jeudi 22 février 2018

Dans l’atelier du traducteur



Je vous propose aujourd’hui de vous faire visiter mon atelier, c'est-à-dire de vous montrer par quelles étapes je suis parvenu de l’original latin à la traduction des éditions Sables. Faisons-le sur quelques vers des Tristesses, ceux, par exemple, de l’épitaphe d’Ovide (III, 3, 73-76).


Les voici en latin et en traduction littérale :


Moi qui gis ici, lusor des tendres amours,
j’ai péri par mon génie, le poète Nason ;
mais pour toi qui passes devant, qu’il ne soit pas pesant, qui que tu sois qui as aimé,
de dire : « Que les os de Nason soient étendus mollement ».

La formule initiale : hic ego qui jaceo… est l’équivalent latin de la formule gravée sur nos tombes « Ci-gît », à ceci près que l’une est à la première personne, l’autre à la troisième – rien de grave à cela –, et que l’une plus longue que l’autre. Mais pour une fois que le français est plus concis que le latin, on ne va pas s’en plaindre…
Sur nos tombes, la formule est immédiatement suivie du nom du défunt. Faisons-le donc remonter d’un vers.
Mais justement… Faut-il dire Nason, comme on le fait pour Cicéron (dont le nom, en latin, est Cicero) ou Naso ? J’opte pour Naso parce que ce nom est en réalité un surnom signifiant « nez » et attribué à Ovide du fait que son appendice devait être plus gros ou plus long que la moyenne. Or Naso a, dans ce contexte, l’avantage de renvoyer à « naseau », synonyme plaisant de « nez ». Un traducteur audacieux pourrait aller jusqu’à traduire par « Ci-gît Le pif », « Le tarin », « Le blaze »…

Après le nom, l’identité : tenerorum lusor amorum. Il ne faut pas rater son coup : c’est par cette périphrase, reprise au livre IV (10, 1) qu’Ovide se définit pour l’éternité.
Les mots tenerorum amorum ne sont pas problématiques : ils se traduiront tout simplement par « des tendres amours » ou « des amours tendres », selon l’humeur ou l’oreille. Le problème, c’est lusor.
Voici ce qu’en dit Gaffiot : « lusor, oris, m (ludo) : 1/ joueur : Ov. A.A. 1, 451 ; Sén. Ben. 2, 17, 3 // pantomime : CIL 5. 2877 2/ [fig.] écrivain folâtre : Ov. Tr. 4, 10, 1 // celui qui se joue de qqn, moqueur : Pl. Amp. 694. ».
Essayons : « Le joueur des tendres amours »…
Non.
« Le pantomime des tendres amours »…
Non.
« L’écrivain folâtre des tendres amours »…
Trois fois non, même si Gaffiot renvoie explicitement à notre passage !
Nous pouvons toutefois retenir trois choses de l’article du dictionnaire : 1/ lusor est de la même famille étymologique que ludo, jouer ; 2/ lusor n’appartient pas au champ lexical de la parole ; 3/ le mot « pantomime » mérite d’être examiné de plus près. Consultons donc le dictionnaire des synonymes (CNRTL), plus utile au traducteur que le dictionnaire lexical ; il propose « histrion », « bouffon », « pitre », « farceur », « clown », « cabotin », « turlupin », « bateleur », « plaisant », « baladin ». Ce dernier mot ne me déplairait pas du fait de sa sonorité. Cherchons-en les sens (CNRTL) : « Vx. Danseur de théâtre ambulant. P. ext. Saltimbanque, bouffon, comédien ambulant ». Il est bien question de danse et de bouffonnerie, ce qui correspond au champ sémantique de ludo. Je ne suis pas loin de me laisser tenter. Mais ne cédons pas à la tentation sans consulter les collègues.
- « chantre des tendres amours » écrit Jacques André (Collection des Universités de France, 1968). Il semble traduire par anticipation le mot poeta du vers suivant mais sûrement pas lusor, et il le traduit par un mot qui fleure l’académisme ou la sacristie, comme on veut. Manifestement, le souffle de mai ne s’était pas encore levé…
- « chantre moqueur des amours tendres » écrit Danièle Robert (Actes Sud, 2006). Elle corrige la lacune de Jacques André en ajoutant « moqueur », mais maintient « chantre », qui ne me va pas davantage. Je ne suis d’ailleurs pas sûr qu’il lui aille beaucoup plus qu’à moi, puisqu’elle y renonce en IV, 1, où elle traduit tenerorum lusor amorum par « baladin de l’érotisme ». Je retiens qu’elle opte finalement pour « baladin » – sans comprendre ce que vient faire l’érotisme.
- « poète des amours tendres » écrit Marie Darrieussecq (P.O.L., 2006). Même remarque que pour Jacques André, à ceci près que Marie préfère « poète » à « chantre ». On ne peut pas lui donner tort…
Je retiens donc « baladin » et compte sur mes doigts : « Ci-gît Naso, baladin des tendres amours… » Douze syllabes. Il en manque deux pour aller à quatorze.
Poeta n’est pas loin ; je le fais remonter du vers suivant, un peu cavalièrement, je l’avoue, pour boucler le vers : « Ci-gît Naso, baladin des tendres amours, poète… » : 4+8+2 = 14. Le compte est bon !

ingenio perii… meo : « j’ai péri par mon génie / talent ». Le mot ingenium apparaît à de nombreuses reprises dans les Tristesses et se traduit par talent, génie ou inspiration. Selon l’inspiration…
Quant au déterminant possessif, il changera de personne par la force des choses…

            « Son génie l’a perdu… »

At tibi qui transis… Que la relative ne m’en veuille pas de la transformer en participe présent substantivé : « passant », qui dit bien ce qu’il veut dire et le dit avec concision.

La formule ne grave sit… dicere… est facile à comprendre : « qu’il ne soit pas lourd de dire, qu’il ne te pèse pas de dire… ».
On se souvient de Didon écrivant à Enée (Héroïdes, VII, 8) perdere verba leve est : « perdre mes paroles (c'est-à-dire parler pour rien) m’est léger ».
Si le passant est invité à ne pas trouver pesant de dire quelque chose, il est donc invité à le faire sans hésiter. Et comme ce qu’il est invité à dire est un vœu, nous traduirons dicere par « demander » : « passant, n’hésite pas à demander… »

quisquis amasti… : Voilà qui est bien latin et fort peu français. Traduisons en deux temps : quisquis deviendra « qui que tu sois », littéralement irréprochable, et amasti « si tu as aimé », formule qui fait comprendre à sa manière qu’Ovide n’acceptera pas les prières de tout le monde : seulement celles de ses frères – et sœurs – en amour...

Deuxième bilan d’étape :

« Son génie l’a perdu mais, si tu as aimé,
Qui que tu sois, passant, n’hésite pas à demander… »

Voici la chute : "Nasonis molliter ossa cubent". Tâchons d’éviter qu’elle ne soit fatale !
« Que les os de Naso… »
C’est mal parti…
« Les cendres de Naso… » fait mieux sans faire contresens. Tant pis pour les os : j’adopte…
 « … reposent mollement ! » ou « reposent doucement ! ». La traduction est littéralement irréprochable et fait très exactement six syllabes, ce dont nous avions justement besoin.
Mais ça ne veut rien dire, ce qui est rédhibitoire en matière de traduction ! Il faut donc essayer autre chose…
Et si nous transformions le verbe en substantif et l’adverbe en adjectif, tour de passe-passe bien connu mais toujours efficace ?
« … que le repos soit doux aux cendres de Naso ».

On s’assure qu’il y a le bon nombre de syllabes : 14/12/14/12.
Le compte est bon !
Aurions-nous terminé ?...
Voici :

« Ci-gît Naso, baladin des tendres amours, poète.
            Son génie l’a perdu mais, si tu as aimé,
Qui que tu sois, passant, n’hésite pas à demander
            Que le repos soit doux aux cendres de Naso. »



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