jeudi 7 mai 2020

Tristesses, V, 10

Ovide propose ici un condensé des ses maux et signale la curieuse inversion qui se produit quand un Romain est seul chez les Barbares et devient donc à leurs yeux - ou à leurs oreilles - celui dont la langue est une suite de bruits incompréhensibles. Je vous laisse découvrir par quelle belle formule ce renversement est résumé.

Les trois Parques : Lachésis, Clotho et Atropos
                             

Depuis mon arrivée, trois fois l’Hister s’est congelé,
     Trois fois les eaux du Pont-Euxin se sont durcies.
J’ai pourtant l’impression d’être éloigné de ma patrie
     Depuis autant d’années qu’a duré le siège de Troie.
Le temps semble immobile tant il passe lentement,
     Tant l’année accomplit son trajet à pas lents.
Le solstice n’abrège en rien la durée de mes nuits,
     L’hiver n’écourte pas la longueur de mes jours.
Sans doute la nature a fait une exception pour moi,
     Alignant tout sur mes sempiternels soucis. 10
Le temps suivrait-il donc pour tous son cours habituel
     Et réserverait-il des jours plus rigoureux
A celui que retient la côte de l’Euxin, si mal
     Nommé, et la Scythie, assurément sinistre ?
D’innombrables peuples cruels alentour nous menacent,
     Qui estiment honteux de vivre sans rapine.
Au dehors, rien n’est sûr : la colline n’est défendue
     Que par sa position et de frêles remparts.
Quand on s’y attend le moins, toute une nuée d’ennemis
     S’abat et, ni vu ni connu, ravit sa proie. 20
Souvent, nous ramassons à l’intérieur des murs des traits
     Empoisonnés, en pleine rue, portes fermées.
Rares sont donc les malheureux qui osent labourer,
     Un mancheron dans une main, dans l’autre une arme.
Le berger joue sur sa flûte de Pan coiffé d’un casque ;
     Ses brebis n’ont pas peur du loup mais de la guerre.
Ce fort nous protège tant bien que mal, mais au-dedans,
     Des barbares, mêlés aux Grecs, sèment l’effroi :
Ils habitent avec nous, sans la moindre distinction,
     Occupant même la plupart des logements ; 30
On pourrait, sans en avoir peur, les avoir en horreur :
     Il suffit de les voir, couverts de peaux, hirsutes.
Même ceux dont on croit qu’ils ont une origine grecque
     Portent non l’habit national mais des braies perses.
Ils conversent dans une langue qu’ils ont en commun ;
     Je dois, pour m’expliquer, recourir à des gestes.
Le barbare, ici, c’est moi ; personne ne me comprend
     Et le latin fait rire ces idiots de Gètes.
Ils n’ont pas peur de dire devant moi du mal de moi ;
     Me reprochent-ils d’être un exilé ? Peut-être. 40
Et si, comme il m’arrive, je fais de la tête « oui »
     Ou « non » quand ils parlent, ils m’en tiennent rigueur.
On rend aussi une injuste justice à coup d’épée
     Rigide et souvent on s’écharpe en plein forum.
J’étais né, Lachésis, sous une sombre étoile et tu
     N’as pas, cruelle, écourté le fil de ma vie.
Deux lourdes peines que d’être privé de ses amis,
     De sa patrie, et de déplorer d’être ici,
Chez les Scythes ; mais si j’ai mérité d’être privé
     De Rome, ai-je mérité un pareil séjour ? 50
Ah ! que dis-je, insensé ? Je méritais de perdre aussi
     La vie : j’avais offensé le divin César.

Aucun commentaire: