dimanche 22 mars 2020

Tristesses, I, 2

Changement de contexte, aujourd'hui : Ovide est en mer et il essuie une tempête.
Courage à ceux qui affrontent la tempête virale dans les régions les plus affectées !...

Gravure de Virgil Solis (1514-1562)
prévue pour illustrer l'épisode de Céyx dans la tempête (Métamorphoses, XI, 410-572),
et que je détourne ici de manière éhontée...

                                                  
  
Dieux de la mer, dieux du ciel – prier est mon dernier recours –
     N’allez pas disloquer ce bateau secoué
Ni cautionner la colère du grand César, de grâce !
     Souvent, un dieu vous nuit mais un autre vous aide :
Apollon prit parti pour les Troyens, Vulcain contre eux,
     Vénus soutenait Troie, Pallas la combattait,
Junon favorisait Turnus mais haïssait Enée,
     A qui, pourtant, Vénus offrit sa protection.
Neptune en fureur s’en prit souvent au prudent Ulysse
     Que Minerve, souvent, à son oncle arracha.
Si inférieurs que nous soyons à ces héros, un dieu
     Ne peut-il pas nous garder d’un dieu en colère ?
Malheur ! Je parle en vain ; les mots ne me sont d’aucune aide :
     De gros paquets de mer se brisent sur mes lèvres,
Le terrible Notus disperse mes mots et empêche
     Mes prières d’aller jusqu’aux dieux que j’implore.
Ainsi, les mêmes vents, multipliant par deux ma peine,
     Emportent, qui sait où, mes voiles et mes voeux.
Malheur ! Quelles montagnes d’eau se forment ! On dirait
     Qu’elles vont tout là-haut atteindre les étoiles.
Quels abîmes se creusent quand la mer s’ouvre ! On dirait
     Qu’ils vont dans un instant toucher au noir Tartare !
Où que je porte mes regards, ce n’est que mer et ciel,
     L’une aux flots grossissants, l’autre aux nues menaçantes.
Entre les deux, les vents mugissent prodigieusement,
     Et l’onde ne sait pas à quel maître obéir :
Tantôt l’Eurus forcit depuis l’Orient rougeoyant,
     Tantôt c’est le Zéphyr, du lointain Occident,
Tantôt l’aride Borée du pôle glacial déferle,
     Tantôt, lui faisant front, le Notus le combat.
Le pilote hésite : où aller, que fuir ? Il ne le sait,
     Tant des maux opposés paralysent son art.
Nous sommes donc perdus, pas le moindre espoir de salut ;
     Je parle, et mon visage est recouvert par l’onde,
Les flots vont m’étouffer, l’eau me noyer en pénétrant
     Dans ma bouche, qui dit d’inutiles prières.
Ma bonne épouse, pourtant, ne pleure que mon exil,
     Seul de mes maux qu’elle connaisse et qui l’afflige,
Ignorant que je suis balloté sur l’immense mer,
     Et que le vent me pousse, et que la mort est là.
Oui, j’ai bien fait de refuser qu’elle embarque avec moi :
     J’aurais dû, quel malheur, endurer deux trépas !
Si je meurs aujourd’hui, comme elle est en sécurité,
     Du moins survivra-t-il de moi une moitié.
Malheur ! Quels éclairs rapprochés ont zébré les nuages !
     Quel tonnerre, venu du haut du ciel, résonne !
Les vagues ne cognent pas sur le bordage moins fort
     Qu’un lourd boulet de baliste sur un rempart.
Celle qui arrive, entre la neuvième et la onzième,
     Est une vague bien plus grosse que les autres.
Je crains non pas la mort mais cette misérable mort :
     Sans naufrage, la mort me sera un bienfait.
Quand on expire à son heure ou par le fer, c’est beaucoup
     De s’allonger, mourant, là où l’on a vécu,
De faire aux siens ses recommandations près du tombeau
     Plutôt que de nourrir les poissons de la mer.
A supposer que je mérite cette fin, n’étant
     Pas seul à bord, j’entraînerais des innocents ?
Dieux d’en-haut, et vous, dieux d’azur qui régnez sur les flots,
     Mettez de part et d’autre un terme à vos menaces ;
La vie que m’a laissée César, si doux dans sa colère,
     Souffrez qu’un malheureux la traîne en son exil.
Vous voulez, vous aussi, me voir purger ma juste peine ;
     Or, il n’a pas trouvé que mon cas fût pendable.
Si César avait choisi pour moi les ondes du Styx,
     Il n’aurait pas eu besoin de votre concours.
Nul ne lui conteste le droit qu’il a sur notre sang ;
     Lui-même reprendra son don quand il voudra.
Mais vous qu’assurément je ne crois pas avoir blessés,
     N’ajoutez rien, je vous en prie, à mes malheurs.
Si, d’ailleurs, vous vouliez sauver un malheureux, vous ne
     Pourriez pas secourir qui a déjà péri.
La mer peut se calmer, les vents devenir favorables,
     Vous pouvez m’épargner, je reste un exilé.
N’ayant pas un appétit de richesse illimité,
     Je ne sillonne pas les mers pour commercer.
Je ne gagne pas Athènes, où j’ai jadis étudié,
     Ni des villes d’Asie, des lieux que je connais ;
Je ne vais pas aborder dans la célèbre cité
     D’Alexandrie pour voir, joyeux Nil, tes délices.
Si j’appelle les vents favorables – qui le croirait ? –
     C’est que j’ai mis le cap sur la terre sarmate.
Je dois atteindre la farouche côte ouest du Pont
     Et je me plains de m’éloigner si lentement
De ma patrie… Pour voir des Tomitains établis Dieu
     Sait où, je fais des voeux pour écourter ma route.
Si vous tenez à moi, apaisez ces flots déchaînés,
     Et que votre faveur s’attache à mon navire ;
Si je vous suis odieux, envoyez-moi où l’on m’exile :
     Le lieu d’exil fait partie de mon châtiment.
Que fais-je ici ? Vents rapides, emportez-moi ! Pourquoi
     Vouloir gagner le sol de l’Italie, mes voiles ?
César l’interdit. Pourquoi retenir celui qu’il chasse ?
     Que la terre du Pont voie à quoi je ressemble :
Il le veut, je l’ai mérité. Ce qu’il a condamné,
     Justice et piété veulent qu’on le condamne.
Mais, s’il est vrai qu’un mortel n’a jamais trompé les dieux,
     Vous me savez coupable et non pas criminel.
Ah ! Si vous le savez, si une erreur m’a entraîné,
     Si je me suis montré sot et non scélérat,
Si j’ai assez suivi ses lois, l’ai assez soutenu
     – Soutien qui n’est pas interdit, même aux plus humbles –,
Si j’ai dit le bonheur que nous connaissons sous ce prince,
     Offert un pieux encens à César, aux Césars,
Si j’ai montré un coeur sincère, ô dieux, épargnez-moi
     Sinon que la vague déferle et m’engloutisse.
Je me trompe, ou je vois se dissiper les lourds nuages ?
     La mer se calme ? Sa colère diminue ?
Rien de fortuit : dieux que j’ai invoqués sous condition,
     Dieux qu’on ne trompe pas, c’est là votre secours.

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