Evelyne et Santiago, deux amis d'Ovide, m'ont fait parvenir la page que Médiapart consacre aux Métamorphoses. Un grand merci à eux !
C'est donc cette page que je partagerai aujourd'hui avec vous.
Et les Tristesses ?
Ne vous inquiétez pas : je mettrai demain en ligne l'élégie suivante...
Quand tout semble irréel, à commencer par notre quotidien, désormais frappé d’une inquiétante étrangeté, plonger dans les fictions permet paradoxalement de se retrouver en terrain familier. Voici une chronique pour traverser les questions qui nous occupent en ce printemps, face à la pandémie : des textes accessibles en ligne, qui peuvent embarquer, consoler, accompagner, interloquer. Des lectures comme autant d’enquêtes, parce qu’il est trop tôt pour brandir des réponses : commençons par faire le tour de ce qui nous dérange. Un premier temps avec Les Métamorphoses d’Ovide.
Parmigianino, "Actéon transformé en cerf", détail, 1523
Parme, Rocca Sanvitale, Fontanellato
Quand des humains meurent terrassés par une épidémie, faut-il s’abandonner à la tristesse du deuil ou se consoler en pensant le mouvement de la vie ?
« La respiration est en feu, / la langue rugueuse grossit, sur les vents tièdes les bouches / sèches s’ouvrent, elles avalent les airs lourds. / Sans limite, sauvage, le désastre se rue sur les médecins / eux-mêmes, l’art nuit à son auteur. / Partout où tourner le regard, / le peuple est couché à terre, comme tombent les pommes/ pourries quand on remue les branches, et les glands quand on secoue le chêne. »
Furieuse qu’une contrée porte le nom d’une maîtresse de Jupiter, Junon a envoyé la peste sur Égine : elle décime la population, les habitants tombent comme des pommes. Mais le roi, fils de la nymphe maudite et de Jupiter, supplie son père de remplir la cité de nouveaux habitants, autant qu’il voit de fourmis qui grimpent au chêne. Il sera exaucé. Miracle : à son réveil, il découvre les Myrmidons (« fourmis » en grec), des hommes industrieux.
Ainsi vont Les Métamorphoses d’Ovide, qui enchaînent les récits de trépas et les histoires de naissances, en quinze livres trépidants qui commencent avec les premiers temps, ceux du chaos, pour aboutir au livre d’Ovide lui-même, qui se métamorphose d’aventure en aventure. Cela se lit comme un roman fleuve, chaque épisode fabuleux entraînant le suivant.
Le lecteur est conduit des origines mythiques au passé historique, de la création de l’humanité au règne d’Auguste, en passant par les épisodes célèbres – Narcisse et Écho, la transformation d’Io en vache, l’enlèvement d’Europe, la guerre de Troie – et par d’autres moins connus, mais tout aussi vibrants, tous pris dans un alliage étrange de cruauté précise et de sentiments exaltés. C’est la révolution permanente des corps qui souffrent et désirent : chacun – dieux, hommes, femmes – poursuit son envie ou fuit celle de l’autre, qu’il s’agisse de sexe, de pouvoir ou de vengeance.
Le poème est lui-même le fruit d’une métamorphose : Ovide rapporte dans Les Tristes que lorsqu’il a été contraint à l’exil par Auguste, il a mis son texte au feu. Pourtant, il a survécu : « Partout où s’étend la puissance romaine, la bouche du peuple me lira ; j’irai, connu, à travers siècles », chante Ovide dans l’épilogue.
Le poème aura pris une nouvelle forme, changé de figure, comme Daphné qui se transforme en laurier pour échapper aux ardeurs d’Apollon : « Une lourde torpeur envahit les bras, / le sein doux est cerclé de fine peau, / en feuillages les cheveux, en branches les bras poussent, / le pied jadis si vif colle aux racines figées, / la tête est la cime, une splendeur demeure en elle, / Phœbus l’aime encore et, la main posée sur le tronc, / il sent son cœur palpiter sous l’écorce nouvelle / et embrasse les branches comme des bras ; de toute sa force / il donne des baisers au bois et le bois renvoie les baisers. »
En somme, que racontent Les Métamorphoses ? Est-ce un poème de la survivance, qui console quand la mort rôde autour, rappelant au lecteur que la nature est une transformation perpétuelle, que la vie passe de forme en forme ? Ou le livre est-il au contraire une longue suite tragique, qui nous accompagne pour pleurer les deuils et pertes ?
Dans Métamorphoses, qui paraît fort à propos ces jours-ci, le philosophe Emanuele Coccia rappelle que c’est Ovide qui introduit dans la langue latine le terme d’origine grecque « metamorphosis ». Selon lui, le poème d’Ovide a des pages qui comptent parmi les plus radicales et visionnaires qui aient jamais été écrites. Il en tire une pensée très contemporaine.
Coccia, qui dans La Vie des plantes (Rivages, 2017) partait du point de vue des plantes pour comprendre le monde, fait dans ce nouveau livre de la métamorphose le principe d’une dynamique générale : non seulement « chaque espèce est la métamorphose de toutes celles qui l’ont précédée », mais même « il n’y a aucune opposition entre le vivant et le non-vivant. Tout vivant est non seulement en continuité avec le non-vivant, mais il en est le prolongement, la métamorphose, l’expression la plus extrême ».
Ce qui permet à Coccia de lutter contre les pensées de l’identité : « La différence n’est jamais une nature, elle est un destin et une tâche. Nous sommes obligé·e·s de devenir différent·e·s, nous sommes obligé·e·s de nous métamorphoser. »
La notion de métamorphose lui permet aussi de formuler une critique de notre rapport possessif à la nature, qu’il s’agisse de s’en prendre à ceux qui veulent l’accaparer ou à ceux qui prétendent la préserver contre de dangereux envahisseurs : il s’attaque ainsi à l’écologie lorsqu’elle est entendue comme gestion en bon père de famille de la « maison » (le sens étymologique de la discipline) terre.
Car rien ne reste identique à lui-même, rien ne reste sur place, rappelle Coccia, qui en revient donc aux Métamorphoses d’Ovide : « Personne ne garde sa forme, expliquait Ovide, la nature, rend aux uns la figure des autres », ainsi que « rien ne périt dans le grand monde […], tout varie et change de visage ; on appelle naître commencer à être autre chose que ce qu’on était et mourir le contraire ».
« La respiration est en feu, / la langue rugueuse grossit, sur les vents tièdes les bouches / sèches s’ouvrent, elles avalent les airs lourds. / Sans limite, sauvage, le désastre se rue sur les médecins / eux-mêmes, l’art nuit à son auteur. / Partout où tourner le regard, / le peuple est couché à terre, comme tombent les pommes/ pourries quand on remue les branches, et les glands quand on secoue le chêne. »
Furieuse qu’une contrée porte le nom d’une maîtresse de Jupiter, Junon a envoyé la peste sur Égine : elle décime la population, les habitants tombent comme des pommes. Mais le roi, fils de la nymphe maudite et de Jupiter, supplie son père de remplir la cité de nouveaux habitants, autant qu’il voit de fourmis qui grimpent au chêne. Il sera exaucé. Miracle : à son réveil, il découvre les Myrmidons (« fourmis » en grec), des hommes industrieux.
Ainsi vont Les Métamorphoses d’Ovide, qui enchaînent les récits de trépas et les histoires de naissances, en quinze livres trépidants qui commencent avec les premiers temps, ceux du chaos, pour aboutir au livre d’Ovide lui-même, qui se métamorphose d’aventure en aventure. Cela se lit comme un roman fleuve, chaque épisode fabuleux entraînant le suivant.
Le lecteur est conduit des origines mythiques au passé historique, de la création de l’humanité au règne d’Auguste, en passant par les épisodes célèbres – Narcisse et Écho, la transformation d’Io en vache, l’enlèvement d’Europe, la guerre de Troie – et par d’autres moins connus, mais tout aussi vibrants, tous pris dans un alliage étrange de cruauté précise et de sentiments exaltés. C’est la révolution permanente des corps qui souffrent et désirent : chacun – dieux, hommes, femmes – poursuit son envie ou fuit celle de l’autre, qu’il s’agisse de sexe, de pouvoir ou de vengeance.
Le poème est lui-même le fruit d’une métamorphose : Ovide rapporte dans Les Tristes que lorsqu’il a été contraint à l’exil par Auguste, il a mis son texte au feu. Pourtant, il a survécu : « Partout où s’étend la puissance romaine, la bouche du peuple me lira ; j’irai, connu, à travers siècles », chante Ovide dans l’épilogue.
Le poème aura pris une nouvelle forme, changé de figure, comme Daphné qui se transforme en laurier pour échapper aux ardeurs d’Apollon : « Une lourde torpeur envahit les bras, / le sein doux est cerclé de fine peau, / en feuillages les cheveux, en branches les bras poussent, / le pied jadis si vif colle aux racines figées, / la tête est la cime, une splendeur demeure en elle, / Phœbus l’aime encore et, la main posée sur le tronc, / il sent son cœur palpiter sous l’écorce nouvelle / et embrasse les branches comme des bras ; de toute sa force / il donne des baisers au bois et le bois renvoie les baisers. »
En somme, que racontent Les Métamorphoses ? Est-ce un poème de la survivance, qui console quand la mort rôde autour, rappelant au lecteur que la nature est une transformation perpétuelle, que la vie passe de forme en forme ? Ou le livre est-il au contraire une longue suite tragique, qui nous accompagne pour pleurer les deuils et pertes ?
Dans Métamorphoses, qui paraît fort à propos ces jours-ci, le philosophe Emanuele Coccia rappelle que c’est Ovide qui introduit dans la langue latine le terme d’origine grecque « metamorphosis ». Selon lui, le poème d’Ovide a des pages qui comptent parmi les plus radicales et visionnaires qui aient jamais été écrites. Il en tire une pensée très contemporaine.
Coccia, qui dans La Vie des plantes (Rivages, 2017) partait du point de vue des plantes pour comprendre le monde, fait dans ce nouveau livre de la métamorphose le principe d’une dynamique générale : non seulement « chaque espèce est la métamorphose de toutes celles qui l’ont précédée », mais même « il n’y a aucune opposition entre le vivant et le non-vivant. Tout vivant est non seulement en continuité avec le non-vivant, mais il en est le prolongement, la métamorphose, l’expression la plus extrême ».
Ce qui permet à Coccia de lutter contre les pensées de l’identité : « La différence n’est jamais une nature, elle est un destin et une tâche. Nous sommes obligé·e·s de devenir différent·e·s, nous sommes obligé·e·s de nous métamorphoser. »
La notion de métamorphose lui permet aussi de formuler une critique de notre rapport possessif à la nature, qu’il s’agisse de s’en prendre à ceux qui veulent l’accaparer ou à ceux qui prétendent la préserver contre de dangereux envahisseurs : il s’attaque ainsi à l’écologie lorsqu’elle est entendue comme gestion en bon père de famille de la « maison » (le sens étymologique de la discipline) terre.
Car rien ne reste identique à lui-même, rien ne reste sur place, rappelle Coccia, qui en revient donc aux Métamorphoses d’Ovide : « Personne ne garde sa forme, expliquait Ovide, la nature, rend aux uns la figure des autres », ainsi que « rien ne périt dans le grand monde […], tout varie et change de visage ; on appelle naître commencer à être autre chose que ce qu’on était et mourir le contraire ».
Luca Giordano, "Apollon et Marsyas", détail, 1659-1660
Naples, musée de Capodimonte
Mais Marie Cosnay, qui a traduit Les Métamorphoses d’Ovide pour les éditions de l’Ogre, explique à Mediapart qu’elle considère au contraire le poème comme un « drame de l’arrachement, de l’unité perdue, du désespoir. Bien sûr, il y a ce côté très rapide de l’écriture, très vivant : la multiplicité des histoires, le rythme, la rapidité des transformations et enchaînements. Mais la métamorphose raconte le tragique d’être là : si l’on comptabilise les verbes récurrents du poème, ce que j’avais fait lorsque je traduisais le texte, on s’aperçoit que ceux qui dominent sont des verbes de fixation ».
« On le lit comme un livre de fuite, alors que c’est aussi le récit de ce que c’est qu’être attaché là, le corps arraché. Comme dans l’histoire de Marsyas, qui se retrouve écorché vif par Apollon, parce qu’il a préféré la flûte de Pan à la lyre du dieu soleil, parce qu’il a mauvais goût au fond : Ovide ne manque pas d’humour, il ne se prive pas de parodier les mythes qu’il réécrit. Au terme de la métamorphose de Marsyas, le corps devient un fleuve, coule, cependant la douleur de l’écorchement est présente : c’est le tragique qu’on ne peut pas voir du corps : sous la peau, les viscères. Les Métamorphoses, c’est un texte qui joue avec le tragique, mais qui pose la question existentielle du rapport à soi et à la mort, de ce qui reste après. La métamorphose, c’est la mémoire d’une mort, et l’inscription d’un nom : celui de Narcisse, par exemple. Dans ce texte, ce qui dure est ce qui meurt. »
Chez Ovide, la métamorphose saisit les êtres en plein mouvement, comme une explosante-fixe. Le mort saisit le vif, mais la vie continue : le principe dynamique du livre, et de ce qui nous arrive, est celui de la contradiction.
Ovide, Les Métamorphoses, trad. par Marie Cosnay, éditions de l’Ogre, 2017, 528 pages, 25 €, extraits numériques disponibles ici.
Ovide, Les Métamorphoses, texte établi par Désiré Nisard, 1850, texte intégral disponible ici.
Emanuele Coccia, Métamorphoses, Rivages, 2020, 192 pages, 18 €, version numérique disponible ici.
« On le lit comme un livre de fuite, alors que c’est aussi le récit de ce que c’est qu’être attaché là, le corps arraché. Comme dans l’histoire de Marsyas, qui se retrouve écorché vif par Apollon, parce qu’il a préféré la flûte de Pan à la lyre du dieu soleil, parce qu’il a mauvais goût au fond : Ovide ne manque pas d’humour, il ne se prive pas de parodier les mythes qu’il réécrit. Au terme de la métamorphose de Marsyas, le corps devient un fleuve, coule, cependant la douleur de l’écorchement est présente : c’est le tragique qu’on ne peut pas voir du corps : sous la peau, les viscères. Les Métamorphoses, c’est un texte qui joue avec le tragique, mais qui pose la question existentielle du rapport à soi et à la mort, de ce qui reste après. La métamorphose, c’est la mémoire d’une mort, et l’inscription d’un nom : celui de Narcisse, par exemple. Dans ce texte, ce qui dure est ce qui meurt. »
Chez Ovide, la métamorphose saisit les êtres en plein mouvement, comme une explosante-fixe. Le mort saisit le vif, mais la vie continue : le principe dynamique du livre, et de ce qui nous arrive, est celui de la contradiction.
Ovide, Les Métamorphoses, trad. par Marie Cosnay, éditions de l’Ogre, 2017, 528 pages, 25 €, extraits numériques disponibles ici.
Ovide, Les Métamorphoses, texte établi par Désiré Nisard, 1850, texte intégral disponible ici.
Emanuele Coccia, Métamorphoses, Rivages, 2020, 192 pages, 18 €, version numérique disponible ici.
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