mercredi 25 mars 2020

Tristesses, I, 5

Aujourd'hui, Ovide écrit à un ami et, à cette occasion, il compare le sort d'Ulysse au sien. Vous allez voir, ça vaut son pesant d'or...

Max Beckmann (1884-1950) 
Calypso et Ulysse
                             

Je dois te mentionner avant quiconque, mon ami,
     Qui te sentis atteint lorsque je fus atteint,
Qui, le premier, osas me soutenir en me parlant,
     Je m’en souviens, très cher, quand j’étais abattu,
Qui me donnas le doux conseil de préférer la vie
     Lorsque mon pauvre coeur aspirait à la mort.
Tu as reconnu les services que tu m’as rendus
     Et sais bien à quel nom ces indices renvoient.
Je garderai toujours cela gravé au fond de moi ;
     Je te dois à jamais le salut de mon âme.
Mon souffle se perdra dans l’air léger, abandonnant
     Mes os sur le bûcher qui refroidit, avant
Que ne se glisse en moi l’oubli de ce que je te dois,
     Et que le temps ne détruise mon affection.
Puissent les dieux t’assister et t’accorder de n’avoir
     Besoin de rien – un sort bien différent du mien...
Néanmoins, si un bon vent faisait avancer ma barque,
     Ta loyauté pourrait passer inaperçue.
Pirithoüs n’aurait pas su combien Thésée l’aimait
     S’il n’était descendu vivant dans les Enfers ;
Si Pylade est le parangon du véritable ami,
     Il le doit, malheureux Oreste, à tes Furies ;
Sans Euryale tombant aux mains des ennemis rutules,
     Nisus, fils d’Hyrtacus, n’eût pas connu la gloire.
Oui, comme l’on soumet l’or fauve à l’épreuve des flammes,
     L’épreuve du malheur révèle un coeur fidèle.
Quand la fortune nous seconde et nous fait bonne mine,
     Rien ne peut entraver notre prospérité.
Dès qu’il tonne, chacun s’enfuit et nul ne connaît plus
     Celui que, juste avant, tant d’amis entouraient.
Des exemples du passé naguère me procuraient
     Ce qu’aujourd’hui je vérifie par mes malheurs.
J’avais beaucoup d’amis ; à peine êtes-vous deux ou trois :
     Ce n’est pas moi qu’ils fréquentaient, mais ma fortune.
Raison de plus pour m’assister, amis si peu nombreux,
     En offrant un rivage sûr au naufragé.
Et ne tremblez pas trop de la crainte sans fondement
     Que votre attachement n’offense un dieu : César
Loua souvent la loyauté même chez l’adversaire ;
     Il l’aime chez les siens, chez l’ennemi l’approuve.
Mon cas n’est pas si grave : je ne fus pas un opposant ;
     Je n’ai dû mon exil qu’à ma naïveté.
Veille donc, je t’en prie, sur le malheureux que je suis,
     S’il existe un moyen de calmer un dieu en colère.
Qui désire connaître l’étendue de mes malheurs
     Demande là plus qu’il ne se peut accorder.
J’ai souffert autant de maux qu’il brille d’astres au ciel,
     Autant qu’il y a de grains dans un nuage de poussière.
J’en ai supporté beaucoup qui passent le vraisemblable
     Et dont on doutera, bien qu’ils soient avérés.
Il faut même qu’une partie s’en perde avec ma mort.
     Je n’en dis mot ; puisse-t-elle rester cachée.
Une voix ferme, une poitrine plus solide que
     Le bronze et plusieurs bouches avec plusieurs langues
Ne me suffiraient pourtant pas pour embrasser le tout :
     C’est un sujet qui est au-dessus de mes forces.
Chantez, doctes poètes, mes malheurs plutôt que ceux
     D’Ulysse car j’en ai enduré plus que lui.
Il mit bien des années à parcourir l’espace étroit
     Qui sépare de Troie sa demeure d’Ithaque ;
J’ai traversé les mers, chassé par la colère de
     César sur la côte gétique, aux antipodes.
Ses gens étaient loyaux, tous de fidèles compagnons ;
     Mes amis m’ont abandonné, moi, le banni.
Il regagnait en vainqueur sa patrie, le coeur joyeux ;
     Moi, j’ai fui ma patrie pour l’exil, en vaincu.
Je n’ai pas pour demeure Ithaque, Samos, Dulichium
     – Etre éloigné de là, est-ce un tel châtiment ? –
Mais le séjour des dieux, le siège de l’empire, Rome,
     Qui, du haut des sept monts contemple l’univers.
Il était résistant et endurait bien les épreuves ;
     Je suis de complexion fragile et délicate.
Il consacrait son temps à manier les armes cruelles ;
     J’étais accoutumé aux paisibles études.
Un dieu m’accable sans qu’aucun autre dieu ne m’assiste ;
     Il avait pour soutien la guerrière Minerve.
Alors que Jupiter l’emporte sur le dieu des mers,
     Neptune le traquait, Jupiter me poursuit.
De plus, ses épreuves sont, pour l’essentiel, des fictions ;
     Il n’y a dans mes malheurs rien qui soit inventé. 80
Il finit par retrouver ses pénates désirés
     Et atteignit enfin ses champs longtemps cherchés.
Moi, je dois pour toujours être privé de ma patrie
     Sauf si la colère d’un dieu blessé retombe.

Et puisque vous avez lu jusqu'au bout, une petite récompense pour vous, fidèles lecteurs. Sous la forme d'une vidéo : un court extrait de l'émission "C'est l'hebdo" d'Ali Badou où l'actualité d'Ovide apparaît avec plus d'éclat que jamais...


Aucun commentaire: