dimanche 26 avril 2020

Tristesses, IV, 10

Voilà qui est rare : un poète antique fait le récit de sa vie. Oui : une élégie autobiographique, avec sa naissance, son éducation, ses mariages, son exil...
Et en plus, c'est beau...

Sulmona, ville natale d'Ovide, Place du XX septembre
Statue d'Ovide par Ettore Ferrari
(copie de l'original qui se trouve à Constantza, place Ovidiu)
                             

Celui que j’étais, le baladin des tendres amours,
     Postérité qui me lit, fais sa connaissance.
J’ai pour patrie Sulmone, où les sources glacées abondent,
     Située à quatre-vingt-dix milles de Rome.
C’est là que je suis né. Quand ? L’année même où les consuls
     Tombèrent sous les coups d’un semblable destin.
Je dois – si cela compte – à de lointains aïeux mon rang
     Equestre, et non à une fortune récente.
Je n’étais pas l’aîné : j’avais un frère plus âgé
     Qui était né quatre fois trois mois avant moi : 10
La même étoile brillait le jour de notre naissance
     Et l’on fêtait par deux gâteaux la même date
(Des cinq jours consacrés à Minerve, porteuse d’armes,
     C’est le premier où coule le sang des combats).
De bonne heure, on nous instruit, et notre père prend soin
     De nous faire étudier à Rome, auprès des maîtres.
Mon frère, né pour le forum bavard et ses vaillants
     Combats, eut très tôt un penchant pour l’éloquence.
Moi, les mystères sacrés me plaisaient déjà enfant ;
     La Muse m’attirait en secret vers ses oeuvres. 20
Mon père me disait souvent : « A quoi te mènera
     Ce vain travail ? Homère lui-même est mort pauvre ».
Touché par ses mots, je disais adieu à l’Hélicon
     Et je tentais d’écrire en renonçant aux vers.
De lui-même, un poème attrapait la bonne cadence
     Et ce que je tentais d’écrire était des vers.
Cependant, les années, d’un pas silencieux, s’écoulaient.
     Mon frère et moi, nous prenons la toge virile
Et portons à l’épaule une large bande de pourpre ;
     Les goûts que nous avions restent ce qu’ils étaient. 30
Mon frère avait vécu deux fois dix ans quand il mourut.
     Ce jour-là, je perdis une part de moi-même.
Je débutai dans les fonctions qu’on donne aux jeunes gens :
     Je fus à l’occasion l’un des trois tresuiri.
Restait le Sénat… Je me contentai du rang équestre :
     L’autre charge eût été au-dessus de mes forces,
Ni ma tête ni mon corps n’étant faits pour cet emploi ;
     Je fuyais l’ambition, les soucis qu’elle cause.
Les Muses m’invitaient à goûter la tranquillité
     D’un loisir qui toujours m’avait bien convenu. 40
J’ai vénéré avec ferveur les poètes d’alors :
     Lorsque j’en voyais un, je croyais voir un dieu.
Souvent Macer, mon aîné, m’a lu ses Oiseaux, m’a lu
     Ses Serpents venimeux et ses Herbes utiles ;
Souvent Properce m’a lu ses poèmes enflammés :
     L’amitié qu’il avait pour moi l’y invitait.
J’eu plaisir à fréquenter Bassus, fameux pour ses iambes,
     Et Ponticus aussi, pour ses vers héroïques.
Mon oreille fut encor retenue par les beaux chants
     De l’harmonieux Horace à la lyre italienne. 50
Je n’ai fait qu’entrevoir Virgile, et l’avare destin
     Refusa que Tibulle et moi soyons amis.
Il naquit après toi, Gallus, et Properce après lui,
     Et le suivant dans cette lignée, ce fut moi.
J’ai vénéré mes aînés ; mes cadets m’ont vénéré
     Et ma Muse bientôt eut sa notoriété.
Quand je me mis à lire en public mes vers de jeunesse,
     Je ne m’étais rasé qu’une ou deux fois la barbe.
Celle qui m’avait inspiré, je la chantais partout
     Dans Rome sous le pseudonyme de Corinne. 60
J’ai fait beaucoup de vers, mais ceux que je trouvais mauvais,
     Je les donnais moi-même à corriger aux flammes.
J’en ai aussi brûlé, qui auraient plu, en partant pour
     L’exil : je maudissais mon goût pour les poèmes.
Mon coeur tendre n’était pas cuirassé contre les traits
     De Cupidon ; un rien le mettait en émoi.
J’étais ainsi : je m’embrasai à la moindre étincelle ;
     Il n’a pourtant jamais couru de bruit sur moi.
Presque encore enfant, on me fit prendre une femme indigne
     De moi, union sans profit qui ne dura pas. 70
Bien que je n’aie rien eu à reprocher à la suivante,
     Elle ne devait pas s’attarder dans mon lit.
La dernière est restée ma compagne jusqu’à la fin,
     Acceptant d’être l’épouse d’un exilé.
Ma fille, toute jeune encore, eut deux enfants, mais pas
     D’un même lit ; me voilà devenu grand-père.
C’est alors que le destin de mon père s’accomplit,
     Après qu’il eut vécu ses quatre-vingt-dix ans.
Je le pleurai autant qu’il l’aurait fait s’il m’avait vu
     Partir. Tout juste après lui, ma mère mourut. 80
Pour leur bonheur, ils furent tous deux enterrés à temps :
     Ils sont morts avant le jour de mon châtiment.
Pour mon bonheur aussi : je ne connus pas le malheur
     De leur vivant, je ne les ai pas fait souffrir.
Mais si, une fois morts, nous ne sommes pas que des noms,
     Si une ombre frêle s’échappe du bûcher,
Si ce qu’on dit de moi, mes chers parents, atteint votre ombre,
     Si le forum du Styx résonne de ma faute,
Sachez, de grâce – et que je sois damné si je vous mens –
     Qu’une erreur m’a valu l’exil, et non un crime. 90
Mais c’en est assez pour les Mânes ! Je reviens vers vous
     Qui brûlez de savoir de quoi ma vie est faite.
Mes plus belles années avaient passé ; des cheveux blancs
     Etaient venus se mêler à mes cheveux bruns.
Dix fois, depuis que j’étais né, un cavalier avait
     Gagné une couronne d’olivier de Pise
Quand le prince, offensé, dans sa colère m’ordonna
     D’aller à l’ouest du Pont, dans la ville de Tomes.
Ce qui causa ma perte n’est que trop connu de tous ;
     Point n’est besoin d’y rajouter mon témoignage. 100
Des amis m’ont trahi, des esclaves m’ont nui. Passons…
     J’ai supporté des maux plus pesants que l’exil.
En moi, je m’indignai de succomber à ces malheurs
     Et, rassemblant mon énergie, j’en triomphai.
J’oubliai qui j’avais été, cette vie de loisir,
     Et dus, pour la première fois, prendre les armes ;
Je connus, sur terre et sur mer, tout autant de malheurs
     Que l’on compte d’étoiles entre chacun des pôles.
J’errai longtemps mais finis par toucher la Sarmatie,
     Qui jouxte le pays des Gètes porteurs d’arc. 110
Les armes des peuples voisins résonnent alentour,
     Mais la poésie m’aide à supporter mon sort,
Et, sans avoir personne à qui faire entendre mes vers,
     Je passe ainsi mes jours, je trompe ainsi le temps.
Si donc je suis vivant, si je résiste à mes malheurs,
     Si cette vie troublée ne me répugne pas,
Merci à toi, Muse ! C’est toi qui viens me consoler,
     Apaiser mes soucis, me prodiguer tes soins.
Tu es mon guide, ma compagne et, emporté loin du
     Danube, me voici au coeur de l’Hélicon. 120
Tu m’as donné de mon vivant – ce qui est rare – un grand
     Renom, que l’on n’acquiert d’ordinaire que mort,
Et l’envie, qui s’en prend aux nouveautés, n’a pas mordu
     De son injuste dent un seul de mes ouvrages :
La renommée n’a pas été malveillante envers moi,
     Bien que notre siècle ait compté de grands poètes ;
J’en place beaucoup au-dessus de moi, mais on prétend
     Que je les vaux, et je suis le plus lu au monde.
Je peux donc mourir demain : si présage de poète
     Est véridique, ô Terre, je t’échapperai. 130
Que mon renom soit dû à mes vers ou à ta faveur,
     Tu mérites mon merci, impartial lecteur.


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