vendredi 17 avril 2020

Tristesses, IV, 1

Qu'est-ce qui pourra bien sauver Ovide ? Ce qui l'a perdu : la poésie...
Il a été exilé pour avoir écrit l'Art d'aimer ; il survivra en écrivant des vers.
On ne se refait pas...

Giuseppe Cades (1750–1799)
Achille jouant de la lyre sous sa tente avec Patrocle
                             

Si mes livres, lecteur, ont des défauts – et ils en ont –,
     Accorde-leur des circonstances atténuantes.
L’exilé que je suis cherche le repos, non la gloire,
     Et un dérivatif aux malheurs qui l’accablent.
C’est aussi pourquoi l’esclave entravé chante en bêchant :
     Quand il fredonne, il allège son dur labeur ;
Celui aussi qui hale un chaland à contre-courant
     Chante en s’arc-boutant des pieds dans le limon,
Et celui qui ramène à lui sa rame lente et frappe
     L’eau en cadence au rythme constant de ses bras. 10
Fatigué, le berger s’appuie sur son bâton, s’assied
     Sur un rocher et charme ses brebis de son
Flûtiau. En cadence, elle chante et file, la fileuse,
     Sa quenouillée, trompant sa peine et l’oubliant.
On dit qu’Achille, attristé d’avoir perdu Briséis,
     Consola ses chagrins sur sa lyre hémonienne.
Quand Orphée déplaçait en chantant forêts et rochers,
     Il déplorait son épouse deux fois perdue.
La Muse me soulage aussi, en chemin pour le Pont
     Où je suis assigné, seule co-exilée, 20
Seule à ne craindre, au milieu des embûches, ni l’épée
     D’un soldat, ni la mer, le vent, la barbarie.
Elle sait aussi quelle erreur a provoqué ma perte
     Et qu’il faut voir là une faute et non un crime.
Elle me fit du tort quand on la prit pour ma complice,
     Tort qu’elle répare aujourd’hui en m’assistant.
Je voudrais n’avoir jamais embrassé la religion
     Des Muses, c’est certain : elle devait me nuire.
Mais que faire maintenant que je suis sous son emprise ?
     Dans ma folie, j’aime ces vers qui m’ont blessé. 30
Ainsi, le palais qui jamais n’a goûté au lotos
     Trouve agréable une saveur qui va lui nuire.
L’amant pressent souvent qu’il court à sa perte, et pourtant
     Il persiste et s’obstine à commettre sa faute.
Moi aussi : je trouve du charme aux livres qui m’ont nui
     Et j’aime l’arme qui m’a fait une blessure.
On peut juger que cette passion est folie ; pourtant
     Cette folie comporte aussi ses avantages :
Elle évite à mon esprit de ne voir que ses malheurs
     Et lui fait oublier sa présente infortune. 40
Tombée en transe après avoir modulé ses « iou-iou »,
     La Bacchante blessée ne sent pas sa blessure.
De même, quand le thyrse vert met le feu à mon coeur,
     Je m’élève au-dessus de la misère humaine
Et ne sens ni l’exil, ni le littoral du Pont scythe,
     Ni les dieux en colère. Comme si je buvais
A la coupe soporifique du Léthé, je n’ai
     Pas l’impression de connaître l’adversité.
J’ai raison d’honorer ces déesses consolatrices,
     Venues de l’Hélicon partager mon exil 50
Inquiet. Elles ont daigné, tant sur terre que sur mer,
     Suivre ma trace, à pied aussi bien qu’en bateau.
Vous, du moins, soyez-moi, s’il vous plaît, favorables : le grand
     César a vu la foule des dieux le rejoindre ;
Je leur dois autant de malheurs que les poissons ont d’oeufs,
     L’océan de poissons et la plage de sable.
On compte moins de fleurs au printemps, d’épis en été,
     En automne de fruits, en hiver de flocons,
Que je ne souffre de maux, ballotté de-ci de-là,
     Hélas ! sur le chemin du cruel Pont-Euxin. 60
Mon sort n’est pourtant pas meilleur depuis mon arrivée :
     Le destin a suivi ma route jusqu’ici ;
Ici aussi, je reconnais le fil qu’à ma naissance
     Je reçus, fil tiré d’une noire toison.
Sans rien dire des guets-apens et des dangers de mort
     – Bien vrais, pourtant, mais qui passent le vraisemblable –,
Quelle misère que de vivre entre Besses et Gètes
     Lorsque l’on fut toujours l’idole du public,
Que de tenir sa vie à l’abri d’un mur, d’une porte,
     D’être à grand peine protégé par un rempart. 70
Jeune homme, j’échappai à l’armée, à ses durs combats,
     Et je n’ai manié les armes que pour jouer.
Devenu vieux, je porte une épée au côté, au bras
     Un bouclier, sur ma tête chenue, un casque :
Aussitôt que la tour de guet a donné le signal,
     Nous ajustons nos armes d’une main tremblante.
L’ennemi longe nos murs sur son cheval haletant,
     Arc et flèches empoisonnées en main, furieux.
Comme un loup rapace emporte et traîne par prés et bois
     La brebis qui s’expose hors de la bergerie, 80
Si l’ennemi barbare surprend quelqu’un dans les champs,
     Pas encore à l’abri des murs, il le capture.
Celui qu’il a fait prisonnier le suit, la chaîne au cou,
     Ou périt, percé d’une flèche empoisonnée.
Telle est la cachette troublée du nouvel arrivant.
     Que mon destin, hélas ! suit son cours lentement !
Ma Muse rend pourtant visite au malheureux, et se
     Remet, tâche sacrée, aux rythmes d’autrefois.
Mais il n’y a personne à qui je puisse lire mes vers,
     Il n’y a personne qui entende le latin. 90
C’est pour moi que j’écris et que je lis – que faire d’autre ?
     Et je suis juge de mes vers – juge et partie…
Pourtant, je me dis souvent : « Pour qui prends-tu cette peine ?
     Les Sarmates et les Gètes liront-il donc tes écrits ? »
Souvent aussi j’ai versé des larmes en écrivant,
     Et ma lettre s’est retrouvée mouillée de pleurs.
Les blessures de jadis semblent fraîches à mon coeur,
     Sur ma poitrine il tombe une pluie d’affliction.
Quand je pense à qui j’étais, quand je pense à qui je suis,
     Où mon sort m’a porté, d’où il m’a emporté, 100
Ma main, de rage, a souvent jeté mes vers au bûcher,
     En colère contre elle et contre sa passion ;
Puisque j’ai fait bien des vers et qu’il en reste bien peu,
     Qui que tu sois, lecteur, montre-toi indulgent,
Et veuille, toi aussi, agréer ces vers, aussi bons
     Que l’est ma situation, inaccessible Rome !

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