lundi 27 avril 2020

Tristesses, V, 1

Première élégie du dernier livre des Tristesses.
Ovide, comme il le dit si bien, chante sa plainte. Ecoutons-le et laissons-nous émouvoir...

Johann König (1586-1642)
La mort des enfants de Niobé
                             

J’ai déjà envoyé quatre livres de chez les Gètes ;
     Pour toi qui m’apprécies, en voici un cinquième.
Lui aussi est pareil à la fortune du poète :
     Tu n’y trouveras pas un vers qui soit plaisant.
Ma situation est déplorable et mon poème aussi :
     Ce que j’écris s’accorde avec ce que je vis.
Avant l’exil j’écrivais, joyeux, mes joies de jeune homme ;
     Je regrette aujourd’hui ces badinages-là.
Depuis que j’ai soudain chu, je vais claironnant ma chute
     Et suis donc à la fois personnage et auteur. 10
Comme un cygne gisant sur la rive du Caÿstros
     Pleure, dit-on, sa mort d’une voix défaillante,
Ainsi, jeté là-bas sur les rivages des Sarmates,
     Je fais en sorte que mon chant de deuil s’entende.
Prévenons qui recherche les douceurs et les vers tendres :
     Il n’y a pas de raison pour qu’il lise ces pages.
Gallus conviendra mieux, et Properce, à la voix suave ;
     Conviendra mieux, aussi, le délicieux Tibulle.
Comme je préfèrerais ne pas être de ce nombre !
     Hélas ! Pourquoi ma Muse a-t-elle été badine ? 20
Mais j’ai payé : le baladin de l’Amour au carquois
     Est tout là-bas, confiné sur l’Hister scythique.
Je me suis depuis tourné vers un public moins restreint
     Et je me suis préoccupé de mon renom.
« Mais pourquoi chantes-tu tant des vers affligeants ? » C’est que
     J’ai moi-même connu des revers affligeants.
Ils ne sont dus ni à l’art ni à l’imagination :
     Je ne m’inspire que de mes propres malheurs.
Et quelle part d’infortune ai-je mis dans mes poèmes ?
     Heureux celui qui peut dénombrer ses épreuves ! 30
J’ai souffert autant de maux que la forêt compte d’arbres,
     Le Tibre de grains de sable, le Champ de Mars
D’herbes tendres, et n’ai pour seul remède et seul repos
     Que la fréquentation passionnée des Muses.
« Quand finiras-tu, Naso, de pleurer dans tes poèmes ? «
     Quand l’infortune que je connais finira.
Elle est pour moi une intarissable source de plaintes ;
     C’est mon destin qui parle dans ces vers, pas moi.
Mais si tu me rendais ma patrie et ma chère épouse,
     Je serais souriant, je serais comme avant ; 40
Que la colère de César l’invincible retombe
     Et je t’adresserai des poèmes joyeux.
Je renoncerai pourtant aux badinages passés :
     Je n’ai que trop batifolé ; je m’en tiens là.
Je chanterai ce qu’il voudra s’il allège ma peine
     Et si je fuis la barbarie des cruels Gètes.
D’ici là, qu’attendre de moi sinon de la tristesse ?
     Cet air de flûte est ce qu’il faut pour mes obsèques.
« Tu aurais mieux fait de te taire et d’endurer tes maux,
     De dissimuler tes malheurs sous le silence. » 50
Il ne faut donc pas gémir quand on subit la torture
     Ni pleurer quand on est grièvement blessé ?
Même Phalaris a permis que l’on poussât des cris
     Dans l’airain de Pérille et qu’on mugît sa plainte.
Achille ne s’offensa pas des larmes de Priam ;
     Toi, plus cruel que tous, tu m’interdis les pleurs ?
Les enfants de Latone ont pris les siens à Niobé
     Mais n’ont pas ordonné que ses joues restent sèches.
Alléger par des mots les coups du sort, ce n’est pas rien ;
     Voilà pourquoi Procné, Alcyoné gémissent, 60
Voilà pourquoi Philoctète, en sa caverne glacée,
     Fatigue de ses cris les rochers de Lemnos.
Une douleur rentrée bout en dedans et nous étrangle ;
     Inévitablement, elle s’intensifie.
Pardonne-moi plutôt, lecteur, ou jette tous mes livres
     Si ce qui me fait ce bien-là te fait du mal.
Mais ça ne peut faire de mal à personne, et mes vers
     N’ont porté préjudice à nul autre qu’à moi.
« Ils ne valent rien ! » C’est vrai. Mais qui t’oblige à les lire
     Ou te défend d’y renoncer s’ils te déçoivent ? 70
Je ne corrige pas ; il faut se dire en les lisant
     Qu’ils viennent d’un pays plus barbare qu’eux-mêmes,
Que Rome ne doit pas me comparer à ses poètes
     Et qu’au milieu des Sarmates, je suis génial.
Enfin, je ne recherche ni gloire ni renommée,
     Ce stimulant qui aiguillonne le génie.
Je ne veux pas me consumer sans fin dans les soucis
     Qui s’insinuent pourtant, sans être conviés.
Vous savez pourquoi j’écris. « Et pourquoi nous écris-tu ? »
     Parce que c’est un moyen d’être au milieu de vous. 80



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