samedi 18 avril 2020

Tristesses, IV, 2

En septembre 9 ap. J.-C., trois légions romaines conduites par le général Varus étaient tombées dans une embuscade tendue par le Germain Arminius et avaient été massacrées. Ce désastre traumatisa durablement l'empereur Auguste ; il fut vengé par Tibère, qui infligea de lourdes défaites aux Germains.
Ovide aurait aimé assister au triomphe du successeur désigné d'Auguste ; il se contente de l'imaginer.

Scène de triomphe
                             

La fière Germanie peut s’être déjà inclinée
     Face aux Césars, vaincue, comme le monde entier ;
L’altier palais peut-être est-il recouvert de guirlandes,
     Le foyer crépitant fumant d’encens épais
Et la blanche victime, atteinte au col d’un coup de hache,
     A-t-elle répandu au sol un sang vermeil ;
Peut-être les Césars, vainqueurs, vont-ils faire, tous deux,
     Les dons promis aux temples des dieux amicaux
Avec deux jeunes gens, héritiers du nom des Césars,
     Pour que cette maison règne à jamais sur terre. 10
Que Livie et ses bonnes brus donnent aux dieux leur dû
     Pour le salut d’un fils – aujourd’hui et souvent – ;
Que l’imitent matrones et vestales sans reproche,
     Gardiennes toujours vierges du foyer sacré ;
Que la pieuse plèbe, que le Sénat se réjouissent
     Avec les chevaliers – j’étais l’un d’eux naguère.
Le lointain exilé est exclu des festivités
     Et la rumeur parvient ici bien affaiblie.
Le peuple entier pourra donc assister à ces triomphes,
     Lire le nom des chefs et des villes conquises ; 20
Il verra des rois prisonniers, le cou chargé de chaînes,
     S’avancer devant des chevaux portant couronne,
Il verra des visages, altérés par le malheur,
     D’autres terribles, insensibles à leur sort.
Certains voudront connaître les causes, les faits, les noms ;
     D’autres leur répondront, sans en savoir bien long :
« Sous sa pourpre de Tyr, celui qui resplendit, superbe,
     Etait le général, l’autre son lieutenant.
Celui qui, maintenant, fixe à terre ses pauvres yeux,
     Quand il était armé, faisait une autre mine. 30
L’intrépide au regard encore étincelant de haine
     Etait un va-t-en guerre, était un boutefeu.
Les nôtres sont tombés dans l’embuscade de ce traître
     Qui cache sous de longs cheveux ses traits hideux.
Le suivant a, dit-on, offert des captifs à son dieu
     Que son dieu a souvent refusés à son prêtre.
Ce lac, ces monts, tous ces bastions, tous ces cours d’eau, étaient
     Couverts de sang, remplis d’un sauvage carnage.
Ces terres ont, jadis, valu son surnom à Drusus,
     Rejeton valeureux, bien digne de son père. 40
Avec ses cornes brisées, qu’il cache mal sous des joncs,
     Voilà le Rhin, corrompu par son propre sang.
Vois donc ! Cheveux épars défile aussi la Germanie,
     Affligée, sous le pied d’un invincible chef,
Offrant, non sans grandeur, son cou à la hache romaine ;
     Sa main porta des armes ; elle porte des chaînes. »
Au-dessus d’eux, César, tu parcourras en char, vainqueur,
     Ton peuple, revêtu, comme il se doit, de pourpre.
Quand tu passeras, il battra des mains et de partout
     Te jettera des fleurs qui joncheront les rues. 50
Avec du laurier de Phébus aux tempes, les soldats
     Chanteront « Io ! » à pleine voix, « Io ! » et « Triomphe ! ».
Toi-même verras ton quadrige, impatient du bruit des
     Bravos et des clameurs, bien souvent renâcler.
Puis tu iras au Capitole, accueillant à tes voeux,
     T’acquitter du laurier que Jupiter mérite.
Moi, d’ici, je ferai mon possible pour voir cela
     En pensée – ma pensée a droit d’accès partout :
Elle parcourt en toute liberté d’immenses terres,
     Elle parvient au ciel dans sa course rapide, 60
Elle dirige mes regards au milieu de la Ville
     Et interdit que tant de bonheur leur échappe ;
Mon esprit trouvera moyen de voir le char d’ivoire :
     Oui, je serai ainsi un temps dans ma patrie.
Mais le bonheur de voir le vrai spectacle est réservé
     Au peuple ; à lui la joie de côtoyer son prince.
Je me contenterai des fruits de l’imagination
     Et de l’écho diffus atteignant mes oreilles.
Se trouvera-t-il quelqu’un, venant du lointain Latium
     Dans ces confins, pour combler ma curiosité ? 70
Tardive description d’un triomphe déjà ancien,
     Mais qui fera ma joie – et peu importe quand.
Le jour viendra où je quitterai mes habits de deuil,
     Où je me soucierai moins de moi que des autres.

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