lundi 23 mars 2020

Tristesses, I, 3

Hier, nous étions en mer, et fort malmenés...
Aujourd'hui, nous sommes à Rome pour partager avec Ovide la dernière nuit qu'il y a passée avant de partir en exil...
Que les âmes sensibles gardent un mouchoir à portée de main : ça va être émouvant...


Une image de Rome... temporaire...

Quand s’insinue en moi la vision de cette nuit-là
     – Triste vision –, de mes derniers moments à Rome,
Quand je pense à la nuit où je laissai ce qui m’est cher,
     Mes yeux versent encore aujourd’hui une larme.
Le jour allait se lever que César avait fixé
     Pour que je quitte le territoire italien.
Je n’avais eu ni temps ni goût pour les préparatifs :
     Dans ma torpeur, je remettais tout à plus tard.
J’avais négligé de choisir compagnons et esclaves,
     Effets et provisions que l’on prend en exil.
J’étais aussi abasourdi qu’un homme foudroyé
     Par Jupiter, toujours en vie mais inconscient.
Quand pourtant la douleur eut dissipé cette stupeur,
     Quand j’eus finalement recouvré mes esprits,
Près de partir, je dis adieu à mes amis navrés
     – Nombreux naguère, il n’en restait plus qu’un ou deux.
Ma tendre épouse m’enlaçait, pleurant plus fort que moi :
     Des torrents ruisselaient sur ses joues innocentes.
Ma fille était bien loin, là-bas, sur la côte libyenne,
     Et n’avait pu être informée de mon malheur.
Ce n’était, de tous côtés, que deuil et gémissements ;
     On eût dit qu’à grand bruit on enterrait quelqu’un.
Hommes, femmes, enfants déplorent mon trépas,
     Dans tous les coins de la maison coulent des larmes.
S’il est permis de rapprocher les grands faits des petits,
     On se croyait à Troie au moment de sa prise.
On finit par ne plus entendre ni hommes ni chiens ;
     La lune, au ciel, guidait les chevaux de la nuit.
Je la regardais et, à sa lueur, je distinguais
     Le Capitole – un bien inutile voisin.
« Divinités, dis-je, qui résidez si près d’ici,
     Temples que jamais plus je ne devrai revoir,
Dieux que je dois quitter, dieux de la noble ville
     De Romulus, je vous fais mes derniers adieux.
Il n’est plus temps, une fois blessé, de se protéger,
     Mais faites que la haine en exil ne me suive ;
Dites au céleste héros quelle erreur fut la mienne,
     Qu’il ne voie pas un crime où il n’y eut qu’une faute,
Vous le savez ; que l’auteur de ma punition l’admette
     Et, ce dieu apaisé, mon malheur peut finir. »
Telle fut ma prière aux dieux. Ma femme pria plus,
     S’interrompant entre les mots pour sangloter.
Elle baisa même en tremblant le feu éteint des Lares,
     Se prosternant, cheveux épars, devant l’autel.
Elle abreuva les Pénates hostiles de vains mots :
     Le mari tant pleuré ne reçut pas leur aide.
La nuit allait bientôt se terminer : plus de sursis ;
     La Grande Ourse, autour de son axe, avait tourné.
Que faire ? Un tendre amour pour ma patrie me retenait
     Mais, cette nuit passée, je devais m’exiler.
Que de fois on me pressa ! Je répondais : « Me hâter ?
     As-tu bien vu où tu m’envoies ? D’où tu m’envoies ? »
Que de fois j’ai menti en disant : « Je me suis fixé
     L’heure qui convient pour le trajet qui m’attend.
Trois fois j’ai touché le seuil, trois fois je me ravisai ;
     Mon pied, complaisamment, avançait lentement.
Souvent, j’ai dit : « Adieu » et me suis remis à parler,
     A embrasser, comme si j’allais m’en aller.
Souvent je me suis abusé, j’ai redonné un ordre,
     Me retournant pour voir des gens chers à mes yeux.
Enfin : « Pourquoi me hâter, dis-je ? On m’envoie chez les Scythes
     Et je dois quitter Rome : deux bonnes raisons de
Tarder. Je suis en vie, et ne reverrai plus ma femme
     En vie, ni ma maison, ma maisonnée douce et
Fidèle, mes amis, que j’ai aimés comme des frères.
     O, coeurs indéfectiblement liés à moi !
Tant qu’il se peut, je vous embrasserai – derniers baisers,
     Peut-être ; une heure en plus, c’est autant de gagné. »
Sans plus tarder, je renonce à terminer mon discours
     Et embrasse tout ce que mon coeur chérit tant.
Au milieu de ces mots, de ces pleurs, tout là-haut parut
     L’éclatant Lucifer, mon accablante étoile.
Je suis autant déchiré que si l’on m’écartelait :
     J’ai cru qu’on m’arrachait une part de moi-même.
Ainsi souffrit Mettus quand des chevaux, tirant en sens
     Inverse, le punirent de sa trahison.
S’élèvent alors les cris, les gémissements des miens ;
     Ils frappent leur poitrine nue avec douleur.
Mon épouse, lorsque je pars, s’accroche à mes épaules
     Et mêle ces tristes paroles à mes larmes :
« Non, tu ne peux m’être arraché ; nous partirons ensemble.
     Je te suivrai, femme exilée d’un exilé.
Ma route est toute tracée : le bout du monde m’attend,
     Et j’alourdirai peu ton bateau de banni.
La colère de César te chasse de ta patrie ;
     Moi, c’est l’amour ; cet amour sera mon César. »
Nouvelles tentatives, qui s’ajoutaient aux anciennes ;
     Elle ne renonça que dans mon intérêt.
Je sors ou, pour mieux dire, on porte un vivant au tombeau,
     Vêtu de noir, pas rasé, cheveux en bataille.
Elle, folle de douleur, s’évanouit, m’a-t-on dit,
     Au beau milieu de la maison, à demi morte.
Recouvrant ses esprits, elle se releva du sol,
     Glacée, les cheveux sales, souillés de poussière,
En déplorant son abandon, l’abandon des Pénates,
     Et, prononçant souvent le nom du mari qu’on
Lui arrachait, ne gémit pas moins que si elle eût vu
     Sa fille ou son époux sur leur bûcher funèbre.
Elle voulait mourir et ainsi ne plus rien sentir ;
     Elle y renonça pourtant, par égard pour moi. 100
Qu’elle vive et qu’elle aide l’absent – tel est son destin –,
     Qu’elle vive et qu’elle l’assiste sans faillir.

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