vendredi 26 janvier 2018

Que d'eau ! Que d'eau ! (V)



LE CHANT PROFOND DE L’EAU

Finalement, d’images en images se dessine une sorte de poétique inquiète qui invite à s’interroger sur les sources troubles de l’art et sa vocation profonde. Trois figures incarnent le pouvoir qu’a la poésie de transmuer l’horreur en beauté.

Pégase
Persée, après avoir endormi Méduse dans le reflet de son bouclier, lui tranche la tête. Le Poète sait la parenté intime de l’Eau, de la Femme et du Sang. Il sait qu’à l’énigme obscure de la Vie et de la Mort mêlées, l’Art doit donner forme durable et belle : le sang de Méduse transformera les algues marines en matière précieuse et dure comme une pierre précieuse : le corail. « Persée puise de l’eau pour laver ses mains victorieuses / Et, pour que la dureté du sable ne blesse pas la tête entourée de serpents, / Il rend le sol plus doux par des feuillages, le couvre d’algues / Marines et y dépose, de face, la tête de Méduse. / Les algues fraîches, encore vivantes car gorgées d’eau, / Subissent le pouvoir du monstre et, à son contact, durcissent, / Communiquent aux branches et aux feuilles cette rigidité inconnue. / Quant aux nymphes des eaux, elles expérimentent ce prodige / Sur plusieurs autres algues, ravies d’y parvenir / Et, comme elles en ont jeté dans l’eau des particules, / Il en résulte aujourd’hui le corail, qui a même propriété, / Durcissant au contact de l’air : ainsi, ce qui dans l’eau était / Plante souple devient hors de l’eau une pierre » (IV, 740-752, trad. D. Robert).
Miracle encore plus éloquent: du sang de Méduse naît le cheval ailé Pégase qui aidera Bellérophon à tuer la Chimère et Persée le Dragon qui garde Andromède. C’est Pégase qui, en frappant le sol de son sabot, fera jaillir sur l’Hélicon, la montagne sacrée des Muses, la source toujours vive de l’inspiration, la source Hippocrène : « Minerve gagne Thèbes et l’Hélicon, séjour de Muses. Parvenue / Sur la montagne, elle s’arrête et s’adresse ainsi aux doctes soeurs : / “J’ai entendu parler d’une source nouvelle, jaillie / Sous le dur sabot du cheval ailé, né de Méduse. J’ai voulu m’assurer de ce fait / Merveilleux ; j’ai vu le cheval naître du sang de sa mère”. Uranie l’accueille ainsi : “Ce que l’on t’a dit est exact : / Pégase est à l’origine De cette source.” Et elle conduit Pallas vers l’eau sacrée. / Celle-ci admire longtemps les eaux qu’un coup de pied a fait naître, / Embrasse du regard les arbres de l’antique forêt, / Les grottes, les prés parsemés de fleurs innombrables, / Complimente les filles de Mnémosyme pour leurs occupations Et leur demeure » (V, 254-268, trad. D. Robert).

 Gustave Moreau (1826-1898), Apollon et Pégase
 

Orphée
Au Coeur de cette Bible des Poètes que sont Les Métamorphoses, rayonne la figure d’Orphée qui incarne l’efficacité miraculeuse de la Beauté : son chant a été capable de charmer les bêtes, les arbres et les pierres et il a défié la mort en traversant les eaux noires des fleuves infernaux. Son échec même est un triomphe de l’amour et de l’art : il a perdu Eurydice une deuxième fois mais sa tête coupée continue éternellement à chanter sur les eaux et Ovide renchérit sur Virgile en imaginant les retrouvailles des époux aux Enfers : « Son âme s’exhale et s’évanouit dans les airs. / Sur toi, Orphée, pleurèrent les oiseaux affligés, , les nombreuses / Bêtes sauvages, les pierres inflexibles, les forêts si souvent attirées / Par tes chants ; pour toi, les arbres perdirent leur feuillage / Et, la tête rasée, prirent le deuil ; les fleuves même, nous dit-on, / Grossirent de leurs larmes ; Naïades et Dryades, leur tunique de lin / Recouverte de noir, laissèrent flotter leurs cheveux. / Ses membres sont partout dispersés ; sa tête et sa lyre, Hèbre, / Tu les reçois et (prodige ! ), tout en glissant au milieu du courant, / Sa lyre a je ne sais quels accents de profonde tristesse, sa langue / Morte murmure tristement, tristement lui répondent les rives. / Elles quittent le fleuve familier, elles sont transportées vers la mer. (…) / L’ombre d’Orphée descend sous terre et tous les lieux qu’auparavant / Il avait vus, il les reconnaît ; il cherche dans le champ des Pleurs Eurydice, la trouve, et la serre passionnément dans ses bras. / Tantôt ils se promènent l’un près de l’autre d’un même pas, / Tantôt elle ouvre la marche et il la suit, ou encore c’est lui qui la guide, / Et Orphée peut sans crainte se retourner sur sa chère Eurydice (XI, 43-54 et 61-66, trad. D. Robert).

                                                        Gustave Moreau, Orphée, 1865

Egérie
Le XVème chant achève Les Métamorphoses par un hymne à Pythagore qui fait de la fluidité universelle la loi même du vivant: comme l’eau, tout s’écoule et rien ne demeure mais rien ne meurt car tout se transforme. A Auguste qui prétendait imposer un ordre immuable et dogmatique, Ovide oppose le sage roi Numa, successeur de Romulus et disciple de Pythagore. Comme son maître, il a la tyrannie en horreur et il trouve son inspiration dans l’amour de la nymphe Egérie. Celle-ci, inconsolable de sa mort, est transformée par Diane en source glacée : « Se liquéfiant dans les larmes, ses membres sont dilués dans l’eau pour l’éternité » (XV, 549-551 trad. D. Robert). Dans cette dernière métamorphose du poème, l’eau mortelle devient l’image  d’un long sommeil apaisé où les formes souffrantes s’abolissent dans la sérénité de la lumière. C’est “l’ophélisation de l’eau” dira Bachelard.
 
                                                   John Everett Millais, Ophelia, 1851-1852

LA FOLIE BAROQUE

L’eau, c’est la métamorphose même et Ovide l’a privilégiée pour dire la réalité changeante et périlleuse de la vie qui met en question l’identité de l’être confronté à la violence anarchique du Désir. Mais être de passage dans un univers de passage peut permettre à l’homme de s’exalter de sa propre fluidité. Ovide est le premier poète “baroque” parce qu’il s’enchante du mouvement universel tout en se faisant le tisserand inspiré de la parole des profondeurs. Les Métamorphoses, c’est une immense rêverie chatoyante qui comble l’aspiration irrépressible à se sentir à la fois soi-même et tout autre, identique et différent, changé, transformé, renouvelé… ”Une goutte d’eau suffit pour créer un monde et pour dissoudre la nuit”, disait Bachelard. Cette goutte d’eau, n’est-ce pas la poésie ?

René Mouraud

dimanche 21 janvier 2018

Que d'eau ! Que d'eau ! (IV)



L’EAU-FEMME : SORTILEGES DU DESIR

Plus  globalement, à travers l’universelle féminisation des eaux qu’opère l’Imaginaire (“L’eau n’est jamais lasse d’être femme” écrit le poète Pierre Emmanuel), c’est la question du Désir qui est posée. Car finalement, c’est lui qui amène l’être à changer, physiquement et psychologiquement, à son contact.

La peur du Désir : Syrinx
Chez Ovide, parmi les jeunes filles qui habitent les eaux, il en est qui ont l’audace – scandaleuse pour un Romain – d’assumer pleinement leur désir et même de prendre l’initiative. D’autres suscitent le désir par leur beauté mais  le refusent car elles sont les compagnes de Diane, la farouche Vierge Chasseresse qui proscrit toute union érotique. Cette virginité interdite est symbolisée par les forêts profondes et solitaires et par la transparence des sources ou des lacs, souvent associée à une grotte (Lourdes n’a rien inventé !). Elle exaspère le désir masculin, souvent frustré, parfois sublimé. En témoigne l’histoire de Syrinx qui, pour échapper aux ardeurs du dieu Pan, se métamorphose en roseaux agités par le vent. Ils devinrent la première flûte. « Dans les monts glacés d’Arcadie, / Il était une Naïade plus célèbre que les Hamadryades / De Nonacris : les nymphes l’appelaient Syrinx. / Maintes fois elle s’était joué des satyres qui la poursuivaient / Ainsi que des autres dieux qui peuplent forêts ombreuses / Et campagnes fertiles. Elle vouait, en restant vierge, un culte à la déesse d’Ortygie; sa tunique retroussée à la façon de Diane / Aurait pu la faire passer pour la fille de Latone si elle n’avait eu / Un arc d’ivoire –celui de la déesse étant d’or. On la prenait pourtant pour elle. / Alors qu’elle rentrait du mont Lycée, Pan l’aperçoit et, la tête couronnée d’aiguilles de pin, / Lui dit ces mots… Restait à rapporter ses paroles / Et dire que la nymphe, dédaignant ses prières, avait fui dans les bois / Jusqu’à ce qu’elle parvînt près du Ladon, fleuve paisible / Et sablonneux ; que, là, les eaux ayant entravé sa course, / Elle avait supplié ses soeurs transparentes de la métamorphoser ; / Que Pan, croyant déjà tenir entre ses bras Syrinx, / Avait pris les roseaux des marais pour le corps de la nymphe ; / Tandis qu’il soupirait, le mouvement de l’air dans les roseaux / Avait produit un son ténu, semblable à une plainte ; / Surpris par cet art singulier et cette voix si douce, / Le dieu avait déclaré : “Voilà comment je m’entretiendrai / Avec toi ! “ Et, ayant rapproché puis collé à la cire / Des roseaux inégaux, il leur avait donné le nom de la jeune fille » (I, 688-711, trad. D. Robert).

                                                                                                    © Jean-Luc Ramond

Le Désir prédateur : Actéon
Mais l’attentat à la Vierge Interdite peut être sanctionné d’une punition terrible : Actéon est un jeune homme ignorant, possédé par le démon de la chasse. En surprenant Diane se baignant nue, il se heurte à la féminité nocturne et redoutable qui protège la vie à sa source : les femelles (humaines et animales) qui la portent, les vierges trop jeunes pour la donner, la vulnérabilité des nouveaux-nés. Or, symboliquement, voir c’est posséder et posséder sans consentement, c’est violer, c’est-à-dire tuer l’Autre en son intégrité. En toute logique, le regard transgressif du chasseur-voyeur le métamorphose en cerf déchiré par ses propres chiens : son désir pervers l’a fait basculer dans l’animalité qui le dévorait déjà : « Le visage de Diane surprise sans vêtements rougit. / Bien que le groupe de ses suivantes se serrât autour d’elle, / Elle se pencha de côté, détourna la tête et, n’ayant pas / A portée de mains les flèches qu’elle eût voulu, / Elle puisa de l’eau et la jeta au visage du jeune homme. / Pendant qu’elle inondait ses cheveux de cette eau vengeresse, / Elle ajouta ces mots, présages du malheur qui l’attendait : / “Va donc maintenant raconter que tu m’as vue sans voiles, / Si tu le peux.” Et sans autre menace, elle pose / Sur sa tête inondée les ramures d’un cerf fougueux, / Allonge son cou et taille en pointe ses oreilles ; / Change ses mains en pieds, ses bras en longues pattes, / Et couvre son corps d’une peau tachetée. / Elle y ajoute la panique : le héros prend la fuite, et tout en courant s’étonne de sa célérité. (…) La meute / Que cette proie excite dévale à travers rochers, éboulis, rocailles / Impraticables, là où le chemin est difficile et où il n’y a plus de chemin. / Lui, il fuit, sur les lieux mêmes où il avait été tant de fois / Poursuivant ; hélas ! Il fuit ses propres serviteurs. (…) / Ils l’encerclent et, enfouissant leurs gueules dans son corps, / Déchiquettent sous l’apparence d’un cerf, leur propre maître. / Ce fut seulement lorsque tant de blessures eurent mis / Fin à sa vie que fut rassasiée, dit-on, la colère de Diane au carquois (III, 185-199, 225-229, 249-252, trad. D. Robert).
                                                                                                                                 © Jean-Luc Ramond

Le regard qui tue : Méduse 
Le paroxysme des mythes de la métamorphose liés à l’interdit du regard sur l’eau-femme est atteint dans la figure de Méduse : elle se distinguait de ses deux soeurs Gorgone, divinités marines d’une hybridité délirante, par l’extrême beauté de sa chevelure que Minerve transforma en serpents après que Neptune l’eut violée. Dans l’Imaginaire masculin, elle symbolise l’eau noire et terrifiante de la sexualité féminine qu’on ne saurait voir en face sans mourir : c’est elle qui porte la Mort dans les yeux car elle pétrifie tous ceux qui croisent son regard : « D’une extrême beauté, Méduse excitait le désir de nombreux prétendants / Et la partie la plus attirante de sa personne était / Sa chevelure ; j’ai connu quelqu’un qui affirmait l’avoir vue. / On dit que, dans le temple de Minerve, le souverain des mers / La viola ; la fille de Jupiter se détourna, couvrant de son égide / Son pur visage et, pour que cet acte ne fût pas impuni, / Elle changea les cheveux de la Gorgone en hydres répugnantes. / Aujourd’hui encore, pour frapper ses ennemis d’horreur et d’épouvante, / Elle porte sur la poitrine les serpents qu’elle a engendrés » (IV, 794-803, trad. D. Robert).

                                                                                          © Jean-Luc Ramond

jeudi 18 janvier 2018

Que d'eau ! Que d'eau ! (III)



L’EAU-MIROIR : VERTIGES DE L’IDENTITE

L’eau profonde fait naître et disparaître, transparente, elle devient miroir. Le double qui s’y reflète nous demande qui nous sommes, question inséparable de celle de nos origines. Pour illustrer la quête d’une identité toujours problématique et menacée, Ovide a choisi des “histoires d’eau” où des adolescents et des adolescentes sont confrontés à la découverte de l’amour : à ne rechercher qu’un semblable ( le Même ) on s’interdit la rencontre enrichissante de l’Autre. Inversement, à dépendre trop de l’Autre, on risque de perdre son Moi, à moins qu’à vouloir s’approprier plus ou moins violemment l’Autre, on ne le fasse disparaître. L’amour entraîne une métamorphose de l’identité qui hésite entre communion complémentaire, destruction aliénante ou impossible union fusionnelle. C’est là le thème central des Métamorphoses dont le mythe de Narcisse fournit une illustration exemplaire.

Narcisse et Echo
Echo est une nymphe des eaux , coupable d’avoir empêché Junon, par son bavardage, de surprendre son mari Jupiter occupé à courtiser ses compagnes. Elle s’est vue privée d’une partie de son identité en perdant la moitié de sa voix propre : elle ne peut que repéter en miroir les derniers mots qu’elle entend. Narcisse est né du viol de la rivière Liriopé par le fleuve Céphise. Le devin Tirésias avait prédit : “Il vivra s’il ne se connaît pas”. A seize ans, merveilleusement beau, tous les garcons et les filles le désirent, surtout Echo. Comme celles des autres, il dédaigne ses avances et ne perçoit d’elle que le reflet sonore de sa propre voix. Elle fuit, se fige en rocher solitaire et gémissant. Lui, il sera victime d’une terrible illusion : l’eau-miroir d’une source étrangement virginale et maternelle va lui renvoyer sa propre image dont il va tomber désespérément amoureux sans pouvoir posséder l’objet de son désir. Il en mourra : « Il était une source limpide, source d’argent aux eaux miroitantes, / Que ni pâtres ni chevrettes paissant dans la montagne / Ni aucun autre bétail n’avaient approchée ; que nul oiseau, / Nulle bête sauvage, nulle branche tombée d’un arbre n’avait troublée. / Autour d’elle, de l’herbe, nourrie par l’humidité toute proche, / Et un bosquet pour empêcher les rayons du soleil d’attiédir ce point d’eau. / Le jeune homme, épuisé de chaleur et d’ardeur à la chasse, / Fut séduit par la source, son cadre, et s’y pencha ; / Tandis qu’il essayait d’étancher sa soif, une autre soif grandit en lui. / Pendant qu’il boit, fasciné par le reflet de sa propre beauté, / Il s’éprend de cet être sans corps, confond le corps avec son ombre. / Ebloui, paralysé devant ce visage si semblable au sien, il reste / Pétrifié, une statue sculptée dans le marbre de Paros. / Rivé au sol, il contemple son double, ses yeux, son éclat. (…) ) Inconsciemment, il se désire, est à la fois sujet et objet de sa quête, / Le chasseur et sa proie, l’incendiaire et le feu. / Que de baisers sans réponse a-t-il donnés à la source trompeuse ! / Que de fois a-t-il plongé les bras au milieu des eaux / Pour y saisir le reflet de son cou sans parvenir à l’atteindre ! / Que voit-il ? Il ne sait ; mais ce qu’il voit le brûle, / Et l’erreur qui abuse ses yeux les excite pareillement. / Naïf, pourquoi chercher en vain à saisir une image fugace ? / Ce que tu cherches n’existe pas ; ce que tu aimes, tourne-toi, tu le perds. / L’ombre que tu distingues est celle d’un pur reflet. / Elle est sans consistance, est apparue avec toi et demeure de même ; / Elle s’éloignera avec toi – s’il est possible de t’éloigner. ( … ) / / Exténué d’amour, Il se dilue, un feu secret lentement le consume. (…) Epuisé, il laissa tomber sa tête sur l’herbe verte ; / La mort ferma ses yeux éblouis par l’éclat de leur maître. / Et même après qu’il eut été reçu au séjour des Enfers, / Il se contemplait dans l’eau du Styx. Ses soeurs les Naïades / Pleurèrent et offrirent leurs cheveux coupés à leur frère ; /  Pleurèrent les Dryades ; Echo se joignit à leurs lamentations. / Déjà, on préparait le bûcher, le lit et les torches funèbres : / Le corps n’était plus là. A la place du corps on trouva / Une fleur au coeur jaune safran entouré de pétales blancs » (III, 407-420, 425-435, 490-491, 502-510, trad. D. Robert).

 Narcisse et Echo, Maison de Castor et Pollux, Pompéi

Byblis et Caunus
Ce désir du Même par peur de l’Autre peut prendre des formes transgressives extrêmes : fille de la nymphe Cyanée et du fleuve “Méandre aux replis nombreux”, Byblis s’éprend de son frère jumeau Caunus et lui envoie une audacieuse déclaration dont vous apprécierez la perverse candeur : « Toi seul peux sauver, toi seul peux perdre ton amante, / C’est à toi de choisir. Ce n’est pas une ennemie qui t’en prie / Mais quelqu’un qui, bien que déjà très proche, désire / Vivement être plus proche encore, liée à toi plus étroitement. / Aux vieillards de connaître les lois, ce qui est permis, le juste / Et l’injuste, à eux d’en assurer le contrôle et la garde ; / A notre âge correspond mieux la légèreté de Vénus. / Nous ne savons encore ce qui nous est permis ; tout est permis, / Croyons-nous, et nous suivons en cela l’exemple des dieux puissants / Rien ne nous en empêchera, ni la sévérité d’un père, ni le souci / De notre réputation, ni la crainte – si tant est qu’il y ait une raison de craindre. / Nous appellerons fraternel l’amour tendre que nous cachons » (IX, 547-558, trad. D. Robert.)
Scandalisé, Caunus s’enfuit et prise de folie, elle le poursuit jusqu’au bout du monde. Les miséricordieuses Naïades transforment ses larmes en fontaine éternelle : « Il n’est plus de forêts lorsque, lassée de ta poursuite, / Tu tombes, Byblis, et gis, les cheveux épars sur la terre/ Et ton visage s’enfonce dans les feuilles mortes. / Souvent, les nymphes tentent de la soulever / De leurs bras frêles ; souvent, pour qu’elle guérisse de cet amour, / Elles la conseillent, prodiguent des consolations à son esprit sourd. / Byblis gît là, muette, et des fragments d’herbe verte restent / Collés à ses ongles, et le gazon, sur la berge, est mouillé de ses larmes. / Les Naïades, dit-on, en ont fait une nappe d’eau qui jamais / Ne doit s’assécher ; que pouvaient-elles faire de plus ? Aussitôt,  comme les gouttes de résine d’une écorce fendue / Ou le bitume épais qui suinte de la terre lourde, / Comme, à l’arrivée du Zéphyr au souffle léger, l’eau / Se transforme en fontaine qui, aujourd’hui encore, porte / Le nom de sa maîtresse et coule sous une yeuse endeuillée » (IX, 649-665, trad. D. Robert).

 Biblis, William-Adolphe Bouguereau, 1884

Salmacis et Hermaphrodite
Salmacis est une nymphe peu farouche qui habite un lac merveilleusement transparent. Un jour, elle cherche à séduire un bel adolescent de rencontre qu’elle ignore être le fils d’Hermès et d’Aphrodite. Il refuse ses avances puis, se croyant seul, il se baigne nu dans l’eau miroitante. Elle le rejoint et s’enlace à lui au point que tous deux ne forment qu’un seul être, à la fois fille et garcon : il s’appelait Hermaphrodite. « “J’ai gagné, il est à moi !s’écrie la Naïade et, se débarrassant / De tous ses vêtements, elle se jette à l’eau et l’y maintient / Pendant qu’il se débat, de haute lutte lui vole des baisers, / Glisse ses mains pour toucher malgré lui sa poitrine / Et, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, enlace le jeune home. / Enfin, tandis qu’il se raidit, cherchant à lui échapper, / Elle l’immobilise tel un serpent que retient et emporte dans les airs / L’oiseau royal : il lui enserre, dans le vide, et la tête et les pattes / Pendant que sa queue ligote ses ailes déployées ; / Tel encore le lierre qui grimpe le long des troncs / Ou le poulpe qui, ayant attrapé un ennemi sous les eaux, / Le maintient en déroulant ses bras de tous côtés. / Le jeune homme résiste et refuse à la nymphe le plaisir / Qu’elle espère ; elle s’acharne et, se collant à lui de tout son corps / Comme pour y rester fixée, elle dit : “Tu peux bien te débattre, / Effronté, tu ne t’enfuiras pas ! Dieux, faites qu’il ne puisse / Jamais se séparer de moi, me séparer de lui ! “ / Les dieux ont exaucé la prière, car leurs deux corps mêlés / Restent unis et revêtent une seule apparence : / Si l’on rapproche sous la même écorce deux rameaux, on les voit se souder en grandissant et s’épanouir ensemble ; / De même, une fois leurs membres accolés en une étreinte implacable, / Ils ne sont plus deux mais une forme double que l’on ne peut nommer / Fille ou garcon, ne semblant être ni l’un ni l’autre, mais l’un et l’autre. / Il voit que ces eaux limpides où il s’est plongé mâle / L’ont rendu à demi-homme et qu’en elles ses membres se sont affaiblis » (IV, 356-381, trad. D. Robert).
Ici, la perte du Moi aboutit à l’abolition de toute différence entre homme et femme. Ce n’est plus la complémentarité de l’androgyne platonicien : le contact forcé avec l’altérité féminine entraîne la disparition de l’identité masculine, vécue comme celle de la virilité elle-même.
Ainsi, comme celle de Narcisse, toutes ces “histoires d’eau” font naître une profonde rêverie sur le “Connais-toi toi-même” dont elles multiplient les variations : N’aimerait-on que le Même (Soi) à travers le miroir que nous tend l’Autre ?

 Salmacis et Hermaphrodite, Francesco Albani, vers 1630-1640