lundi 30 mars 2020

Tristesses, I, 9

Nouvelle méditation sur l'amitié dans l'élégie de ce soir, avec deux beaux vers, que je vous livre tout de suite :

Tant que tout ira bien, tu compteras beaucoup d’amis ;
     Si le temps vient à se gâter, tu seras seul.

                             

Puisses-tu sans dommage atteindre la fin de ta vie,
     Toi qui lis cet ouvrage et ne m’es pas hostile ;
Puissent ces voeux être plus efficaces dans ton cas
     Que dans le mien : les dieux y furent insensibles.
Tant que tout ira bien, tu compteras beaucoup d’amis ;
     Si le temps vient à se gâter, tu seras seul.
Tu vois comme les toits blanchis attirent les colombes,
     Comme les oiseaux fuient une tour décrépite.
Jamais fourmi ne se dirige vers un grenier vide ;
     Qui a perdu ses biens a perdu ses amis.
Comme l’ombre accompagne celui qui marche au soleil
     Et disparaît quand s’interposent des nuages,
Une foule inconstante suit l’éclat de la Fortune ;
     Qu’un nuage vienne à passer, elle s’en va.
Je prie que tout cela puisse toujours te sembler faux ;
     Ce qui m’est arrivé prouve, hélas ! que c’est vrai.
Naguère ma maison avait son lot de familiers ;
     J’étais connu et je n’en demandais pas plus.
Dès qu’elle eut chancelé, chacun a redouté sa ruine
     Et m’a tourné le dos pour s’enfuir prudemment.
Je ne m’étonne pas qu’on craigne la foudre cruelle
     Dont le feu se répand d’ordinaire alentour.
Pourtant, César estime une amitié à toute épreuve
     Même chez l’ennemi qu’il déteste le plus ;
Il n’est pas homme à s’emporter – nul n’est plus modéré –
     Si, dans l’adversité, l’on garde ses amis.
Quand il eut appris qui était le compagnon d’Oreste,
     Thoas en personne approuva, dit-on, Pylade.
Patrocle fut toujours loyal envers le grand Achille,
     Chose qu’Hector n’a jamais cessé de louer.
Pluton fut touché, dit-on, que le fidèle Thésée
     Accompagne aux Enfers son cher Pirithoüs.
Sans doute as-tu versé, Turnus, des larmes au récit
     De la fidélité d’Euryale et de Nisus.
Rester l’ami d’un malheureux, louer un ennemi
     Fidèle en amitié… Bien peu de gens, hélas !
Sont émus par ces mots. Mon état, mon sort actuel
     Devraient faire verser d’intarissables larmes.
Néanmoins, tes succès ont rendu la sérénité
     A mon coeur tant meurtri par son propre malheur.
Déjà, très cher ami, quand la brise poussait moins fort
     Ta barque, je sentais que ces succès viendraient.
Si des moeurs, si une vie sans tache ont de la valeur,
     Personne ne doit être estimé plus que toi ;
Si quelqu’un s’est fait remarquer dans les arts libéraux,
     C’est toi : plaidée par toi, toute cause triomphe.
J’en fus frappé et je t’ai dit sans plus tarder : « Ami,
     Ton talent aura une scène à sa mesure ».
Je ne le tiens ni du chant des oiseaux, ni de leur vol,
     Ni du foie des brebis, ni du tonnerre à gauche :
Je prédis l’avenir avec la raison pour augure ;
     Par elle je devine et par elle je sais.
N’étant pas démenti, je me félicite de voir
     Ton génie éclater, et je t’en félicite.
Ah ! si seulement le mien avait connu les ténèbres !
     Quel bonheur si mon oeuvre était restée dans l’ombre !
La gravité de ton art, éloquent ami, te sert,
     Tout comme la légèreté du mien m’a nui.
Pourtant, tu me connais : tu sais que l’auteur de cet Art
     N’avait pas conformé ses moeurs à son ouvrage.
Ce vieux poème était un badinage de jeunesse
     Et rien de plus, même s’il mérite le blâme.
Si, donc, ma faute ne peut trouver aucune défense,
     On peut, du moins, je crois, la trouver excusable.
Fais de ton mieux pour l’excuser et soutiens un ami :
     Tu es parti du bon pied ; continue de même.

Et pour se quitter en musique, 4'46 de bonheur avec l'Orchestre National de France...
https://www.youtube.com/watch?v=Sj4pE_bgRQI&fbclid=IwAR3n80hJ10W2axlfQwinMSqOyzQTel98tMCt5TF6VV8M92UrPaZBoFhwVIw

Aucun commentaire: