jeudi 31 août 2017

Persée photographe (V)



V- Retour à Sériphos

            Après cet épisode éthiopien, Persée regagne Sériphos.
            Il y découvre que Danaé a dû se placer sous la protection des dieux pour échapper aux avances de Polydectès. Comprenant enfin que le roi ne lui a imposé de décapiter Méduse que pour l’éloigner, voire se débarrasser de lui, Persée veut se venger et mettre définitivement sa mère à l’abri de son poursuivant. Pour cela, il se rend au palais et, afin de prouver à Polydectès qu’il s’est acquitté de sa mission, il présente à ses regards la tête de Méduse, le pétrifiant.
            Comme il n’a plus besoin des accessoires qu’il s’était procurés – talonnières, kunéè, kibisis et harpè –, Persée les rend à Hermès. Quant à la tête de Méduse, il l’offre à Minerve, qui la place au centre de son bouclier ou, selon d’autres sources, sur son égide, cette armure faite de la peau de la chèvre Amalthée, et qui rend invulnérable. Ainsi, la déesse guerrière pourra en user pour pétrifier ses adversaires dans les combats[1].
            Mais cet usage belliqueux de la tête pétrifiante n’interdit pas à celle-ci de continuer à accomplir son destin photographique.
            Sur un cratère apulien, conservé au musée des beaux-arts de Boston, est représentée une scène où Minerve, après avoir reçu de Persée la tête de la Gorgone, la montre au héros. Persée s’en détourne, préférant regarder son reflet à la surface du bouclier de la déesse, lequel est utilisé, cette fois-ci, de façon pleinement justifiée.


            Mais, tout en renvoyant un reflet, le bouclier fixe une image. Ce phénomène apparaît dans toute son ambiguïté à qui observe la scène représentée sur le vase ; en effet, le bouclier qui retient l’attention de Persée peut être pris pour un miroir circulaire, du genre de celui qui était accroché au mur de la chambre de Danaé, ou pour un  véritable bouclier, orné en son centre d’un épisème représentant Méduse. Le bouclier devient donc un support d’image : il suffirait de l’accrocher au mur, comme les combattants le faisaient parfois, en ex voto, sur la paroi d’un temple, pour avoir l’impression d’être face à un portrait datant de l’âge d’or de la photographie, époque à laquelle l’image s’inscrivait dans l’orbe ou l’ovale d’un cadre.
            Plus fondamentalement, les représentations du gorgoneion qui figurent sur les vases grecs traduisent deux caractéristiques essentielles de l’image.
            La première est sa planéité,  qu’atteste une amphore attique,  conservée au musée du Vatican.  Celle-ci  est  ornée  d’une  scène  qui  représente  Achille  et  Ajax jouant aux dés.



Chacun des deux a posé derrière lui son bouclier, que l’on voit de profil. Sur chaque bouclier figure un épisème différent : celui d’Achille représente un satyre, celui d’Ajax un gorgoneion. Or, le traitement de chaque motif est, lui aussi, différent : le satyre apparaît en saillie alors que le profil de Gorgo est lisse, preuve que quand la tête de la Gorgone s’imprime en épisème, elle cesse d’être une tête en trois dimensions. Cette planéité se retrouve même lorsque le support du gorgoneion semble appeler un traitement plastique : comme le signale Françoise Frontisi-Ducroux, « en marbre ou en terre cuite, la face de Gorgo est écrasée »[2]. A croire que Méduse ne pouvait pas échapper à son destin d’icône.

            Le deuxième trait caractéristique de l’image ­– photographique –, est sa reproductibilité. Telle est, du moins, la conclusion que nous tirons de l’examen d’une pélikè apulienne conservée à Tarente dans une collection privée.


            On y voit, comme sur le cratère de Boston, Minerve brandissant la tête de Méduse, et Persée regardant son reflet sur le bouclier. Mais, fait nouveau, l’égide dont est revêtue la déesse est ornée d’un gorgoneion. Minerve a donc imprimé en deux endroits la face de Méduse, ce qui  laisse supposer que la tête qu’elle brandit est susceptible de s’imprimer encore sur tout support idoine. Cette supposition devient certitude lorsque le spectateur du vase prend conscience de la mise en abyme à laquelle il a affaire : la pélikè ne donne-t-elle pas à voir sur sa paroi bombée une image représentant Minerve en train de donner à voir sur la paroi bombée de son bouclier l’image de Méduse, qu’elle a, par ailleurs, déjà reproduite sur son égide ? Minerve est donc bien ici représentée en initiatrice de la duplication des images. Comment en être étonné quand on se souvient qu’elle était déjà maîtresse dans l’art du tissage, lequel est lui même un art iconique[3] ?
            Sur le côté droit de la scène, Mercure est représenté en train de regarder pensivement le bouclier. Sans doute le dieu du commerce et de la communication a-t-il compris le parti que l’on pouvait tirer de ce procédé. Et de fait, l’image de Méduse est une de celles que l’on retrouve le plus souvent sur toute sorte de support : sur les vases, au fronton des temples, sur les boucliers, sur les ustensiles domestiques, dans les ateliers des artisans, dans la demeure des particuliers... Or, même si le principe de la reproductibilité ne pouvait pas ne pas donner lieu à la multiplication d’objets portant une représentation figurée, il n’en est pas moins surprenant que cette représentation soit celle de Méduse, autrement dit de la face par excellence interdite de regard.
            C’est par l’examen de ce paradoxe que nous voudrions terminer notre étude.

            Comme chacun le sait, on ne peut croiser le regard de Gorgo, même morte, sans être pétrifié. Or ni le gorgoneion formant l’épisème du bouclier, ni celui qui figure sur de nombreuses armures, n’ont jamais pétrifié personne. Au mieux donnent-ils à celui qui les arbore la réconfortante, mais trompeuse, impression qu’il va méduser son adversaire. A plus forte raison serait-il illusoire de croire qu’une image puisse avoir des effets aussi saisissants que ceux de la réalité qu’elle reproduit. Car l’image n’est qu’une représentation qui, loin de nous mettre en présence des choses, met au contraire les choses à distance de nous. C’est sa faiblesse.
            C’est aussi sa force. Car la réalité qui nous entoure est parfois trop violente pour que nous puissions soutenir son spectacle. Par contre, l’écho qui nous en parvient par le biais d’une image, tout en étant fidèle, ne comporte pas cette intensité qui nous rendait insupportable la vue de l’original. Voir une représentation des choses constitue donc la meilleure façon de voir les choses en face.
            C’est sans doute cette espèce de domestication de la réalité que constitue sa reproduction imagée qui explique le grand nombre des représentations figurées de la   Gorgone : ne pouvant la voir une seule fois sans mourir, nous apprécions de la contempler tout à loisir et sans risque sous sa forme iconique. Et nous l’apprécions d’autant plus que nous la regardons droit dans les yeux, dans une posture qui ne nous laisserait aucune chance de salut si nous n’avions pas affaire à un artefact. Voilà donc pourquoi Méduse est, dans la très grande majorité des cas, représentée de  face : cette vision frontale peut seule nous apporter la satisfaction d’être sortis vainqueurs d’un face à face réputé fatal ; cette fois-ci, du moins, la mort ne s’est pas emparée de nous.
            Or, les dés étaient pipés, puisque nous avions pris la précaution, avant de croiser son regard, d’inverser les rôles en la pétrifiant, c’est-à-dire en la figurant dans le marbre, sur une poterie, ou sur une photographie... Nous avons beau jeu, après cela, de jouer les matamores et de quitter les lieux en tirant bravement la langue à Méduse.
            Mais, ô surprise ! voilà que Méduse nous répond. Voilà qu’en réponse à notre insulte, elle nous tire la langue à son tour, ou plutôt, qu’elle nous tire la langue en même temps que nous la lui tirons. Voilà que son portrait se met à nous ressembler, ou plutôt que nous nous mettons à ressembler à Méduse, que l’image de Méduse fixée par nous fixe notre image et nous révèle une vérité que  nous ne souhaitions sûrement pas apprendre : la laideur que nous lui attribuons si volontiers est la nôtre, celle qui nous caractérisera tous quand la mort nous aura rejoints, quand elle aura détruit le bel ordonnancement de notre visage et monstrueusement mêlé, comme ils le sont sur la face de Méduse, « le masculin et le féminin, le jeune et le vieux, le beau et le laid, l’humain et le bestial, le céleste et l’infernal, le haut et le bas (...) le dedans et le dehors »[4].
            Pour oublier cette triste réalité, nous n’avons d’autre solution que de nous lancer à corps perdu dans une entreprise de pétrification universelle, qui consiste à tout représenter. Ce faisant, nous avons à chaque fois l’impression d’avoir gagné une bataille dans la guerre que nous livrons sans cesse à notre mortelle ennemie. Du moment que nous fixons pour l’éternité un paysage, un objet, une personne, nous-mêmes, nous avons accès au statut quasi divin de celui qui ne donne la mort que pour mieux conférer l’immortalité.
            Cela nous fait comprendre pourquoi la photographie est une pratique si répandue : ce n’est pas seulement parce qu’à la différence de la peinture et de la sculpture, elle ne nécessite que peu de talents naturels et de compétences techniques ; c’est parce qu’elle confère, plus facilement qu’aucun autre art, à celui qui la pratique l’impression, certes illusoire, mais néanmoins flatteuse, d’accéder, le temps d’un clic, à un statut surhumain.


[1] La tête de Méduse ainsi utilisé porte le nom de le gorgoneion.
[2] Françoise FRONTISI-DUCROUX, Du masque au visage, éditions Flammarion, Paris, 1995, 68.
[3] Les tapisseries sont, en effet, historiées. Pour cet aspect de l’activité de Minerve, nous renvoyons à la fable d’Arachné telle qu’Ovide la raconte (Métamorphoses, VI, 1-145), et à l’ouvrage de Françoise FRONTISI-DUCROUX, L’Homme-cerf et la femme-araignée. Figures grecques de la métamorphose, éditions Gallimard, Paris, 2003.
[4] Tel est le beau portrait que brosse de Méduse Jean-Pierre VERNANT dans La mort dans les yeux, éditions Hachette Littératures, Paris, 1998, 79.

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