richesse illimité,
     Je ne sillonne pas les mers pour commercer.
Je ne gagne pas Athènes, où j’ai jadis étudié,
     Ni des villes d’Asie, des lieux que je connais ;
Je ne vais pas aborder dans la célèbre cité
     D’Alexandrie pour voir, joyeux Nil, tes délices.
Si j’appelle les vents favorables – qui le croirait ? –
     C’est que j’ai mis le cap sur la terre sarmate.
Je dois atteindre la farouche côte ouest du Pont
     Et je me plains de m’éloigner si lentement
De ma patrie… Pour voir des Tomitains établis Dieu
     Sait où, je fais des voeux pour écourter ma route.
Si vous tenez à moi, apaisez ces flots déchaînés,
     Et que votre faveur s’attache à mon navire ;
Si je vous suis odieux, envoyez-moi où l’on m’exile :
     Le lieu d’exil fait partie de mon châtiment.
Que fais-je ici ? Vents rapides, emportez-moi ! Pourquoi
     Vouloir gagner le sol de l’Italie, mes voiles ?
César l’interdit. Pourquoi retenir celui qu’il chasse ?
     Que la terre du Pont voie à quoi je ressemble :
Il le veut, je l’ai mérité. Ce qu’il a condamné,
     Justice et piété veulent qu’on le condamne.
Mais, s’il est vrai qu’un mortel n’a jamais trompé les dieux,
     Vous me savez coupable et non pas criminel.
Ah ! Si vous le savez, si une erreur m’a entraîné,
     Si je me suis montré sot et non scélérat,
Si j’ai assez suivi ses lois, l’ai assez soutenu
     – Soutien qui n’est pas interdit, même aux plus humbles –,
Si j’ai dit le bonheur que nous connaissons sous ce prince,
     Offert un pieux encens à César, aux Césars,
Si j’ai montré un coeur sincère, ô dieux, épargnez-moi
     Sinon que la vague déferle et m’engloutisse.
Je me trompe, ou je vois se dissiper les lourds nuages ?
     La mer se calme ? Sa colère diminue ?
Rien de fortuit : dieux que j’ai invoqués sous condition,
     Dieux qu’on ne trompe pas, c’est là votre secours.

samedi 21 mars 2020

Tristesses, I, 1

Et si nous nous fixions un rendez-vous quotidien dédié à une petite lecture ovidienne ? Autre façon de vous proposer un nouvel article par jour sur le blog, où je posterai les unes après les autres les élégies des Tristesses.



Mais, allez-vous me dire, pour ce qui est de la tristesse, on est déjà servi... Itou également pour l'assignation à résidence...
Je vous répondrai, chères et chers amis d'Ovide, que lire les mots d'un reclus quand on est soi-même reclus, c'est trouver les mots qui manquent peut-être pour décrire sa situation, pour traduire son état d'âme... Et quand le reclus en question est à des milliers de kilomètres de chez lui, de ceux qui lui sont chers, il peut nous sembler plus mal loti que nous, ce qui console un peu, quand même...
Bref... Je me lance...
Vous venez avec moi ?...
                                        

Tu iras seul, mon petit livre, à Rome, et je ne t’en
     Veux pas : ton maître, hélas, est privé de ce droit.
Vas-y, mais sans apprêt : tu n’es qu’un livre d’exilé.
     Malheureux ! Porte une tenue de circonstance.
Pas de teinture rouge à l’airelle pour ta jaquette :
     Cette couleur ne sied pas aux lamentations ;
Pas de titre au minium, de feuillets à l’huile de cèdre,
     Pas de front noir qui porterait des cornes blanches :
Ce sont là des ornements faits pour les livres heureux ;
     Tu dois te souvenir de ce qu’est ma fortune.
Pas de tranches polies à la friable pierre ponce :
     Qu’on voie tes barbes hirsutes et en bataille.
N’aie pas honte d’avoir des taches : quand on les verra,
     On comprendra qu’elles sont faites de mes pleurs.
Va, mon livre, et salue pour moi les lieux qui me sont chers :
     J’y mettrai donc les pieds que l’on me laisse y mettre.
Si, là-bas, dans la foule, il est quelqu’un qui pense encore
     A moi, quelqu’un – qui sait ? – qui s’enquiert de mon sort
Dis-lui que, sans aller bien, je suis encore vivant
     Et que cette survie est le cadeau d’un dieu.
Sur quoi, motus ; ne va pas raconter ce qu’il faut taire :
     Qui veut en savoir plus te lira ; aussitôt,
Le lecteur, averti, fera remonter tous mes crimes ;
     J’aurai le peuple pour accusateur public.
Même si les mots sont mordants, ne prends pas ma défense :
     Quand la cause est mauvaise, on l’aggrave en plaidant.
Tu trouveras bien quelqu’un qui soupire sur ma perte
     Et qui lise ces vers avec la joue humide
En souhaitant à part lui, loin des oreilles malveillantes,
     Que César s’adoucisse et allège ma peine.
Je prie aussi qu’ignore le malheur celui qui veut
     Que les dieux soient cléments envers les malheureux ;
Que ses voeux soient exaucés et qu’une fois apaisé,
     Le prince accepte que je meure en ma patrie.
Accomplir ta mission ne saurait t’éviter le blâme :
     « Le génie de l’auteur dans ce livre s’étiole ».
Un juge doit examiner circonstances et faits,
     Et l’examen de celles-là te sauvera.
Un poème a besoin de sérénité pour éclore ;
     Les malheurs ont soudain ennuagé mes jours.
Un poète demande calme et repos pour écrire ;
     La mer, les vents et le cruel hiver m’assaillent.
Qui a peur n’écrit pas de vers ; moi, dans mon désespoir,
     Je vois incessamment une épée sous ma gorge.
Ce que j’écris aussi surprendra un juge impartial,
     Et, quoi qu’il lise, il fera preuve d’indulgence.
Prenons Homère et entourons-le d’autant de malheurs :
     Tout son génie, sous de si grands maux, cèdera.
Pars, enfin, sans te soucier de l’opinion, mon livre,
     Et n’aie pas honte de déplaire à tes lecteurs.
Vu la façon dont la fortune me sourit, tu peux
     Etre indifférent au succès que tu remportes.
Quand je vivais heureux, j’avais à coeur d’être honoré :
     Il me fallait un nom. Bien beau si aujourd’hui
Je n’ai pas en horreur ce goût pour les vers qui m’a nui :
     Je dois à mon génie de connaître l’exil.
Mais toi qui en as le droit, va voir Rome pour moi, va !
     Ô dieux ! Si je pouvais être aujourd’hui mon livre…
Et ne crois pas qu’en arrivant dans une grande ville
     En étranger, tu ne seras pas reconnu.
Même sans titre, on te reconnaîtra à ta couleur ;
     Voudrais-tu le cacher, tu es de moi, c’est clair.
Entre pourtant discrètement ; mes vers pourraient te nuire :
     Ils n’ont plus la faveur qu’ils avaient autrefois.
Si quelqu’un pense, du fait que tu es de moi, qu’il doit
     S’abstenir de te lire et te rejette au loin,
Dis-lui : « Vois donc mon titre. Où est le professeur d’amour ?
     L’Art d’aimer a déjà payé ce qu’il devait. »
Peut-être te demandes-tu si tu devras monter
     Sur les hauteurs du Palatin, chez l’empereur.
Augustes lieux, pardon ! Dieux qui habitez là, pardon !
     C’est de là qu’est parti l’éclair qui m’a touché.
Je sais bien que siègent là-haut des divinités très
     Clémentes, mais je crains les dieux qui m’ont fait tort.
La colombe est effrayée au moindre bruissement d’ailes
     Pour peu qu’un épervier l’ait blessée de ses serres,
Et l’agneau n’ose pas s’éloigner de la bergerie
     S’il a été tiré des crocs du loup vorace ;
Si Phaéton vivait, il fuirait le ciel, l’insensé,
     Renonçant aux chevaux qui lui faisaient envie.
Et moi, déjà frappé par Jupiter, je crains ses coups :
     Quand il tonne, je crois que sa foudre me vise.
Les marins de l’Argo, réchappés du cap Capharée,
     Sur les eaux de l’Eubée jamais plus ne font voile,
Et ma barque, ébranlée une fois par un ouragan,
     Tremble à l’idée d’aller où elle fut blessée.
Veille donc à être prudent, mon livre, et tiens-toi sur
     Tes gardes : contente-toi de lecteurs ordinaires ;
S’étant trop élevé dans le ciel sur ses faibles ailes,
     Il a donné son nom à une mer, Icare.
Mais dois-tu avancer à la rame, à la voile ? D’ici,
     C’est difficile à dire ; décides-en sur place.
Si l’on peut te remettre quand il n’est pas occupé,
     Si tout est calme et qu’il ne soit plus en colère,
Si quelqu’un, te voyant hésiter et craindre d’entrer,
     Dit quelques mots avant de te remettre, va !
Puisses-tu arriver là-bas un jour faste et avoir
     Plus de chance que moi, et alléger mes maux :
Car nul autre que celui qui m’a blessé ne pourra
     Guérir ma plaie, comme jadis le fit Achille.
Du moins, veille à ne pas me nuire en voulant m’être utile
     – J’ai dans le coeur, c’est vrai, moins d’espoir que de crainte.
Sa colère sommeillait ; ne va pas la réveiller,
     Ne va pas me valoir un nouveau châtiment.
Une fois admis dans le sanctuaire de mes oeuvres,
     Une fois trouvée ta maison – un étui cylindrique –,
Tu verras en ce lieu, rangés dans l’ordre, tous tes frères,
     Qui sont nés, comme toi, de mes veilles studieuses ;
Tout ce monde arborera son titre ostensiblement
     Et portera son nom sur sa face apparente.
Tu en verras trois à l’écart, cachés dans un coin sombre :
     Ceux qui, nul ne l’ignore, enseignent l’art d’aimer.
Fuis-les, ou si tu es assez en verve, traite-les
     De parricides, d’OEdipes, de Télégones.
N’en aime aucun des trois, crois-moi, si tu te soucies de
     Ton père – qui, pourtant, enseigne l’art d’aimer.
Il y a aussi quinze volumes de métamorphoses,
     Vers récemment arrachés à mes funérailles.
Je t’invite à leur dire qu’on en compte une de plus,
     Celle de la physionomie de ma fortune,
Rendue soudain bien différente de ce qu’elle était :
     Souriante naguère, aujourd’hui à pleurer.
Sois sûr que j’aurais encore à te dire bien des choses,
     Mais je crains de t’avoir déjà trop retardé,
Et si tu emportais tout ce qui me vient à l’esprit,
     Tu serais, mon livre, un fardeau pour ton porteur.
Hâte-toi : la route est longue ! Et moi, je vais habiter
     Au bout du monde, une terre loin de ma terre.
Tristesses, I, 1

vendredi 20 mars 2020

Bon anniversaire !...

Eh oui, chères et chers amis d'Ovide, c'est aujourd'hui, 20 mars, que nous fêtons l'anniversaire de la naissance de notre poète, né très exactement le 20 mars 43 av. J.-C., il y a donc 2063 ans...
Le bel âge !...
Du coup, nous pouvons constater que les vers qui figurent en épilogue des Métamorphoses, s'ils sont pleins d'orgueil, ne sont pas dénués de vérité : 


L’œuvre que voilà, ni la colère de Jupiter,
Ni le feu, le fer, le temps rongeur ne la détruiront.
Vienne, quand il le voudra, le jour qui n’a prise que
Sur mon corps, qu’il boucle le cours incertain de ma vie.
Le meilleur de moi me fera m’élever, immortel,
Par-delà les hauteurs des astres ; mon nom perdurera.
Là où Rome étend son pouvoir, sur les terres soumises,
Je serai sur toutes les lèvres ; par mon renom, toujours,
Si le présage d’un poète dit vrai, je vivrai…

Métamorphoses, XV, 871-879


Fresque de Luca Signorelli, chapelle Saint-Brice, cathédrale d'Orvieto, XVe s.

Mais au fait...
Une des élégies des Tristesses fait le récit de la façon dont Ovide avait fêté - ou plutôt, s'était abstenu de fêter - son anniversaire lors de son exil à Tomes.
La voici. Peut-être que dans ce contexte de confinement, la relégation d'Ovide sonnera à nos oreilles d'une façon nouvelle...

Bon anniversaire, Naso !...

Voici que revient, fidèlement, mon anniversaire ;
     Jour superflu : à quoi m’a-t-il servi de naître ?
Pourquoi, cruel, te rajouter à mes tristes années
     D’exil ? Tu aurais dû y mettre fin. Si tu
Te souciais de moi, si tu avais quelque scrupule,
     Tu ne me suivrais pas en dehors de ma patrie ;
Là où tu m’as connu, hélas, premier anniversaire,
     Tu aurais essayé d’être le tout dernier ;
En me quittant, tu m’aurais dit, à Rome, toi aussi,
     Un triste adieu, comme le firent mes amis.
As-tu affaire ici… ? César t’a-t-il, dans sa colère,
     Envoyé toi aussi près du cercle polaire ?
Sans doute comptes-tu être honoré comme il se doit :
     Qu’un habit blanc soit attaché à mes épaules,
Qu’on entoure l’autel fumant de couronnes de fleurs,
     Que dans le feu sacré des grains d’encens crépitent,
Que j’offre les gâteaux qu’on offre un jour d’anniversaire,
     Que je récite comme il faut les orémus ?
Ni mes dispositions ni les circonstances présentes
     Ne me laissent goûter la joie de ton retour.
Il me faut un autel funéraire, avec un cyprès
     Funèbre, ainsi qu’une flamme pour mon bûcher.
Pas d’encens, auquel les dieux se montreraient insensibles,
     Rien à dire de bon dans de si grands malheurs.
Si toutefois je dois formuler un voeu en ce jour,
     Je t’en prie, ne reviens jamais plus par ici,
Tant que cette région du bout du monde, ou presque, me
     Retient – ce Pont-Euxin, qui porte mal son nom. 

Tristesses, III, 13

mardi 17 mars 2020

Tous relégués....

Nous voici donc, chères et chers amis d'Ovide, tous un peu relégués, tous un peu assignés à résidence, non pas à Tomes, mais 'at home'...
Je vous propose donc, puisque notre exil durera quand même plusieurs semaines, de le passer aussi loin que possible du Covid, mais au plus près d'Ovide...
Que diriez-vous, par exemple, d'un peu de lecture ?...
Les Métamorphoses, par exemple, mais dans une version que vous ne connaissez peut-être pas : celle de Thomas Corneille (1625-1709).


Entourage de Hyacinthe Rigaud, Thomas Corneille à 81 ans

De dix-neuf ans plus jeune que son frère Pierre, il connut de son temps un beau succès en tant qu'auteur dramatique, et cultiva des genres variés : comédies, tragédies, pièces à machines, livrets d'opéra... Mais c'est pour sa traduction des Métamorphoses (1697) qu'il nous intéressera aujourd'hui.


Nous avons affaire à une traduction en alexandrins rimés, qui se déploient d'une fable à l'autre avec une ampleur que nous ne trouvons pas chez Ovide lui-même. C'est que Thomas, pour attraper la rime, n'hésite pas à ajouter un hémistiche de son cru, que le poète latin n'aurait peut-être pas désavoué, mais qu'il n'a sûrement pas écrit... Bref, nous avons affaire à ce qu'on appelle un belle infidèle...
Vous voulez vous faire une idée ? Voici donc sa version de la fable de Mars et Vénus pris dans les filets de Vulcain...
D'après Métamorphoses, IV, 169-189

Oui, vous avez bien lu : 21 vers chez Ovide et 44 chez son traducteur. Mais qui ne tomberait pas sous le charme ?...
 
Vous trouverez l'intégralité de la traduction sur le site de la BNF (Bibliothèque Nationale de France). Voici les liens :

Bonne lecture !...