lundi 4 mai 2020

Tristesses, V, 7

Quelques confidences d'Ovide à un ami sur le pays où il vit, ses habitants, leurs coutumes, sa tendance à se "barbariser", sa pratique de la poésie...
Ovide l'a déjà dit, ou presque, ici et là ; mais je ne m'ennuie pas à le relire.
Et vous ?...


                             

La lettre que tu lis arrive du pays lointain
     Où vient se jeter dans la mer le large Hister.
Si tu es en vie et te portes bien – chose si douce –,
     J’aurai là un motif de m’estimer heureux.
Tu veux, bien sûr, savoir, comme toujours, très cher, ce que
     Je fais. As-tu pourtant besoin que je réponde ?
Je suis malheureux – voilà ma misère en résumé –,
     Comme on peut l’être après avoir blessé César.
Es-tu curieux de découvrir qui sont les Tomitains
     Et quelles sont les moeurs dont je suis entouré ? 10
Bien que sur cette côte se mêlent Gètes et Grecs,
     Les Gètes insoumis sont ceux qui prédominent.
Sur les routes, les plus nombreux à aller et venir
     Sur leur cheval sont les Sarmates et les Gètes.
Parmi eux, pas un seul qui ne porte un arc, un carquois
     Et des flèches jaunies de venin de vipère.
Voix rauque, traits farouches, parfaite image de Mars ;
     Cheveux et barbe qu’aucune main n’a coupés.
Droite prompte à vous transpercer d’un coup de coutelas
     – Tout barbare en porte un attaché au côté. 20
C’est là que vit, hélas ! ton cher poète, ami, loin de
     L’amour badin ; c’est eux qu’il voit, eux qu’il entend.
S’il passe sa vie chez eux, qu’il n’y croise pas la mort ;
     Que son ombre, au moins, soit loin de ces lieux odieux.
On donne, me dis-tu, ami, mes poèmes dans des
     Théâtres combles, et l’on applaudit mes vers,
Bien que je n’aie, tu le sais, rien écrit pour le théâtre
     Et n’ambitionne pas les applaudissements.
Mais tout ce qui peut empêcher qu’on m’oublie me convient,
     Tout ce qui fait parler de Naso, le banni. 30
Je maudis parfois mes vers et les Muses quand je pense
     Au tort qu’ils m’ont causé ; mais après les avoir
Bien maudits, je ne peux pourtant pas m’en passer et cours
     Après les traits qui m’ont fait de sanglantes plaies :
Le bateau grec naguère malmené par les flots de
     L’Eubée ose affronter les eaux de Capharée.
Si je veille, ce n’est pas pour mériter des louanges
     Ou pour me faire un nom, que je voudrais obscur.
L’étude m’occupe l’esprit et trompe mes douleurs,
     Et j’essaie de mettre des mots sur mes soucis. 40
Que ferais-je de mieux, seul sur ces rives désolées ?
     Quel autre remède à mes maux me procurer ?
Observé-je les lieux ? Je ne vois rien qui soit aimable,
     Rien au monde ne peut être plus attristant.
Les hommes ? Ils sont à peine dignes de porter ce nom,
     Plus sauvages et féroces que n’est le loup.
Ils n’ont pas peur des lois : le juste le cède à la force
     Et l’épée du guerrier terrasse le bon droit.
Fourrures, larges braies les protègent des méchants froids,
     De longs cheveux recouvrent leur rude visage. 50
On trouve, chez quelques-uns, des restes de langue grecque,
     D’ailleurs barbarisés par un accent gétique,
Mais dans tous ces gens-là, pas un qui puisse, à l’occasion,
     Dire trois mots dans le latin de tous les jours.
Et moi, le poète romain – Muses, pardonnez-moi –,
     Je dois le plus souvent m’exprimer en sarmate.
J’ai honte de l’avouer mais, ne parlant plus latin
     Depuis longtemps, j’ai du mal à trouver mes mots.
Et je suis sûr que même dans ce livre il s’est glissé
     – La faute au pays, pas à moi – maint barbarisme. 60
Pour ne pas perdre, toutefois, l’usage de ma langue
     Et ne pas me retrouver muet en latin,
Je me parle, j’emploie les mots que je n’employais plus
     Et je retourne aux études qui m’ont perdu.
J’occupe ainsi mon temps et mon esprit, et me détourne
     Ainsi de la contemplation de mon malheur.
Je demande à mes vers de me faire oublier mes maux ;
     Si j’y parviens en travaillant, je suis comblé.



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