mardi 11 avril 2017

Métamorphoses et politique (VI)

Ovide a donc bel et bien été métamorphosé.
La première des raisons pour lesquelles on peut le soutenir est à chercher dans le livre II des Tristes. Ovide y fait lui-même implicitement la comparaison entre son cas personnel et celui d’un des personnages les plus fameux des Métamorphoses. Voici en quels termes :

Actéon a vu Diane nue sans rien préméditer ;
                        Il n’a pas pour autant échappé à ses chiens.
Avec les dieux, on expie même le fruit du hasard :
                        N’avoir pas fait exprès ne vaut pas leur pardon.
D’après Ovide, Tristes, II, 105-108

Ovide s’identifie donc avec Actéon, le chasseur devenu cerf, devenu la proie de ses chiens parce qu’il avait commis un acte sacrilège, certes sans préméditation, mais sacrilège quand même : il avait vu la déesse Diane au bain, nue.
Les deux vers par lesquels, dans les Métamorphoses, Ovide commence son récit résonnent a posteriori comme des vers décrivant non pas la situation du personnage mythologique, mais celle du poète. C’est à se demander s'ils n’ont pas été ajoutés après coup – après l’an 8 – pour rendre la situation d’Ovide plus tragique encore du fait de la référence mythologique. Les voici :

On pourrait trouver là matière à blâmer la Fortune
Mais rien de criminel – qu’a de criminel une erreur ?
D’après Ovide, Métamorphoses, III, 141-142

 « Qu’a de criminel une erreur ? » Une erreur… Ovide ne désigne pas d’un autre mot ce qui a causé sa perte.

Suit le récit de la mésaventure d’Actéon :

Voici qu’Actéon, qui avait différé ses travaux,
Sans savoir où il allait dans ces taillis inconnus,
Parvient dans le bois : c’est là que son destin le portait.
A peine eut-il pénétré dans l’antre où coulait la source
Que les nymphes, voyant, dans la tenue qu’elles portaient,
Un homme – elles étaient nues –, remplissent soudain le bois
De cris aigus, se frappent la poitrine et font autour
De Diane un abri de leur corps ; mais la déesse étant
La plus grande, elle les dépasse toutes d’une tête.
La couleur que prennent les nuages quand le soleil
Les frappe de front, la couleur de l’aurore empourprée
Fut celle du visage de Diane vue sans habits.
Bien qu’elle eût autour d’elle la troupe de ses compagnes,
Elle se mit pourtant de côté, elle détourna
La tête. Et, n’ayant pas sous la main ses flèches rapides,
Elle prit ce qu’elle avait – de l’eau – et la projeta
Au visage d’Actéon. Répandant sur ses cheveux
L’eau vengeresse, elle annonça ainsi sa fin prochaine :
« Tu peux maintenant raconter que tu m’as vue sans voile,
Si tu peux le raconter. » Sans menacer davantage,
Elle orne sa tête trempée des bois d’un cerf vivace,
Elle étire son cou, lui fait des oreilles en pointe,
Elle change ses mains en pieds, ses bras en longues jambes,
Elle recouvre son corps d’un pelage tacheté,
Et pour finir le rend peureux : ce fils d’Autonoé,
Ce héros, fuit et s’étonne en courant d’aller si vite.
Mais quand il aperçut dans l’eau ses traits et sa ramure ;
« Quel malheur ! », allait-il dire ; il ne put émettre un mot.
Il brama : tel était son langage. Il mouilla ses joues,
Qui n’étaient plus siennes : il n’avait gardé que sa raison.
D’après Ovide, Métamorphoses, III, 174-203

Ovide raconte enfin comment il est rattrapé et déchiré par ses chiens, scène de carnage qui se termine ainsi :

Il pousse un gémissement
Qui n’est pas celui d’un homme, et n’est pas non plus celui
D’un cerf ; les monts qu’il fréquentait résonnent de ses plaintes.
Genoux fléchis, tel un suppliant, il semble implorer ;
Il tend à l’entour, faute de bras, sa face muette,
Mais les chasseurs, comme avant, excitent la meute avide
En cherchant des yeux Actéon, qu’ils n’ont pas reconnu,
Et, le croyant absent, ils crient à l’envi « Actéon ! »
A ce nom, il tourne la tête. Ils se plaignent qu’il soit
Absent et tarde à venir voir la proie qui s’offre à eux.
Absent, il voudrait l’être, et il est là ; il voudrait voir
Ses chiens mordre cruellement sans l’éprouver aussi.
Ils l’encerclent de partout, plongent en lui leur museau
Et lacèrent leur maître dont l’apparence les trompe.
Tant que mille blessures n’eurent pas causé sa mort,
La colère de Diane, dit-on, ne retomba pas.
D’après Ovide, Métamorphoses, III, 237-252

Il suffirait de remplacer « Diane » par « Auguste » dans le dernier vers pour que celui-ci s’applique non pas à Actéon mais à Ovide.
L’ironie de l’histoire veut donc que la réalité rattrape la fiction et qu’Ovide subisse le destin d’un de ses personnages.

Mais les choses ne s’arrêtent pas là : ce n’est pas uniquement par métaphore qu’on peut dire qu’Ovide s’est métamorphosé puisque, dans son exil de Tomes, il va subir jusque dans sa chair une authentique métamorphose.

Actéon, © Jean-Luc Ramond

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