jeudi 31 août 2017

Persée photographe (V)



V- Retour à Sériphos

            Après cet épisode éthiopien, Persée regagne Sériphos.
            Il y découvre que Danaé a dû se placer sous la protection des dieux pour échapper aux avances de Polydectès. Comprenant enfin que le roi ne lui a imposé de décapiter Méduse que pour l’éloigner, voire se débarrasser de lui, Persée veut se venger et mettre définitivement sa mère à l’abri de son poursuivant. Pour cela, il se rend au palais et, afin de prouver à Polydectès qu’il s’est acquitté de sa mission, il présente à ses regards la tête de Méduse, le pétrifiant.
            Comme il n’a plus besoin des accessoires qu’il s’était procurés – talonnières, kunéè, kibisis et harpè –, Persée les rend à Hermès. Quant à la tête de Méduse, il l’offre à Minerve, qui la place au centre de son bouclier ou, selon d’autres sources, sur son égide, cette armure faite de la peau de la chèvre Amalthée, et qui rend invulnérable. Ainsi, la déesse guerrière pourra en user pour pétrifier ses adversaires dans les combats[1].
            Mais cet usage belliqueux de la tête pétrifiante n’interdit pas à celle-ci de continuer à accomplir son destin photographique.
            Sur un cratère apulien, conservé au musée des beaux-arts de Boston, est représentée une scène où Minerve, après avoir reçu de Persée la tête de la Gorgone, la montre au héros. Persée s’en détourne, préférant regarder son reflet à la surface du bouclier de la déesse, lequel est utilisé, cette fois-ci, de façon pleinement justifiée.


            Mais, tout en renvoyant un reflet, le bouclier fixe une image. Ce phénomène apparaît dans toute son ambiguïté à qui observe la scène représentée sur le vase ; en effet, le bouclier qui retient l’attention de Persée peut être pris pour un miroir circulaire, du genre de celui qui était accroché au mur de la chambre de Danaé, ou pour un  véritable bouclier, orné en son centre d’un épisème représentant Méduse. Le bouclier devient donc un support d’image : il suffirait de l’accrocher au mur, comme les combattants le faisaient parfois, en ex voto, sur la paroi d’un temple, pour avoir l’impression d’être face à un portrait datant de l’âge d’or de la photographie, époque à laquelle l’image s’inscrivait dans l’orbe ou l’ovale d’un cadre.
            Plus fondamentalement, les représentations du gorgoneion qui figurent sur les vases grecs traduisent deux caractéristiques essentielles de l’image.
            La première est sa planéité,  qu’atteste une amphore attique,  conservée au musée du Vatican.  Celle-ci  est  ornée  d’une  scène  qui  représente  Achille  et  Ajax jouant aux dés.



Chacun des deux a posé derrière lui son bouclier, que l’on voit de profil. Sur chaque bouclier figure un épisème différent : celui d’Achille représente un satyre, celui d’Ajax un gorgoneion. Or, le traitement de chaque motif est, lui aussi, différent : le satyre apparaît en saillie alors que le profil de Gorgo est lisse, preuve que quand la tête de la Gorgone s’imprime en épisème, elle cesse d’être une tête en trois dimensions. Cette planéité se retrouve même lorsque le support du gorgoneion semble appeler un traitement plastique : comme le signale Françoise Frontisi-Ducroux, « en marbre ou en terre cuite, la face de Gorgo est écrasée »[2]. A croire que Méduse ne pouvait pas échapper à son destin d’icône.

            Le deuxième trait caractéristique de l’image ­– photographique –, est sa reproductibilité. Telle est, du moins, la conclusion que nous tirons de l’examen d’une pélikè apulienne conservée à Tarente dans une collection privée.


            On y voit, comme sur le cratère de Boston, Minerve brandissant la tête de Méduse, et Persée regardant son reflet sur le bouclier. Mais, fait nouveau, l’égide dont est revêtue la déesse est ornée d’un gorgoneion. Minerve a donc imprimé en deux endroits la face de Méduse, ce qui  laisse supposer que la tête qu’elle brandit est susceptible de s’imprimer encore sur tout support idoine. Cette supposition devient certitude lorsque le spectateur du vase prend conscience de la mise en abyme à laquelle il a affaire : la pélikè ne donne-t-elle pas à voir sur sa paroi bombée une image représentant Minerve en train de donner à voir sur la paroi bombée de son bouclier l’image de Méduse, qu’elle a, par ailleurs, déjà reproduite sur son égide ? Minerve est donc bien ici représentée en initiatrice de la duplication des images. Comment en être étonné quand on se souvient qu’elle était déjà maîtresse dans l’art du tissage, lequel est lui même un art iconique[3] ?
            Sur le côté droit de la scène, Mercure est représenté en train de regarder pensivement le bouclier. Sans doute le dieu du commerce et de la communication a-t-il compris le parti que l’on pouvait tirer de ce procédé. Et de fait, l’image de Méduse est une de celles que l’on retrouve le plus souvent sur toute sorte de support : sur les vases, au fronton des temples, sur les boucliers, sur les ustensiles domestiques, dans les ateliers des artisans, dans la demeure des particuliers... Or, même si le principe de la reproductibilité ne pouvait pas ne pas donner lieu à la multiplication d’objets portant une représentation figurée, il n’en est pas moins surprenant que cette représentation soit celle de Méduse, autrement dit de la face par excellence interdite de regard.
            C’est par l’examen de ce paradoxe que nous voudrions terminer notre étude.

            Comme chacun le sait, on ne peut croiser le regard de Gorgo, même morte, sans être pétrifié. Or ni le gorgoneion formant l’épisème du bouclier, ni celui qui figure sur de nombreuses armures, n’ont jamais pétrifié personne. Au mieux donnent-ils à celui qui les arbore la réconfortante, mais trompeuse, impression qu’il va méduser son adversaire. A plus forte raison serait-il illusoire de croire qu’une image puisse avoir des effets aussi saisissants que ceux de la réalité qu’elle reproduit. Car l’image n’est qu’une représentation qui, loin de nous mettre en présence des choses, met au contraire les choses à distance de nous. C’est sa faiblesse.
            C’est aussi sa force. Car la réalité qui nous entoure est parfois trop violente pour que nous puissions soutenir son spectacle. Par contre, l’écho qui nous en parvient par le biais d’une image, tout en étant fidèle, ne comporte pas cette intensité qui nous rendait insupportable la vue de l’original. Voir une représentation des choses constitue donc la meilleure façon de voir les choses en face.
            C’est sans doute cette espèce de domestication de la réalité que constitue sa reproduction imagée qui explique le grand nombre des représentations figurées de la   Gorgone : ne pouvant la voir une seule fois sans mourir, nous apprécions de la contempler tout à loisir et sans risque sous sa forme iconique. Et nous l’apprécions d’autant plus que nous la regardons droit dans les yeux, dans une posture qui ne nous laisserait aucune chance de salut si nous n’avions pas affaire à un artefact. Voilà donc pourquoi Méduse est, dans la très grande majorité des cas, représentée de  face : cette vision frontale peut seule nous apporter la satisfaction d’être sortis vainqueurs d’un face à face réputé fatal ; cette fois-ci, du moins, la mort ne s’est pas emparée de nous.
            Or, les dés étaient pipés, puisque nous avions pris la précaution, avant de croiser son regard, d’inverser les rôles en la pétrifiant, c’est-à-dire en la figurant dans le marbre, sur une poterie, ou sur une photographie... Nous avons beau jeu, après cela, de jouer les matamores et de quitter les lieux en tirant bravement la langue à Méduse.
            Mais, ô surprise ! voilà que Méduse nous répond. Voilà qu’en réponse à notre insulte, elle nous tire la langue à son tour, ou plutôt, qu’elle nous tire la langue en même temps que nous la lui tirons. Voilà que son portrait se met à nous ressembler, ou plutôt que nous nous mettons à ressembler à Méduse, que l’image de Méduse fixée par nous fixe notre image et nous révèle une vérité que  nous ne souhaitions sûrement pas apprendre : la laideur que nous lui attribuons si volontiers est la nôtre, celle qui nous caractérisera tous quand la mort nous aura rejoints, quand elle aura détruit le bel ordonnancement de notre visage et monstrueusement mêlé, comme ils le sont sur la face de Méduse, « le masculin et le féminin, le jeune et le vieux, le beau et le laid, l’humain et le bestial, le céleste et l’infernal, le haut et le bas (...) le dedans et le dehors »[4].
            Pour oublier cette triste réalité, nous n’avons d’autre solution que de nous lancer à corps perdu dans une entreprise de pétrification universelle, qui consiste à tout représenter. Ce faisant, nous avons à chaque fois l’impression d’avoir gagné une bataille dans la guerre que nous livrons sans cesse à notre mortelle ennemie. Du moment que nous fixons pour l’éternité un paysage, un objet, une personne, nous-mêmes, nous avons accès au statut quasi divin de celui qui ne donne la mort que pour mieux conférer l’immortalité.
            Cela nous fait comprendre pourquoi la photographie est une pratique si répandue : ce n’est pas seulement parce qu’à la différence de la peinture et de la sculpture, elle ne nécessite que peu de talents naturels et de compétences techniques ; c’est parce qu’elle confère, plus facilement qu’aucun autre art, à celui qui la pratique l’impression, certes illusoire, mais néanmoins flatteuse, d’accéder, le temps d’un clic, à un statut surhumain.


[1] La tête de Méduse ainsi utilisé porte le nom de le gorgoneion.
[2] Françoise FRONTISI-DUCROUX, Du masque au visage, éditions Flammarion, Paris, 1995, 68.
[3] Les tapisseries sont, en effet, historiées. Pour cet aspect de l’activité de Minerve, nous renvoyons à la fable d’Arachné telle qu’Ovide la raconte (Métamorphoses, VI, 1-145), et à l’ouvrage de Françoise FRONTISI-DUCROUX, L’Homme-cerf et la femme-araignée. Figures grecques de la métamorphose, éditions Gallimard, Paris, 2003.
[4] Tel est le beau portrait que brosse de Méduse Jean-Pierre VERNANT dans La mort dans les yeux, éditions Hachette Littératures, Paris, 1998, 79.

lundi 28 août 2017

Persée photographe (IV)



IV- Chez Atlas, chez Céphée
 
            Persée accomplit le premier de ces exploits à l’occasion de sa halte chez Atlas. Selon Ovide[1], après une journée de voyage à travers le ciel, il fait étape dans le royaume du Géant. Il se présente comme le fils de Jupiter, et demande l’hospitalité pour la nuit. Or Atlas sait par une prophétie que la venue d’un fils de Jupiter lui vaudra la perte des fruits d’or du jardin des Hespérides, qui font l’honneur de son royaume[2]. Il chasse donc sans ménagement Persée, qui, pour se venger, tourne vers Atlas la tête de Méduse, métamorphosant ainsi le Géant en montagne[3] et devenant lui-même le premier photographe paysagiste.

            Après avoir repris sa course vers l’est, Persée survole l’Ethiopie. Soudain, depuis les hauteurs du ciel, il assiste à une scène qui lui est intolérable : une jeune fille, attachée par de lourdes chaînes à un rocher, est offerte en pâture à un monstre. Il s’agit d’une princesse, Andromède.


Sa mère, Cassiopée, avait eu le tort de se vanter d’être plus belle que les Néréides. Ces divinités marines s’en étaient plaintes à Poséidon, lequel avait envoyé le monstre dont nous avons parlé ravager le royaume de Céphée, le père d’Andromède. Seul le sacrifice de sa jeune fille pourrait apaiser la colère du dieu.
            A peine Persée a-t-il vu Andromède qu’il est amoureux d’elle ; il propose donc à ses parents le marché suivant : il délivrera la princesse s’il reçoit sa main en récompense. Le marché conclu, Persée s’acquitte courageusement de sa tâche, non en pétrifiant le monstre, ce qui ne lui aurait procuré qu’une victoire peu glorieuse, mais en le terrassant avec la serpe.


            Cet épisode héroïco-épique semble nous détourner de la problématique photographique ; une lecture attentive d’un court extrait du texte d’Ovide nous persuadera qu’il n’en est rien.
            Le poète explique, en effet, que, pour mieux combattre le monstre, Persée a recours à la tactique suivante :

                        Soudain le jeune héros frappe le sol de son pied
                        Pour monter droit aux nues. Quand à la surface des eaux
                        Le monstre vit son ombre, il se déchaîna sur cette ombre.[4]

            Et pendant qu’il s’épuise vainement contre une forme sans consistance, Persée le frappe par derrière et le terrasse. Or, si l’ombre de Persée attire l’attention du monstre sur l’accessoire, le mot umbra – qui figure à deux reprises au vers 317 – pourrait bien attirer la nôtre sur l’essentiel.
Il signifie à la fois « ombre » et « reflet », ce qui est aussi le cas de son équivalent grec, le mot skia. Il n’existe donc pas de solution de continuité entre le premier épisode de la fable, où la notion de reflet était dénotée, on s’en souvient, par le mot typos, et cet épisode-ci, qui trouve très légitimement sa place dans la thématique générale. Mais cette thématique s’enrichit d’apports nouveaux.
            L’ombre de Persée, que la lumière dessine à la surface des flots, est à proprement parler une skiagraphia, un dessin, une peinture d’ombre, caractérisés par « une juste distribution d’ombre et de lumière », selon la définition du dictionnaire grec-français d’Anatole Bailly[5]. C’est dire que nous avons ici affaire à une image qui, à la différence de celle que l’on voit sur l’écran d’un théâtre d’ombres[6], n’est pas d’un noir uniforme : elle présente, au contraire, une grande variété de nuances, qui vont du noir à proprement parler au gris le plus clair, celui qui ne se distingue du blanc pur que par une infime nuance. Voilà bien qui correspond aux canons de la photographie argentique traditionnelle, à ceux de la tradition humaniste, en vertu desquels doivent se déployer, entre le blanc pur – qui n’apparaîtra que dans la marge – et le noir – que l’on s’interdira de saturer – toute la gamme des gris.
            Si la skiagraphia, en tant qu’objet visuel, rappelle l’image photographique, le procédé selon lequel cet objet visuel est produit rappelle, quant à lui, le procédé de production de l’image photographique. Ceci peut tout d’abord se vérifier dans le cas d’un tirage gélatino-argentique : la lumière de l’agrandisseur traverse le film inséré dans le passe-vue avant d’atteindre le support de papier sur lequel elle apparaît, après révélation dans un bain chimique. De même, le soleil brûlant d’Ethiopie frappe Persée dont l’image est révélée au monstre à la surface des flots. La skia-graphie est donc aussi photo-graphie.
            Ce que nous venons d’établir concernant l’image produite à l’agrandisseur reste vrai pour l’image produite à partir d’une diapositive : en pareil cas, la source lumineuse est le projecteur et le support de projection l’écran ; entre les deux, l’opérateur a placé une portion de film que la lumière traverse – notion qui se rend en grec par le morphème dia- – et sur laquelle une image figure en positif. Mais, à la différence du tirage argentique, l’image ainsi obtenue est éphémère : que la source lumineuse qui la produit disparaisse, et l’image disparaîtra.
            Le dispositif que nous venons de décrire n’est pas sans rappeler celui dont parle Platon au livre VII de la République, dans un récit que l’on nomme communément « mythe de la caverne ». Ce récit est trop connu pour qu’il soit nécessaire d’en donner la teneur. Bornons-nous à signaler que, vu le contexte platonicien où nous nous trouvons – l’image y est perçue comme doublement trompeuse, puisqu’elle n’est que le reflet des objets, lesquels ne sont que le reflet des essences – il n’est pas surprenant que le mot skiagraphia admette une dernière acception.
            En effet, il désigne encore une apparence trompeuse[7]. Or, c’est bel et bien au piège de l’apparence que le monstre se fait prendre, lui qui fond sur une ombre ressemblante en croyant fondre sur la proie, lui qui lâche la proie pour l’ombre.
            Cette erreur est symptomatique : elle annonce toutes les supercheries auxquelles la photographie donnera lieu, tous les usages abusifs qu’on en fera, en l’utilisant pour détourner son spectateur de la réalité et l’inviter à juger à partir d’un artefact présenté comme un fidèle témoignage[8].
 Mais dans le cas qui nous occupe, qui se plaindrait que Persée ait usé de la ruse pour venir à bout d’un adversaire aussi brutal et sauver une princesse aussi injustement punie ?

            L’épisode du combat contre le monstre ne se contente pas de nous fournir des enseignements en rapport avec l’image : il nous donne de nouvelles précisions sur l’origine de certains aspects du métier de photographe.
            On se souvient que Persée a obtenu la main d’Andromède comme prix du salut de celle-ci. Or, pendant le banquet nuptial, survient Phinée, le frère de Céphée, à qui Andromède avait été jadis promise, et qui s’estime grugé. Persée doit donc affronter un rival inattendu ainsi que les combattants qui l’accompagnent, et, seul contre tous, il n’obtient la victoire qu’en usant de la tête pétrifiante. Ainsi donc, après avoir été le premier photographe paysagiste, il immortalise une scène de combat qui se déroule dans le cadre d’une noce, ajoutant en une seule fois deux nouvelles facettes au métier de photographe, celle de reporter de mariage et celle de reporter de guerre.


[1] Métamorphoses, IV, 621-662.
[2] Le fils de Jupiter qui prendrait à Atlas les pommes d’or de son jardin est, bien sûr, Hercule.
[3] Le nom d’Atlas désigna, en effet, un mont avant de désigner une chaîne de montagne.
[4] OVIDE, Métamorphoses, IV, 711-713 ; traduction Jean-Luc Lévrier.
[5] Anatole BAILLY, Dictionnaire grec-français, éditions Hachette, Paris, 1950.
[6] Voilà pourquoi Persée ne peut pas être tenu pour le lointain ancêtre de Karaghiosis, le héros du théâtre d’ombre populaire des Grecs.
[7] Cf. en particulier Platon, République, 365c.
[8] Nous avons un exemple récent de cette pratique : le Grand Prix Paris Match du Photoreportage Etudiant 2009 a été décerné à deux étudiants de l'école des Arts Déco de Strasbourg, Guillaume Chauvin et Rémi Hubert, pour un reportage intitulé "Etudiants. Tendance Précaire". Il y est question d’étudiantes réduites à vivre à trois dans un squat et à se prostituer pour payer leurs études. Or tout dans ce reportage avait été mis en scène. Les auteurs ont fait savoir le jour même de la remise des prix qu’ils cherchaient à dénoncer les pratiques de certains médias recourant au voyeurisme pour gagner des lecteurs, et donc les supercheries qu’autorise le recours à la photographie.

jeudi 24 août 2017

Persée photographe (III)



III- Chez les Gorgones

            Les Gorgones sont trois sœurs. Celles qui vont recevoir la visite d’un fils de Zeus, né d’un flux lumineux, résident dans l’obscurité d’une grotte, à l’extrême occident du monde, là où le Soleil se couche, aux frontières du domaine de la Nuit.
            Avant de couper la tête de Méduse, Persée prend la précaution de coiffer le casque qui rend invisible ; il s’agit d’une coiffure en peau de loup ou de chien, la kunéè, qui appartient à Hadès, le dieu des morts. « En le portant, précise Apollodore, il voyait lui-même tous ceux qu’il voulait, mais ne pouvait être vu d’autrui »[1].
            Or, toujours selon Apollodore, les Gorgones dormaient lors de l’arrivée du héros. Il ne risquait donc pas d’être vu, pas plus, d’ailleurs, qu’il ne pouvait les voir, leur demeure étant plongée dans l’obscurité. Il réalisait donc à lui seul toutes les virtualités sémantiques de l’adjectif grec tuphlos – de l’adjectif latin caecus –, lesquels signifient aussi bien « qui n’est pas vu » que « qui ne voit pas ». Il ne risquait donc pas la pétrification, qui suppose la rencontre, le croisement de deux regards.

 

            Dès lors, à quoi bon se rendre invisible par le port de la kunéè ? Vu les circonstances, il semble bien qu’il s’agisse d’une précaution inutile[2].
            Ainsi coiffé, Persée s’apprête maintenant à accomplir le geste central de tout l’épisode, la décapitation de Méduse. Mais avant d’user de la serpe d’acier, de la harpè,  il a recours à un accessoire dont il n’a pas encore été question, un bouclier. Selon la tradition la mieux attestée, c’est la déesse Athéna qui, venant en aide au héros, lui tend son propre bouclier, que Persée utilise en tant que miroir pour éviter de croiser directement le regard de Méduse.
            Or, pour les mêmes raisons qui nous ont fait trouver hors de propos le port de la kunéè, nous devons considérer le recours au bouclier-miroir comme une nouvelle précaution inutile. Pourrait-il en être autrement puisque le héros ne se fie pas à ses yeux mais à ses mains pour se guider : comme le note avec pertinence Françoise Frontisi-Ducroux, « Persée compensait déjà, comme un aveugle, le handicap de l’interdit visuel en se guidant tactilement »[3]. Ce recours présente même l’inconvénient de rendre le récit contradictoire dans les faits ; ainsi, Apollodore écrit : « avec l’aide d’Athéna qui guidait sa main, tenant la tête tournée et regardant l’image de la Gorgone reflétée sur le bouclier de bronze, il [Persée] la décapita »[4]. Tout en se guidant sur le bouclier, Persée aurait besoin d’être guidé par la déesse ; tout en voyant, il serait aveugle[5].
            Cette double inconséquence – celle du casque d’Hadès et celle du bouclier d’Athéna – serait embarrassante si nous voulions donner de la fable une interprétation réaliste. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’inconséquence disparaît si l’on interprète la situation en rapport avec le contexte photographique qui est le sien.
            Ainsi, la kunéè qui dissimule Persée n’est rien d’autre qu’une préfiguration de la cape noire sous laquelle disparaît le photographe pour y faire la mise au point avant d’actionner le déclencheur. C’est donc une nécessité technique qui contraint le photographe à disparaître. Mais plus encore, cette disparition répond à une nécessité inhérente à la nature de la prise de vues. Car durant toute la durée de celle-ci, le photographe doit s’effacer, se faire oublier, échapper à l’attention de celui qui pose. « Faites comme si je n’étais pas là », a-t-il coutume de dire[6], proposant de compenser sa disparition par l’apparition du modèle sur le verre dépoli de la chambre photographique.
            Quant à l’épisode du bouclier, Françoise Frontisi-Ducroux l’interprète, en manière de plaisanterie, comme « l’invention du rétroviseur » [7].
            Plus sérieusement, il faut continuer à interpréter le miroir en référence au contexte photographique de la fable. On se souvient que Persée avait déjà perfectionné le rudimentaire sténopé en le dotant d’un objectif qui en faisait une véritable chambre photographique. Le perfectionnement est poussé plus avant dans l’épisode de la décapitation, puisque la chambre photographique est désormais dotée d’un miroir, qui permet à l’opérateur de voir non pas l’image directe de l’objet qu’il va photographier, mais son image réfléchie. Par cet ajout, Persée inventait le type d’appareil que l’on appelle, justement parce que la visée se fait par réflexion, un réflex. La thématique du miroir s’enrichit donc : celui qui était accroché sur le mur de la chambre nuptiale de Danaé symbolisait la naissance de la photographie et de son héros tutélaire ; celui qu’offre Athéna symbolise la naissance de l’appareil photographique moderne.
            Précautions inutiles, par conséquent, que ce recours à la coiffe et au bouclier ; mais accessoires de grande conséquence pour les conditions de la prise de vues et l’évolution du matériel photographique. On comprend donc mieux, a posteriori, la présence d’Athéna dans cette scène : protectrice des artisans, elle présidait à l’invention de l’outil de travail des artisans de l’image.

            Equipé comme nous l’avons dit, Persée doit maintenant accomplir l’essentiel de sa mission : décapiter Méduse.

            Pour cela, il a recours à deux nouveaux accessoires. D’un geste vif, il tranche le cou d’un coup de serpe, et enferme la tête coupée dans la besace, la kibisis. Et tandis qu’il s’enfuit, du col de Méduse sort un être merveilleux, fruit de l’union de la Gorgone avec Poséidon, le dieu de la mer : il s’agit de Pégase, le cheval ailé.
            On reconnaîtra dans ces éléments de nouveaux accessoires, qui viennent compléter la panoplie du photographe. La harpè, cette serpe qui permet au héros de déclencher les hostilités et de s’acquitter de sa mission en une fraction de seconde – clic, clac –, n’est autre que le déclencheur, sur lequel le photographe presse pour que le miroir se relève, l’obturateur s’ouvre, la photo se fasse. Nous en avons confirmation dans la naissance de Pégase, que ses ailes permettent d’assimiler à un oiseau. Car lorsque l’opérateur, juste avant de déclencher, dit à celui qui pose : « Attention ! Le petit oiseau va sortir... », il ne fait rien d’autre que de rappeler cette naissance fabuleuse, recourant à une formule dont le sens remonte non à la nuit des temps mais à la nuit des Gorgones.
            En partant, Persée met la tête de Méduse dans la besace, pour qu’elle ne risque pas de pétrifier qui croiserait son regard. Ce faisant, il accomplit le geste du photographe qui range son appareil dans sa mallette, pour que celui-ci ne risque pas de se déclencher intempestivement. Cette équivalence entre la tête de Méduse et l’appareil photographique a quelque chose de surprenant, puisque la Gorgone occupait jusqu’alors, face à Persée photographe, la place du modèle. Mais nous ne devons pas être surpris de ce changement.
            Il existe, en effet, une grande proximité entre le geste photographique et le geste pétrificateur. Quand Persée veut pétrifier quelqu’un, il braque la tête de Méduse en direction de la personne et se détourne, tout comme le photographe oriente l’appareil vers le modèle, dont l’image, après avoir été réfléchie par le miroir, lui parvient détournée.
            Cette proximité se retrouve, plus grande encore, sur un autre plan. Les effets de la prise de vues sont identiques à ceux de la pétrification : dans les deux cas, nous avons affaire à la production d’un instantané – photographique ou lapidaire –, au figement définitif du modèle. Dans les deux cas, celui-ci acquiert l’immobilité de la mort[8]. Mais, toujours dans les deux cas, cette mort est gage d’immortalité : celle des statues de pierre que, selon Ovide, Persée rencontre en arrivant sur le territoire des Gorgones[9], celle des images photographiques, s’il est vrai que se faire photographier, c’est aussi, comme on le dit, se faire immortaliser.
            Persée repart donc de chez les Gorgones avec, dans sa kibisis, l’exact équivalent d’un appareil hautement perfectionné et immédiatement opérationnel. Il ne lui reste plus qu’à rentrer à Sériphos pour donner à Polydectès la tête qu’il lui a promise.
            Heureusement pour lui et pour nous, Persée ne revint pas directement chez   Polydectès : après son départ de chez les Gorgones, le héros fut amené à utiliser à plusieurs reprises sur son chemin la tête pétrifiante, accomplissant à chaque fois un nouvel exploit mais aussi écrivant de nouvelles pages dans le grand livre de la photographie.


[1] APOLLODORE, La Bibliothèque, éditions de l’Aire, Vevey, 2003, II, 4, 2.
[2] La preuve en est que, sur une hydrie du Ve s., Persée est représenté en train de regarder le visage de Méduse endormie et donc inoffensive ; cf. Françoise FRONTISI-DUCROUX, Du masque au visage, éditions Flammarion, Paris, 1995, 73. Le casque sera par contre indispensable à Persée lorsqu’après avoir décapité Méduse, il s’enfuira de chez les Gorgones : il lui permettra d’échapper aux deux survivantes, qui se lancent à sa poursuite pour venger leur sœur (cf. HESIODE, Bouclier, v. 216-237). Nous pouvons aussi invoquer à l’appui de notre thèse une version tardive de la fable, celle de Jules Laforgue : Persée vient de tendre la tête de Méduse en direction du Monstre, mais la pétrification n’a pas lieu. « Le héros s’étonne, qu’a donc sa bonne tête de Méduse ? Et bien que son casque, au fond, le rende invisible, ce n’est pas sans crainte qu’il se hasarde à regarder la face de la Gorgone, pour s’assurer de ce qui arrive là. C’est fort simple, le charme pétrificateur n’a pas opéré, parce que la Gorgone a fermé les yeux », Moralités légendaires, « Persée et Andromède », éditions Gallimard, Paris, 1977, 196-197.
[3] Françoise FRONTISI-DUCROUX, Du masque au visage, éditions Flammarion, Paris, 1995, 72.
[4] APOLLODORE, La Bibliothèque, éditions de l’Aire, Vevey, 2003, II, 4, 2.
[5] Ovide propose une version originale et plus cohérente des faits, selon laquelle Persée commence par regarder le reflet de Méduse éveillée sur son bouclier, puis, lorsqu’il constate qu’elle s’est endormie, la décapite. Cf. Métamorphoses, IV, 782-785.
[6] Tel est même le titre d’un des derniers ouvrages du photographe Jean-Loup Sieff.
[7] Françoise FRONTISI-DUCROUX, Du masque au visage, éditions Flammarion, Paris, 1995, 72.
[8] On trouvera des hypothèses intéressantes sur la proximité entre Persée, coiffé de la kunéè, le dieu Hadès et le personnage étrusque de Phersu dans Jean-Pierre VERNANT, La mort dans les yeux, éditions Hachette Littératures, Paris, 1998, 48-50.
[9] OVIDE, Métamorphoses, IV, 779-781.