dimanche 12 avril 2020

Tristesses, III, 10

Voici une élégie dans laquelle Ovide parle du pays de Tomes, de son climat, de ses habitants...
Une espèce de compte rendu géographico-ethnologique, mais sans prétention scientifique.
C'est que, si l'on veut être pris en pitié, il faut bien commencer par se faire plaindre...

La mer Noire prise par le gel à Constantza
                             

Si quelqu’un se souvient encore à Rome de Naso
     L’exilé, si là-bas mon nom m’a survécu,
Qu’il sache que je vis sous des étoiles qui jamais
     Ne plongent dans la mer, au milieu de barbares,
Entouré de sauvages : Sarmates, Besses et Gètes
     – Des noms à la hauteur de mon inspiration !
Tant qu’il fait doux, le rempart du Danube nous en garde :
     Lorsqu’il coule, ses eaux repoussent leurs attaques.
Mais quand le triste hiver a pointé son sale visage
     Et que le gel de marbre a fait blanchir la terre,  10
Tandis que neige et Borée prennent leurs quartiers sous l’Ourse,
     Les voici accablés par les frissons du pôle.
La neige est là, que durcit le Borée, neige éternelle :
     Elle résistera au soleil, à la pluie.
La première couche n’a pas fondu qu’il en retombe ;
     En bien des lieux, elle tient souvent deux années.
L’Aquilon déchaîné souffle si fort qu’il jette à bas
     Les hautes tours, arrache les toits, les emporte.
Fourrures, braies cousues les protègent des méchants froids,
     Et l’on ne voit, de tout leur corps, que le visage. 20
En bougeant, ils font tinter les glaçons à leurs cheveux,
     Et leur barbe, blanchie de givre, est scintillante.
Le vin garde la forme de l’amphore et tient tout seul ;
     On ne le sert pas en coupes mais en sucettes.
Que dire des ruisseaux, que le froid saisit et enchaîne,
     Et du lac d’où l’on tire l’eau à coups de pic ?
Le Danube, aussi large que le fleuve aux papyrus
     Et qui se jette dans le Pont-Euxin par tant
De bouches, gèle quand les vents durcissent ses eaux bleues ;
     Il coule vers la mer sous un tunnel de glace. 30
Les bateaux y voguaient ; maintenant, on y marche, et l’eau,
     Congelée, retentit du sabot des chevaux.
Sur ces ponts d’un genre nouveau, sous lesquels passe l’eau,
     Des boeufs sarmates tirent des chariots barbares.
Me croira-t-on ? Pourtant, son intérêt n’étant pas de
     Mentir, un témoin doit être cru sans réserve.
J’ai vu l’immense mer se solidifier en glace,
     Glissante carapace accablant l’eau sans ride.
Mais voir ne suffit pas : j’ai marché sur les flots durcis,
     J’ai foulé à pied sec la surface des eaux. 40
Si tu avais, jadis, trouvé pareille mer, Léandre,
     On n’accuserait pas un détroit de ta mort.
Alors, les dauphins arqués ne peuvent bondir dans l’air ;
     Quand ils essaient, le dur hiver les en empêche.
Même si le Borée retentit en battant des ailes,
     L’eau ne s’agite pas sur le gouffre glacé.
Les bateaux pris par le gel seront bloqués dans du marbre,
     La rame ne pourra fendre les eaux durcies.
Des poissons, j’en ai vus emprisonnés dans de la glace ;
     Une partie d’entre eux était encore en vie. 50
Si la force du Borée, ses sauvages excès gèlent
     Les eaux du fleuve en crue ou celles de la mer,
Si l’Aquilon souffle sec sur le fleuve qu’il arase,
     L’ennemi barbare, à cheval, se rue sur nous.
Ce cavalier hors pair, qui fait voler au loin ses flèches,
     Ravage largement la terre avoisinante.
Certains s’enfuient, et comme les champs ne sont pas gardés,
     Leurs biens, laissés sans surveillance, sont pillés,
De maigres biens de paysans : troupeau, chariots grinçants,
     Economies de miséreux habitant là. 60
D’autres sont ligotés, faits prisonniers ; se retournant
     En vain, ils voient s’éloigner leur foyer, leurs terres.
D’autres malheureux tombent sous des flèches barbelées,
     Car leur fer si rapide est enduit de poison.
Ce qu’ils ne peuvent prendre ou emmener, ils le détruisent
     Et l’ennemi brûle d’innocentes chaumières.
Même en temps de paix, la guerre les fait trembler d’effroi
     Et pas un ne laboure en pesant sur le soc :
Ici, on voit l’ennemi ou on le craint sans le voir ;
     La terre est en jachère, elle ne produit pas. 70
Le doux raisin ne s’y cache pas à l’ombre du pampre
     Et le moût bouillonnant n’emplit pas les cuviers.
Pas un fruit dans ce pays ; Acontius n’y trouverait
     Pas de pomme où graver son message à sa belle.
On voit des plaines nues, dépourvues d’arbres, de feuillage ;
     Non, ce n’est pas ici qu’on trouve le bonheur !
Mais, alors que l’immense univers est si vaste,
     C’est ici qu’on m’envoie pour y purger ma peine.

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