samedi 9 mai 2020

Tristesses, V, 12

"Allons, Naso, ne te laisse pas abattre ! Ecris des poèmes, ça te changera les idées...
- Si tu crois que j'ai le coeur à ça. Sans compter que, si je suis ici, c'est justement parce que j'ai écrit des poèmes que j'aurais mieux fait de mettre au feu.
- Je suis pourtant sûr que tu en écris encore. Pas vrai, Naso ?..."
Voilà un peu ce que dit l'élégie d'aujourd'hui. Mais, rassurez-vous : elle le dit beaucoup mieux !...

Socrate
                              

Tu m’écris de travailler pour dissiper mon ennui,
     Pour éviter à mon esprit de se gâter.
J’ai du mal à t’écouter, cher ami, car un poème
     Se conçoit dans la joie, dans la sérénité.
Les tempêtes contrarient ma fortune et la malmènent :
     Nul ne saurait avoir plus triste sort que moi.
Tu veux que Priam applaudisse en enterrant ses fils,
     Que Niobé, privée d’enfants, mène la danse.
Obligé de partir seul chez les Gètes, tout là-bas,
     Dois-je me consacrer à l’étude ou aux larmes ? 10
Tu peux m’attribuer une âme renforcée de coeur
     De chêne, comme celle qu’on prête à Socrate,
Ma sagesse croulera sous la masse qui l’accable :
     Nul ne peut résister à un dieu en colère.
Ce vieillard qu’Apollon disait sage ne serait pas,
     Dans un pareil malheur, parvenu à écrire.
A supposer que j’oublie ma patrie et vous oublie,
     Et perde la notion de ce que j’ai perdu,
La peur m’interdit de remplir ma tâche dans le calme :
     Je suis ici cerné d’ennemis innombrables. 20
Ajoute que mon esprit s’est, à la longue, rouillé ;
     Il n’a plus rien à voir avec ce qu’il était.
Si la charrue ne fend pas fréquemment un champ fertile,
     Il ne portera plus que ronce et que chiendent.
Un cheval qui n’a pas couru depuis longtemps court mal ;
     D’entre ses concurrents, il finira dernier.
Une barque longtemps laissée hors de son eau finit
     Par pourrir, par se ramollir et par se fendre.
N’espère pas qu’un jour je redevienne celui que
     J’étais avant – et je n’étais déjà pas grand. 30
Subir longtemps des malheurs réduit l’esprit à néant :
     Il ne reste plus rien de ma vigueur passée.
J’ai pourtant pris souvent, comme aujourd’hui, une tablette,
     Et voulu ajuster des mots dans un distique ;
Je n’ai rien pu écrire, ou alors les vers que tu vois,
     Bien dignes de mon sort et de mon lieu d’exil.
La gloire, enfin, fortifie prodigieusement l’esprit,
     Et l’on devient fécond par amour de l’éloge.
J’étais attiré jadis par l’éclat d’un nom fameux,
     Quand un vent favorable emportait mes antennes. 40
Je vais trop mal aujourd’hui pour m’inquiéter de la gloire ;
     S’il se pouvait, je voudrais être un inconnu.
M’encourages-tu donc à marcher sur mes propres traces
     Parce que mes vers furent d’abord bien accueillis ?
Je le dis sans vouloir vous offenser, vous, les Neuf Soeurs :
     Si je suis exilé, c’est surtout votre faute.
L’artisan du taureau d’airain fut justement puni ;
     Comme lui, je le suis du fait de mes poèmes.
J’aurais dû rompre tout commerce avec la poésie,
     En naufragé qui fuit la mer non sans raison. 50
Si, d’ailleurs, j’avais la folie de refaire des vers,
     Je trouverais ici des raisons qui m’y poussent :
Pas un seul livre ici, personne pour prêter l’oreille
     Et comprendre ce que veulent dire mes mots.
Ce n’est partout que barbarie, voix de bêtes sauvages,
     Tout résonne d’accents gètes, qui terrifient.
J’ai moi-même l’impression d’avoir perdu mon latin ;
     Je connais maintenant le gète et le sarmate.
Et cependant, pour te dire la vérité, ma Muse
     Ne peut pas s’empêcher de composer des vers. 60
J’écris et je détruis par le feu ce que j’ai écrit :
     Mon travail se réduit à trois pincées de cendre.
Je voudrais ne plus écrire un seul vers ; je ne le puis.
     Voilà pourquoi je jette mon travail au feu.
A part ce que la chance ou la ruse ont ravi aux flammes,
     Il ne vous est rien parvenu de mon génie.
Ah, si mon Art d’aimer, qui m’a perdu sans que je m’y
     Attende, avait pu être ainsi réduit en cendres !...

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