jeudi 2 avril 2020

Tristesses, II

Plus de gravité, aujourd'hui, plus de solennité : le banni écrit au Princeps, le poète écrit à l'empereur, Ovide écrit à Auguste...
Une longue lettre - la plus longue des Tristesses -, et la seule.
Auguste y sera-t-il sensible ?...


                             

Qu’ai-je à faire avec vous, livres, mon souci, mon malheur ?
     Mon génie n’a-t-il pas, hélas, causé ma perte ?
Pourquoi revenir vers vous, qu’on vient de condamner, Muses,
     Vers criminels qui m’ont valu d’être puni ?
N’est-ce pas assez d’une fois ? Ils ont donné envie
     De me connaître, hélas ! aux hommes et aux femmes,
Et à César de sanctionner ma personne et mes moeurs
     Pour cet Art, désormais interdit par son ordre.
Détruisez ma passion, vous détruirez aussi mon crime ;
     Mes vers ont fait de moi, j’en conviens, un coupable. 10
Voilà récompensés mes veilles, mes travaux, ma peine ;
     Un châtiment : c’est ce qu’a trouvé mon génie.
Oui, je détesterais les doctes soeurs, si j’étais sage,
     Divinités pernicieuses pour leur dévot.
Mais – si grande est la folie que mon mal a pour compagne –
     Mon pied meurtri revient heurter la même pierre,
Comme un gladiateur vaincu retourne dans l’arène,
     Un bateau naufragé sur une mer houleuse.
A moins que, comme jadis ce fut le cas pour Télèphe,
     Ce qui m’a fait du mal ne me fasse du bien 20
Et que la Muse apaise un courroux qu’elle a provoqué :
     Souvent, la poésie a fléchi les grands dieux.
César lui-même a fait célébrer par des chants Cybèle
     Ornée de tours aux mères d’Italie et à
Leurs filles ; il avait fait chanter pour Apollon aux jeux
     Qui ne sont célébrés qu’une fois tous les siècles.
A leur exemple, je t’en prie, César, toi si clément,
     Laisse un peu mon génie apaiser ta colère.
Elle est certes légitime et méritée, j’en conviens,
     – Car ma bouche n’est pas à ce point impudente –, 30
Mais qu’aurais-tu à m’accorder si je n’avais rien fait ?
     Mon sort t’a donné l’occasion de pardonner.
Si Jupiter foudroyait tous ceux qui l’ont mérité,
     Il se retrouverait avant longtemps sans arme.
Or, quand son tonnerre, en grondant, a effrayé le monde,
     Il fait cesser la pluie et rend le ciel serein.
C’est donc justice s’il est dit père et maître des dieux,
     Si le vaste univers n’a rien qui le surpasse.
Et puisqu’on te dit aussi de la patrie père et maître,
     Comporte-toi comme le dieu qu’on nomme ainsi
– Ce que tu fais déjà : a-t-on jamais tenu avec
     Plus de modération les rênes d’un empire ?
Tu pardonnas souvent celui que tu avais vaincu
     Et qui, s’il eût vaincu, ne t’eût pas pardonné.
J’ai même vu bien des gens comblés d’honneurs, de richesses,
     Et qui avaient porté les armes contre toi.
Le jour où la guerre prit fin, ta colère prit fin ;
     Ensemble les deux camps firent des dons aux temples.
Si ton soldat, César, se réjouit d’avoir vaincu,
     Le soldat ennemi peut le faire de l’être. 50
Ma cause est meilleure : nul ne dit que j’ai soutenu
     Tes ennemis ou combattu sous leur bannière.
Je le jure par la mer, par la terre et les Enfers,
     Par toi, dieu présent sous nos yeux : je t’ai porté
Dans mon coeur et je me suis donné de toute mon âme,
     Faute de mieux, à l’homme le plus grand qui soit.
J’ai souhaité que tu tardes à rejoindre les étoiles,
     Perdu dans la foule de ceux qui le souhaitaient
Egalement. J’ai fait brûler pour toi un pieux encens,
     Et j’ai joint mes voeux personnels aux voeux publics. 60
Dirai-je que même ces livres que l’on me reproche
     Sont remplis de ton nom en mille et un passages ?
Vois mon oeuvre maîtresse – actuellement inachevée –,
     Qui rapporte d’incroyables métamorphoses :
Tu trouveras là des éloges de ton nom, du nom
     Des tiens, et bien des gages de mes sentiments.
Mes vers n’ajoutent rien à ta gloire : pour qu’elle augmente,
     Il manque un échelon qu’elle puisse gravir.
Jupiter, si glorieux soit-il, n’en apprécie pas moins
     Qu’on dise ses hauts faits, qu’un poème le chante. 70
Et quand sont rappelés la guerre des Géants et ses
     Combats, sans doute est-il content d’être loué.
D’autres ont, pour te célébrer, l’élévation voulue,
     Entonnent ta louange avec plus de génie.
Mais si dieu est sensible au sang versé de cent taureaux,
     Il l’est aussi aux grains d’encens dont on l’honore.
Quel ennemi sauvage et cruel entre tous j’avais
     En celui, quel qu’il soit, qui t’a lu mes bluettes
Pour empêcher que ceux de mes écrits qui te louaient
     Ne puissent être lus d’un oeil trop impartial ! 80
Mais, tant que tu m’en veux, qui pourrais-je avoir pour ami ?
     J’eus moi-même du mal à ne pas me haïr.
Quand une maison ébranlée commence à s’affaisser,
     Tout son poids va porter sur les parties qui cèdent.
Si une fissure apparaît, l’édifice se fend
     Et, sous la charge, il s’écroule par pans entiers.
Mon poème m’a donc valu d’être haï de tous,
     Chacun voyant avec tes yeux, comme il se doit.
Je me souviens pourtant que tu approuvais ma conduite :
     J’ai défilé sur le cheval que tu m’offris. 90
Si ça ne compte pas, si cet honneur ne me vaut rien,
     Du moins n’avait-on contre moi aucun grief.
Je n’ai pas desservi ceux dont j’ai traité le dossier,
     Ni mal instruit de procès chez les centumvirs ;
Je fus aussi impartial dans les affaires privées :
     Même vaincue, la partie adverse en convint.
Sans ce qui vient de me nuire, hélas ! j’aurais conservé
     Ton agrément, qui si souvent me protégea.
Mais je viens de périr : il a suffi pour couler mon
     Bateau, tant de fois préservé, d’une tempête. 100
Et je n’ai pas reçu qu’un petit paquet d’eau : les flots
     De l’Océan se sont abattus sur ma tête.
Pourquoi ai-je vu… ça, et rendu mes yeux criminels ?
     L’imprudent que j’étais se découvrit coupable.
Actéon a vu Diane nue sans rien préméditer ;
     Il n’a pas pour autant échappé à ses chiens.
Avec les dieux, on expie même le fruit du hasard :
     N’avoir pas fait exprès n’est pas péché véniel.
Lorsque ma funeste erreur m’emporta, notre maison,
     Modeste, certes, mais sans tache, a succombé 110
– Modeste ne signifiant d’ailleurs pas ‘sans passé
     Eclatant’, pas ‘sans noblesse qui se respecte’.
Ni richesse ni pauvreté n’attiraient l’attention
     – Cette médiocrité sied à un chevalier.
Mais quoi qu’il en soit de la modestie de ma maison,
     Il est sûr qu’elle doit son lustre à mon génie.
J’ai beau passer pour en avoir usé frivolement,
     La grandeur de mon nom est partout reconnue.
La foule des lettrés connaît Naso et n’a pas peur
     De le compter parmi les auteurs estimables. 120
Cette maison chérie des Muses s’est donc écroulée :
     Une faute a suffi, mais elle était de taille…
Pourtant, si la colère de César, que j’ai blessé,
     S’apaise, elle peut se relever de sa chute.
Il s’est montré si clément qu’il m’a fixé une peine
     Inférieure à la peine que je redoutais :
J’eus la vie sauve et ta colère, ô prince qui sévit
     Avec modération, n’exigea pas ma mort.
Et comme s’il n’eût pas suffi de me laisser la vie,
     Loin de les confisquer, tu me laissas mes biens. 130
Tu ne m’as pas non plus fait condamner par le Sénat,
     Ni fait exiler par un tribunal spécial :
Tu m’as, comme le doit un prince, accablé d’invectives ;
     Tu t’es chargé, comme il convient, de te venger.
De plus, l’édit, tout en étant terrible et menaçant,
     Formule cependant ma peine avec douceur :
Je n’y suis pas appelé « exilé » mais « relégué » ;
     Tu désignes mon sort en choisissant tes mots.
Pour qui est sain d’esprit et raisonnable, néanmoins,
     Déplaire à un tel homme est la pire des peines. 140
Un dieu, pourtant, peut ne pas se montrer impitoyable :
     Le jour brille une fois les nuages chassés.
J’ai vu un ormeau ployer sous le pampre de la vigne,
     Que Jupiter avait rudement foudroyé.
Me défendrais-tu d’espérer, je garderais espoir :
     C’est le seul ordre auquel je peux contrevenir.
Quand je songe à ce que tu es, prince très doux, j’espère ;
     Quand je pense à ce que j’ai fait, je désespère.
Les vents qui agitent l’air n’ont pas uniformément 150
     Même fureur, et leur rage n’est pas constante ;
Ils peuvent se calmer, s’interrompre, se taire, au point
     Qu’ils sembleraient avoir perdu leur énergie.
Ainsi mes craintes s’en vont puis reviennent et varient,
     Me donnant ou m’ôtant l’espoir de te fléchir.
Par les dieux – puissent-ils t’accorder une longue vie
     Et, s’ils aiment le nom romain, ils le feront –
Par la patrie, qui t’a pour père et, donc, ne risque rien,
     – J’étais, naguère encore, un membre de ce peuple –
Reçois l’amour qui t’est dû de Rome reconnaissante :
     Tes actes et ton coeur te le font mériter. 160
Puisse Livie rester de longues années ta compagne ;
     Tu es le seul qu’elle méritât pour époux,
Sans elle, il convenait que tu gardes le célibat :
     Tu ne pouvais en prendre une autre pour épouse.
Que ton fils soit préservé tout comme toi et qu’âgé
     Il partage l’empire avec toi, son aîné ;
Puissent tes petits-fils continuer, ces jeunes astres,
     A marcher dans tes pas et dans ceux de ton père.
Et puisse la Victoire, qui ne quitte pas ton camp,
     De nouveau s’avancer, rejoindre tes enseignes, 170
Voler, comme de coutume, autour du chef italien
     Et ceindre de laurier ses cheveux éclatants.
C’est par lui que tu guerroies, par son corps que tu combats ;
     Tu lui confies tes dieux et le commandement :
Une moitié de toi veille sur Rome, où tu résides,
     L’autre est là-bas, où tu fais de terribles guerres.
Qu’il te revienne vainqueur de chez l’ennemi dompté
     Et, du haut de son char couronné, resplendisse.
Pitié, de grâce ! Epargne-moi l’arme cruelle de
     Ta foudre : je la connais trop bien, pour mon malheur. 180
Pitié, père de la patrie ! Souviens-toi de ce titre
     Et garde-moi l’espoir de te fléchir un jour.
Je n’implore pas mon retour, même si les grands dieux
     Passent pour souvent donner plus qu’on ne demande.
Accorde à ma prière un exil plus doux et plus proche,
     Et ma peine en sera grandement allégée.
J’endure mille maux, banni au milieu d’ennemis ;
     Pas un exilé n’est plus loin de sa patrie.
Moi seul fus envoyé à l’embouchure du Danube
     Affronter les rigueurs de l’Arctique glacial. 190
Ciziges, Colchidiens, Gètes et Métères en horde…
     Le Danube a du mal à leur faire barrage.
Tu as exilé d’autres gens pour des motifs plus graves,
     Mais personne n’a dû partir plus loin que moi.
Au-delà, il n’y a rien, si ce n’est le froid, l’ennemi
     Et la mer, dont les eaux sont prises par le gel.
Rome domine jusque là le Pont occidental ;
     Après, ce sont les Bastarnes et les Sarmates.
C’est la dernière région qu’ait soumise l’Italie ;
     A peine est-elle rattachée à ton empire. 200
Je t’en prie, donc, t’en supplie : relègue-moi en lieu sûr ;
     J’ai perdu ma patrie, mais je veux vivre en paix,
Sans craindre ces peuplades dont l’Hister me garde mal,
     Ni être capturé, moi, ton concitoyen.
Il serait sacrilège qu’un homme de sang latin
     Porte, sous les Césars, des entraves barbares.
Deux fautes m’ont perdu : un poème, une erreur. Pourtant,
     Je ne dois pas parler de ce deuxième tort.
Que suis-je pour rouvrir tes blessures, César ? Tu as
     Déjà souffert une fois, ce qui est bien trop. 210
Quant au premier, il me vaut d’être accusé d’enseigner
     Dans un poème abject le sordide adultère.
Un esprit supérieur peut donc parfois être trompé,
     Et tu n’as pas à t’abaisser à tout savoir.
Jupiter n’a pas de temps à consacrer aux détails :
     Il veille sur les dieux, sur les hauteurs du ciel ;
Et toi, en embrassant le monde, qui dépend de toi,
     Tu laisses l’accessoire échapper à tes soins.
Quoi ! Le premier de l’empire abandonnerait son poste
     Pour aller lire mes distiques élégiaques ? 220
Le poids du nom romain pèse sur toi trop pesamment,
     Sa charge, à tes épaules, est un trop lourd fardeau
Pour que ta divinité s’attarde à mes inepties,
     Pour que tes yeux scrutent le fruit de mes loisirs.
Tantôt tu dois dompter l’Illyrie ou la Pannonie,
     Tantôt la crainte naît d’armes rhètes ou thraces,
Tantôt l’Arménien veut la paix et le cavalier Parthe
     Livre en tremblant son arc et nous rend nos enseignes,
Tantôt la Germanie te retrouve jeune en ton fils,
     Nouveau César qui guerroie pour le grand César. 230
Dans ce grand corps, enfin, si grand qu’il n’eut jamais d’égal,
     Il n’est pas un endroit où l’empire vacille.
Rome aussi te fatigue : tu y veilles sur tes lois
     Et sur les moeurs que tu veux semblables aux tiennes.
Tu procures à tous un loisir dont tu es privé,
     Guerroyant sans répit contre tant d’adversaires.
Dois-je donc m’étonner qu’en supportant de telles charges
     Tu n’aies jamais pu parcourir mes vers légers ?
J’aurais pourtant préféré que tu aies le temps de lire :
     Tu aurais vu que mon Art est irréprochable. 240
Certes, j’admets que ces écrits n’ont pas un front sévère
     Et ne méritent pas qu’un tel prince les lise.
Ils ne transgressent pas pour autant la législation
     Ni ne servent à éduquer les jeunes filles.
Pour que tu ne doutes pas du public que j’ai visé,
     Voici ces quatre vers, extraits du livre un :
« Loin d’ici, étroits rubans, insignes de la pudeur,
     Loin d’ici long volant qui descend à mi-pied !
Rien n’est illégitime dans mes chants. Mon poème est
     Irréprochable et ses larcins autorisés. » 250
N’est-ce pas formellement mettre à l’écart celles que
     Robe longue et rubans rendent inaccessibles ?
– Et si une honnête épouse lit cet Art fait pour d’autres ?
     Sans être concernée, elle y apprend des choses.
– Qu’une honnête épouse renonce donc à la lecture :
     Car tout poème peut l’instruire dans le mal.
Si elle a un mauvais penchant, elle verra partout
     Matière à conformer ses propres moeurs au vice.
Qu’elle prenne les Annales – rien n’est plus rébarbatif – ;
     Elle y lira comment Ilia devint mère ! 260
Qu’elle prenne Lucrèce : « Mère des Enéades… ». « Comment
     Vénus nourricière est mère des Enéades ? »
J’établirai plus loin, pour procéder avec méthode,
     Que tout poème peut pervertir les esprits.
Mais tout livre ne sera pas pour autant criminel :
     Ce qui nous est précieux peut aussi bien nous nuire.
Qu’est-il de plus utile que le feu ? Or l’audacieux
     Qui va causer un incendie s’arme du feu.
Parfois la médecine sauve et parfois elle tue :
     « Cette herbe fait du bien ; cette autre fait du mal ». 270
Le bandit et le voyageur prudent ont une épée
     Mais l’un pour attaquer, l’autre pour se défendre.
On apprend l’éloquence pour plaider les causes justes ;
     Elle accable le juste et défend le coupable.
Ainsi, qui lit mon poème avec impartialité
     Conviendra qu’il ne peut faire tort à personne.
« Mais qu’il peut pervertir des femmes… » Qui croit cela se trompe
     Et prête à mes écrits plus de poids qu’ils n’en ont.
S’il disait vrai, alors les jeux portent aussi en germe
     La débauche ; fais interdire tout spectacle ! 280
Que de gens ont eu souvent l’occasion de mal agir
     A l’occasion des combats de gladiateurs.
Fini le cirque ! Une licence dangereuse y règne :
     La jeune fille a pour voisin un inconnu.
Puisque des dames y font les cent pas en attendant
     Leur amant, que ne ferme-t-on tous les portiques ?
Est-il endroit plus saint qu’un temple ? A éviter aussi
     Pour celle dont l’esprit est enclin à fauter :
Au temple de Jupiter, lui reviendront à l’esprit
     Toutes les femmes que ce dieu a rendues mères. 290
En prière tout à côté, au temple de Junon,
     « Bien des rivales l’ont fait souffrir », se dit-elle.
Voyant Pallas : « Pourquoi donc la vierge a-t-elle élevé
     Erichthonios, cet enfant né d’un attentat ? ».
La voici dans le temple que tu offris au grand Mars :
     Vénus s’y tient près du Vengeur, Vulcain dehors.
Dans le temple d’Isis : « Pourquoi Junon l’a-t-elle donc
     Chassée par le mer Ionienne et par le Bosphore ? ».
Vénus lui rappelle Anchise et la Lune le héros
     Du Latmos, Endymion, et Cérès Iasios. 300
Tous ces lieux peuvent pervertir un esprit mal tourné ;
     Aucun, pourtant, n’est menacé de destruction.
La page une de mon Art – fait pour les courtisanes
     Et elles seules – détourne de lui les mains pures.
Quand une femme va où le prêtre interdit d’aller,
     C’est elle, aussitôt, qu’on accuse, et non le prêtre.
Parcourir des vers légers n’est d’ailleurs pas un forfait,
     Et ce qui ne doit pas se faire peut se lire.
Souvent une chaste dame, au sourcil sévère, voit
     Des filles nues disposées à tous les ébats. 310
Qu’une vestale ait devant les yeux une courtisane
     Ne vaut pas une punition au souteneur.
Mais qui me dira pourquoi ma Muse est si libertine,
     Pourquoi mon livre invite un chacun à l’amour ?
C’est une erreur, je l’avoue, une faute manifeste ;
     Mon choix et mon inspiration sont regrettables.
Pourquoi n’ai-je pas plutôt assailli de nouveau Troie
     Dans mes vers ? « Sous les coups des Grecs, elle est tombée... »
Pourquoi n’ai-je rien dit de Thèbes ? Des frères se blessant
     L’un l’autre et des sept chefs, chacun à une porte ? 320
Rome, la belliqueuse, m’offrait aussi des sujets
     – Célébrer sa patrie est une pieuse tâche.
Enfin, puisque tu remplis tout, César, de tes mérites,
     J’aurais dû de ce tout chanter une partie.
Les radieux rayons du soleil attirent les regards ;
     Pareillement, tes hauts faits m’auraient attiré.
Reproche immérité : je laboure un tout petit champ ;
     Quelle fertilité demandait cette tâche !
La barque qui osa canoter sur un petit lac
     Ne doit pas pour autant affronter le grand large. 330
Suis-je d’ailleurs seulement apte à composer des vers
     Légers ? A la hauteur dans les genres mineurs ?
Demande-moi de dire les Géants que Jupiter
     A foudroyés et je ploierai sous le fardeau.
Seul un génie supérieur peut consigner tes exploits
     César, en évitant de faillir à la tâche.
J’eus pourtant cette audace – et l’impression de t’avilir,
     De te déprécier, ce qui est sacrilège.
Je retournai à mes vers de jeunesse, oeuvre légère,
     Et laissai croire que mon coeur était épris.
C’est mon destin qui m’entraînait et non ma volonté :
     J’étais poussé à ma perte par mon génie.
J’ai étudié, mes parents m’ont fait instruire ; pourquoi ?
     La moindre lettre, hélas ! retenait mes regards.
Ce libertinage et mon Art me valent ta rancune,
     Art dont tu crus qu’il incitait à la débauche.
Mais je n’ai pas enseigné aux épouses l’adultère :
     Ce que l’on connaît mal, on ne peut l’enseigner.
Car, tout en écrivant des poèmes lascifs et tendres,
     Je n’ai jamais été visé par des ragots, 350
Et pas un seul mari, même parmi le petit peuple,
     Ne pourrait m’imputer une paternité
Douteuse. Crois-moi, mes vers n’ont rien à voir avec mes moeurs :
     Je vis honnêtement, et ma Muse est frivole.
Pour une grande part, mon oeuvre est fiction mensongère
     Et se permet plus de choses que son auteur.
Non, mon livre n’est pas le reflet de mon âme ; il cherche
     Honnêtement à charmer au mieux les oreilles.
Accius serait un monstre et Térence un noceur, des va-
     T’en-guerre ceux qui chantent les cruels combats. 360
D’autres, enfin, ont écrit des poèmes amoureux,
     Mais moi seul fus puni de les avoir écrits.
Mélanger Vénus à beaucoup de vin : voilà le seul
     Conseil qu’ait donné la Muse d’Anacréon.
Et Sappho de Lesbos n’enseigna que l’amour aux filles ;
     Or, ni Sappho ni lui ne furent inquiétés,
Ni toi, fils de Battus, qui a souvent donné à lire
     Dans tes vers le récit de tes propres plaisirs.
Dans chaque pièce du charmant Ménandre, il est question
     D’amour, et il est lu des garçons et des filles. 370
Qu’est l’Iliade elle-même si ce n’est une adultère
     Que se disputent son mari et son amant ?
Ne commence-t-elle pas par l’amour de Briséis,
     Captive qui causa la colère des chefs ?
Qu’est l’Odyssée si ce n’est une femme désirée
     Par beaucoup d’hommes en l’absence du mari ?
N’est-ce pas Homère qui fait le récit de l’union
     De Mars avec Vénus, obscène accouplement ?
D’où saurions-nous, sans le témoignage du grand Homère,
     Que deux déesses ont brûlé pour le même hôte ? 380
La tragédie surpasse en gravité les autres genres ;
     Elle aussi a toujours l’amour comme sujet.
Tout Hippolyte tient dans l’amour fou d’une marâtre ;
     Canacé s’illustra par l’amour de son frère.
Quoi ! Pélops n’enleva-t-il pas Hippodamie sur son
     Char aux chevaux phrygiens conduit par Cupidon ?
La douleur que ressent Médée, blessée dans son amour,
     Lui fait teinter son fer dans le sang de ses fils.
L’amour changea soudain en oiseaux un roi, sa maîtresse
     Et la mère qui pleure encor son cher Itys. 390
Si un frère criminel n’eût pas aimé Aéropé,
     Les chevaux du soleil n’auraient pas reculé.
L’impie Scylla n’eût pas touché le cothurne tragique
     Si l’amour n’avait pas coupé le cheveu de
Son père. Lire Electre et Oreste pris de folie,
     C’est lire le crime d’Egisthe et Clytemnestre.
Citerai-je le fier Bellérophon, dont Sthénébée,
     Perfidement, avait failli causer la mort ?
Citerai-je Hermione, Atalante, fille de Schéneus,
     Et toi, Cassandre, aimée du chef des Mycéniens ? 400
Et Danaé, Andromède, sa bru, la mère de
     Bacchus, Hémon, et la mère d’Hercule, Alcmène,
Et le gendre de Pélias, et Thésée, Protésilas,
     Qui débarqua le premier sur le sol de Troie.
Ajoute Iole et l’épouse d’Hercule et Déidamie,
     Ajoute Hylas, ajoute le jeune Troyen…
Je renonce à dresser la liste des amours tragiques :
     Les noms seuls contiendront à peine dans mon livre.
La tragédie n’ignore pas non plus le rire obscène
     Et beaucoup de ses mots manquent à la pudeur. 410
Mais représenter Achille efféminé ne nuit pas
     A celui dont les vers rabaissent ses exploits.
Aristide de Milet a fait un recueil de contes
     Licencieux ; de sa ville, il ne fut pas chassé.
Ni celui qui a décrit comment une femme avorte,
     Eubius, à qui l’on doit des histoires immondes,
Ni le récent auteur des Sybarites n’ont connu
     L’exil, ni ceux qui affichent leurs coucheries.
Ces oeuvres sont mêlées aux chefs-d’oeuvre des grands esprits ;
     Grâce à nos généraux, tout le monde y accède. 420
Mais je n’aurai pas recours qu’à des armes étrangères :
     Rome ne manque pas d’ouvrages libertins,
Et si le grave Ennius a chanté Mars à sa façon
     – Ennius, un génie supérieur à l’art grossier –,
Si Lucrèce donne les causes du feu dévorant
     Et prédit que le triple monde périra,
Le sensuel Catulle a souvent chanté sa maîtresse
     En la désignant du nom d’emprunt de Lesbie.
Il ne s’en tint pas là, divulguant bien des liaisons
     Et avouant ainsi son infidélité. 430
C’est du pareil au même avec notre petit Calvus :
     Sur des rythmes changeants il avoue ses fredaines.
Et Ticida, et Memmius, qui appellent dans leurs vers
     Les choses par leur nom – par un nom qui fait honte –
Et leur compère Cinna, et Anser, plus hardi encore,
     Caton, Cornificius, avec leurs vers légers,
Et ceux de ces auteurs où Métella porte tantôt
     Le nom d’emprunt de Périlla, tantôt le sien.
Celui qui conduisit dans les eaux du Phase l’Argo
     N’a pas pu, lui non plus, se taire sur ses frasques. 440
Les vers d’Hortensius, de Servius ne sont pas plus honnêtes ;
     Or chacun suit de pareilles autorités.
Sisenna traduisit Aristide et ne souffrit pas
     D’avoir mêlé histoire et honteux badinages.
Célébrer Lycoris ne déshonora pas Gallus,
     Mais avoir trop parlé après avoir trop bu.
Tibulle se défie des démentis d’une maîtresse
     Qui jure à son propos même chose au mari.
Il lui apprend, dit-il aussi, à tromper ses gardiens,
     Ce qui s’est maintenant retourné contre lui. 450
Il se souvient que, souvent, il lui a touché la main
     Sous prétexte de voir sa gemme ou son cachet,
Qu’il s’est souvent fait comprendre avec les doigts ou la tête,
     Et a tracé sur la table un signe muet ;
Et il apprend avec quels sucs on peut faire partir
     Le bleu que, sur le corps, a laissé un suçon.
Il demande enfin au mari trop négligent de le
     Ménager aussi, s’il veut qu’elle ait moins d’amants.
Il sait pour qui le chien aboie quand il fait les cent pas,
     Pourquoi il tousse tant devant la porte close. 460
Il donne mille conseils en la matière et apprend
     Aux épouses comment faire un mari cocu.
Cela n’a pas nui à Tibulle : on le lit, l’apprécie,
     – C’était déjà le cas avant ton principat.
Tu retrouveras ces conseils chez le tendre Properce ;
     Il n’a cependant pas subi le moindre blâme.
Je suis leur successeur, – car je tairai le nom de mes
     Contemporains en vue : l’honnêteté l’exige.
J’avoue n’avoir pas craint qu’au milieu de tant de bateaux
     Qui tous voguaient intacts un seul fasse naufrage. 470
D’autres ont écrit des traités sur les jeux de hasard
     – Nos aïeux y voyaient un crime et non des moindres – :
La valeur des osselets, comment lancer pour avoir
     Le plus de points, pour éviter le maudit chien ;
Les points qu’on fait aux dés, comment il convient de jeter
     Selon le jeu, de se placer après le jet,
Comment faire avancer des soldats rangés en colonne
     Quand deux pions ennemis menacent votre pion,
Comment, en poursuivant […] ramener un pion avancé
     Sans l’exposer dans sa retraite en l’isolant, 480
Comment chaque joueur place trois pions sur la tablette,
     Et doit les aligner pour gagner la partie.
Il est bien d’autres jeux, que je n’énumèrerai pas ;
     Ils nous font perdre notre temps, ce bien précieux.
Tel autre chante le lancer des balles et leur forme,
     Apprend la natation, apprend l’art du cerceau.
D’autres ont composé un traité sur le maquillage,
     Un Manières de table, un Recevoir ses hôtes.
Un autre indique avec quelle terre on fait une coupe
     Et quelle amphore garde au vin sa pureté. 490
C’est à cela qu’on s’amuse en décembre, au coin du feu,
     Et ces livres, jamais, n’ont nui à leur auteur.
Abusé par ces précédents, j’ai fait des vers légers ;
     Une lourde sanction a frappé ces bluettes.
Pour finir, de tant d’écrivains, je n’en vois pas un seul
     Que sa Muse ait perdu ; si, j’en vois un : c’est moi.
Et si j’avais écrit des mimes pleins de jeux obscènes ?
     Que d’amours défendues on peut leur reprocher :
Un amant élégant y plastronne immanquablement,
     Une rouée donne le change à son mari. 500
Jeunes filles, femmes, messieurs, enfants assistent au
     Spectacle, et le Sénat, presqu’au complet, est là.
Non content de souiller ses oreilles de mots impurs,
     On habitue ses yeux à voir mille infamies.
Quand l’amant a trompé le mari par un tour nouveau,
     On applaudit. « Bravo ! » On lui donne la palme.
Moins en on tire profit et plus l’auteur s’enrichit ;
     Et le préteur paie cher de telles turpitudes.
Jette un coup d’oeil, Auguste, aux comptes de tes propres jeux ;
     Tu liras ce que t’ont coûté pareilles choses. 510
Tu en as vu et tu en as souvent donné à voir
     – Majesté va chez toi de pair avec largesse –
Et tes yeux, par lesquels l’humanité entière voit,
     Ont vu, sans s’émouvoir, l’adultère sur scène.
Si l’on peut écrire des mimes au sujet scabreux,
     Je dois payer moins cher pour ce que j’ai écrit.
A moins que les tréteaux ne procurent l’impunité,
     Et que la scène n’autorise la licence ?
Mais on a souvent dansé en public sur mes poèmes ;
     Souvent tes yeux aussi s’y sont laissé charmer. 520
On voit briller dans nos maisons d’antiques portraits de
     Héros, que nous devons à la main d’un artiste ;
On voit aussi, dans un recoin, un petit tableautin
     Montrant différentes postures érotiques.
Voici Ajax, dont le visage exprime la colère,
     Et la mère barbare, aux yeux pleins de son crime,
Et voici Vénus ruisselante et tordant ses cheveux,
     Avec pour vêtement l’onde dont elle est née.
D’autres chantent la guerre et ses armes ensanglantées,
     Célèbrent tes hauts faits, les hauts faits de ta race. 530
La nature, jalouse, me limite étroitement
     Et n’a donné que peu de force à mon génie.
Pourtant, l’heureux auteur de ta chère Enéide, a mis
     Dans le lit de Didon « le héros et ses armes » ;
Or, de toute l’épopée, la partie qu’on lit le plus
     Est celle où deux amants s’unissent hors mariage.
Dans sa jeunesse, il avait bucoliquement chanté
     La tendre Amaryllis et les feux de Phyllis.
J’ai moi aussi commis, il y a longtemps, pareil poème ;
     Un châtiment récent punit la faute ancienne. 540
Il était publié quand je défilai si souvent
     A cheval devant toi, sans que tu me censures.
J’ai cru imprudemment qu’il ne me nuirait pas ; j’étais
     Jeune, et maintenant que je suis vieux, il me nuit.
La punition frappe tardivement un livre ancien ;
     La peine suit de loin ce qui l’a motivée.
Mais ne crois pas que mon oeuvre entière soit dissolue :
     J’ai souvent hissé la grand-voile à mon bateau.
J’ai composé six Fastes en six livres : à la fin
     De chaque mois correspond celle d’un volume ; 550
Mais cette oeuvre, naguère écrite en ton honneur et qui
     T’est dédiée, mon destin l’a interrompue.
J’ai aussi pris des rois pour sujet d’une tragédie
     – Le cothurne y a le ton grave qui lui sied ;
Et, sans y mettre la dernière main, j’ai entrepris
     De parler de ces corps qui ont changé de forme.
Puisses-tu revenir un peu de ta colère et t’en
     Faire lire un extrait quand tu auras le temps,
L’extrait où, commençant par les origines du monde,
     Je termine, César, mon oeuvre par ton siècle. 560
Tu y verras tout ce que mon inspiration te doit,
     Et ma ferveur à te chanter, toi et les tiens.
Mes poèmes n’ont jamais été mordants pour personne ;
     Mes vers ne sont porteurs d’aucune accusation.
En poète intègre, j’ai fui les traits d’esprit fielleux ;
     Rien qui ressemble à un bon mot empoisonné.
Parmi tant de milliers de concitoyens, tant d’écrits,
     Je suis le seul que ma Calliope aura blessé.
Mes malheurs ne doivent donc réjouir aucun Romain
     Mais en affliger de nombreux, me semble-t-il. 570
Je ne crois pas qu’on m’ait insulté une fois déchu,
     Pour peu qu’on ait payé de retour ma droiture.
Puissent mes raisons fléchir ta divine volonté,
     Ô père, ô souci et salut de ta patrie,
Non que je cherche à revoir l’Italie – peut-être un jour,
     Quand la longueur de ma peine t’aura vaincu – ;
J’implore un exil plus sûr et un peu plus tranquille :
     Que ma peine soit proportionnée à ma faute.


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