jeudi 16 avril 2020

Tristesses, III, 14

Le destinataire de cette élégie, la dernière du livre III, est un lettré, amateur des oeuvres d'Ovide. Celui-ci lui confie donc le soin de veiller à ce que sa progéniture ne souffre pas trop.
Et les Métamorphoses ? Que deviennent-elles ?
Lisez, et vous verrez...

                            

Défenseur et vénéré protecteur des gens de lettres,
     Que deviens-tu, fidèle ami de mon talent ?
Jadis, tu me célébrais, du temps où j’étais prospère ;
     Veilles-tu aujourd’hui encore à m’assurer
Un semblant de présence ? A l’exception de l’Art,
     Qui m’a causé du tort, me mets-tu en vedette ?
Oui, fais-le, je t’en prie, toi, l’amateur de nouveauté,
     Conserve de ton mieux mon corpus dans la Ville.
C’est à moi que fut infligé l’exil, non à mes livres,
     Qui n’ont pas mérité la peine de leur maître. 10
Il arrive souvent qu’un banni vive aux antipodes
     Alors que ses fils ont le droit de vivre à Rome.
Comme Pallas, mes poèmes sont nés de moi, sans mère ;
     Ils sont ma descendance et ma progéniture.
Je te les confie ; plus longtemps ils seront orphelins,
     Plus pesante sera la charge à leur tuteur.
Trois de mes enfants sont atteints du même mal que moi ;
     Prends soin ouvertement des intérêts des autres.
Il y a aussi les quinze livres des Métamorphoses,
     Vers arrachés aux funérailles de leur maître. 20
Cet ouvrage aurait pu, si je n’étais pas mort avant
     De le parachever, avoir plus de renom.
Tout imparfait qu’il est, maintenant, le public en parle,
     Si toutefois on parle de moi en public.
Ajoute aussi à mes ouvrages ce je ne sais quoi
     Que je t’ai envoyé de l’autre bout du monde.
Que ses lecteurs – s’il en a – considèrent tout d’abord
     Où il fut composé, dans quelles circonstances.
Ils seront équitables quand ils apprendront qu’il fut
     Composé en exil et en terre barbare, 30
Et ils s’étonneront qu’au milieu de tant de malheurs
     Ma triste main ait pu tracer le moindre vers.
Mes maux ont brisé mon inspiration qui, même avant,
     N’était qu’un ruisselet, qu’une veine stérile.
Mais, veine ou ruisselet, l’inertie l’a fait disparaître
     Et, longtemps inactive, elle est morte, tarie.
Il n’y a pas ici, pour m’inviter à me nourrir,
     De livres ; seulement des bruits d’armes et d’arcs.
Il n’est personne en ce pays, si je lisais mes vers,
     Dont les oreilles puissent me comprendre. Il n’est 40
Pas d’endroit où me retirer : porte close et mur de
     Défense tiennent à l’écart l’ennemi Gète.
Souvent je cherche un mot, un nom ou un passage ; il n’est
     Personne par qui je puisse être renseigné.
Souvent, lorsque je voudrais dire quelque chose, ô honte !
     Les mots me manquent : j’ai désappris à parler.
Je n’entends résonner autour de moi que thrace et scythe
     Ou presque, et je pourrais, je crois, écrire en gète.
Oui, j’ai peur que des mots pontiques ne se soient mêlés
     Aux mots latins, que tu n’en trouves dans mes vers. 50
Fais donc grâce, je t’en prie, à mon livre, quoi qu’il vaille,
     Et que ma situation lui tienne lieu d’excuse.

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