samedi 21 mars 2020

Tristesses, I, 1

Et si nous nous fixions un rendez-vous quotidien dédié à une petite lecture ovidienne ? Autre façon de vous proposer un nouvel article par jour sur le blog, où je posterai les unes après les autres les élégies des Tristesses.



Mais, allez-vous me dire, pour ce qui est de la tristesse, on est déjà servi... Itou également pour l'assignation à résidence...
Je vous répondrai, chères et chers amis d'Ovide, que lire les mots d'un reclus quand on est soi-même reclus, c'est trouver les mots qui manquent peut-être pour décrire sa situation, pour traduire son état d'âme... Et quand le reclus en question est à des milliers de kilomètres de chez lui, de ceux qui lui sont chers, il peut nous sembler plus mal loti que nous, ce qui console un peu, quand même...
Bref... Je me lance...
Vous venez avec moi ?...
                                        

Tu iras seul, mon petit livre, à Rome, et je ne t’en
     Veux pas : ton maître, hélas, est privé de ce droit.
Vas-y, mais sans apprêt : tu n’es qu’un livre d’exilé.
     Malheureux ! Porte une tenue de circonstance.
Pas de teinture rouge à l’airelle pour ta jaquette :
     Cette couleur ne sied pas aux lamentations ;
Pas de titre au minium, de feuillets à l’huile de cèdre,
     Pas de front noir qui porterait des cornes blanches :
Ce sont là des ornements faits pour les livres heureux ;
     Tu dois te souvenir de ce qu’est ma fortune.
Pas de tranches polies à la friable pierre ponce :
     Qu’on voie tes barbes hirsutes et en bataille.
N’aie pas honte d’avoir des taches : quand on les verra,
     On comprendra qu’elles sont faites de mes pleurs.
Va, mon livre, et salue pour moi les lieux qui me sont chers :
     J’y mettrai donc les pieds que l’on me laisse y mettre.
Si, là-bas, dans la foule, il est quelqu’un qui pense encore
     A moi, quelqu’un – qui sait ? – qui s’enquiert de mon sort
Dis-lui que, sans aller bien, je suis encore vivant
     Et que cette survie est le cadeau d’un dieu.
Sur quoi, motus ; ne va pas raconter ce qu’il faut taire :
     Qui veut en savoir plus te lira ; aussitôt,
Le lecteur, averti, fera remonter tous mes crimes ;
     J’aurai le peuple pour accusateur public.
Même si les mots sont mordants, ne prends pas ma défense :
     Quand la cause est mauvaise, on l’aggrave en plaidant.
Tu trouveras bien quelqu’un qui soupire sur ma perte
     Et qui lise ces vers avec la joue humide
En souhaitant à part lui, loin des oreilles malveillantes,
     Que César s’adoucisse et allège ma peine.
Je prie aussi qu’ignore le malheur celui qui veut
     Que les dieux soient cléments envers les malheureux ;
Que ses voeux soient exaucés et qu’une fois apaisé,
     Le prince accepte que je meure en ma patrie.
Accomplir ta mission ne saurait t’éviter le blâme :
     « Le génie de l’auteur dans ce livre s’étiole ».
Un juge doit examiner circonstances et faits,
     Et l’examen de celles-là te sauvera.
Un poème a besoin de sérénité pour éclore ;
     Les malheurs ont soudain ennuagé mes jours.
Un poète demande calme et repos pour écrire ;
     La mer, les vents et le cruel hiver m’assaillent.
Qui a peur n’écrit pas de vers ; moi, dans mon désespoir,
     Je vois incessamment une épée sous ma gorge.
Ce que j’écris aussi surprendra un juge impartial,
     Et, quoi qu’il lise, il fera preuve d’indulgence.
Prenons Homère et entourons-le d’autant de malheurs :
     Tout son génie, sous de si grands maux, cèdera.
Pars, enfin, sans te soucier de l’opinion, mon livre,
     Et n’aie pas honte de déplaire à tes lecteurs.
Vu la façon dont la fortune me sourit, tu peux
     Etre indifférent au succès que tu remportes.
Quand je vivais heureux, j’avais à coeur d’être honoré :
     Il me fallait un nom. Bien beau si aujourd’hui
Je n’ai pas en horreur ce goût pour les vers qui m’a nui :
     Je dois à mon génie de connaître l’exil.
Mais toi qui en as le droit, va voir Rome pour moi, va !
     Ô dieux ! Si je pouvais être aujourd’hui mon livre…
Et ne crois pas qu’en arrivant dans une grande ville
     En étranger, tu ne seras pas reconnu.
Même sans titre, on te reconnaîtra à ta couleur ;
     Voudrais-tu le cacher, tu es de moi, c’est clair.
Entre pourtant discrètement ; mes vers pourraient te nuire :
     Ils n’ont plus la faveur qu’ils avaient autrefois.
Si quelqu’un pense, du fait que tu es de moi, qu’il doit
     S’abstenir de te lire et te rejette au loin,
Dis-lui : « Vois donc mon titre. Où est le professeur d’amour ?
     L’Art d’aimer a déjà payé ce qu’il devait. »
Peut-être te demandes-tu si tu devras monter
     Sur les hauteurs du Palatin, chez l’empereur.
Augustes lieux, pardon ! Dieux qui habitez là, pardon !
     C’est de là qu’est parti l’éclair qui m’a touché.
Je sais bien que siègent là-haut des divinités très
     Clémentes, mais je crains les dieux qui m’ont fait tort.
La colombe est effrayée au moindre bruissement d’ailes
     Pour peu qu’un épervier l’ait blessée de ses serres,
Et l’agneau n’ose pas s’éloigner de la bergerie
     S’il a été tiré des crocs du loup vorace ;
Si Phaéton vivait, il fuirait le ciel, l’insensé,
     Renonçant aux chevaux qui lui faisaient envie.
Et moi, déjà frappé par Jupiter, je crains ses coups :
     Quand il tonne, je crois que sa foudre me vise.
Les marins de l’Argo, réchappés du cap Capharée,
     Sur les eaux de l’Eubée jamais plus ne font voile,
Et ma barque, ébranlée une fois par un ouragan,
     Tremble à l’idée d’aller où elle fut blessée.
Veille donc à être prudent, mon livre, et tiens-toi sur
     Tes gardes : contente-toi de lecteurs ordinaires ;
S’étant trop élevé dans le ciel sur ses faibles ailes,
     Il a donné son nom à une mer, Icare.
Mais dois-tu avancer à la rame, à la voile ? D’ici,
     C’est difficile à dire ; décides-en sur place.
Si l’on peut te remettre quand il n’est pas occupé,
     Si tout est calme et qu’il ne soit plus en colère,
Si quelqu’un, te voyant hésiter et craindre d’entrer,
     Dit quelques mots avant de te remettre, va !
Puisses-tu arriver là-bas un jour faste et avoir
     Plus de chance que moi, et alléger mes maux :
Car nul autre que celui qui m’a blessé ne pourra
     Guérir ma plaie, comme jadis le fit Achille.
Du moins, veille à ne pas me nuire en voulant m’être utile
     – J’ai dans le coeur, c’est vrai, moins d’espoir que de crainte.
Sa colère sommeillait ; ne va pas la réveiller,
     Ne va pas me valoir un nouveau châtiment.
Une fois admis dans le sanctuaire de mes oeuvres,
     Une fois trouvée ta maison – un étui cylindrique –,
Tu verras en ce lieu, rangés dans l’ordre, tous tes frères,
     Qui sont nés, comme toi, de mes veilles studieuses ;
Tout ce monde arborera son titre ostensiblement
     Et portera son nom sur sa face apparente.
Tu en verras trois à l’écart, cachés dans un coin sombre :
     Ceux qui, nul ne l’ignore, enseignent l’art d’aimer.
Fuis-les, ou si tu es assez en verve, traite-les
     De parricides, d’OEdipes, de Télégones.
N’en aime aucun des trois, crois-moi, si tu te soucies de
     Ton père – qui, pourtant, enseigne l’art d’aimer.
Il y a aussi quinze volumes de métamorphoses,
     Vers récemment arrachés à mes funérailles.
Je t’invite à leur dire qu’on en compte une de plus,
     Celle de la physionomie de ma fortune,
Rendue soudain bien différente de ce qu’elle était :
     Souriante naguère, aujourd’hui à pleurer.
Sois sûr que j’aurais encore à te dire bien des choses,
     Mais je crains de t’avoir déjà trop retardé,
Et si tu emportais tout ce qui me vient à l’esprit,
     Tu serais, mon livre, un fardeau pour ton porteur.
Hâte-toi : la route est longue ! Et moi, je vais habiter
     Au bout du monde, une terre loin de ma terre.
Tristesses, I, 1

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