lundi 28 août 2017

Persée photographe (IV)



IV- Chez Atlas, chez Céphée
 
            Persée accomplit le premier de ces exploits à l’occasion de sa halte chez Atlas. Selon Ovide[1], après une journée de voyage à travers le ciel, il fait étape dans le royaume du Géant. Il se présente comme le fils de Jupiter, et demande l’hospitalité pour la nuit. Or Atlas sait par une prophétie que la venue d’un fils de Jupiter lui vaudra la perte des fruits d’or du jardin des Hespérides, qui font l’honneur de son royaume[2]. Il chasse donc sans ménagement Persée, qui, pour se venger, tourne vers Atlas la tête de Méduse, métamorphosant ainsi le Géant en montagne[3] et devenant lui-même le premier photographe paysagiste.

            Après avoir repris sa course vers l’est, Persée survole l’Ethiopie. Soudain, depuis les hauteurs du ciel, il assiste à une scène qui lui est intolérable : une jeune fille, attachée par de lourdes chaînes à un rocher, est offerte en pâture à un monstre. Il s’agit d’une princesse, Andromède.


Sa mère, Cassiopée, avait eu le tort de se vanter d’être plus belle que les Néréides. Ces divinités marines s’en étaient plaintes à Poséidon, lequel avait envoyé le monstre dont nous avons parlé ravager le royaume de Céphée, le père d’Andromède. Seul le sacrifice de sa jeune fille pourrait apaiser la colère du dieu.
            A peine Persée a-t-il vu Andromède qu’il est amoureux d’elle ; il propose donc à ses parents le marché suivant : il délivrera la princesse s’il reçoit sa main en récompense. Le marché conclu, Persée s’acquitte courageusement de sa tâche, non en pétrifiant le monstre, ce qui ne lui aurait procuré qu’une victoire peu glorieuse, mais en le terrassant avec la serpe.


            Cet épisode héroïco-épique semble nous détourner de la problématique photographique ; une lecture attentive d’un court extrait du texte d’Ovide nous persuadera qu’il n’en est rien.
            Le poète explique, en effet, que, pour mieux combattre le monstre, Persée a recours à la tactique suivante :

                        Soudain le jeune héros frappe le sol de son pied
                        Pour monter droit aux nues. Quand à la surface des eaux
                        Le monstre vit son ombre, il se déchaîna sur cette ombre.[4]

            Et pendant qu’il s’épuise vainement contre une forme sans consistance, Persée le frappe par derrière et le terrasse. Or, si l’ombre de Persée attire l’attention du monstre sur l’accessoire, le mot umbra – qui figure à deux reprises au vers 317 – pourrait bien attirer la nôtre sur l’essentiel.
Il signifie à la fois « ombre » et « reflet », ce qui est aussi le cas de son équivalent grec, le mot skia. Il n’existe donc pas de solution de continuité entre le premier épisode de la fable, où la notion de reflet était dénotée, on s’en souvient, par le mot typos, et cet épisode-ci, qui trouve très légitimement sa place dans la thématique générale. Mais cette thématique s’enrichit d’apports nouveaux.
            L’ombre de Persée, que la lumière dessine à la surface des flots, est à proprement parler une skiagraphia, un dessin, une peinture d’ombre, caractérisés par « une juste distribution d’ombre et de lumière », selon la définition du dictionnaire grec-français d’Anatole Bailly[5]. C’est dire que nous avons ici affaire à une image qui, à la différence de celle que l’on voit sur l’écran d’un théâtre d’ombres[6], n’est pas d’un noir uniforme : elle présente, au contraire, une grande variété de nuances, qui vont du noir à proprement parler au gris le plus clair, celui qui ne se distingue du blanc pur que par une infime nuance. Voilà bien qui correspond aux canons de la photographie argentique traditionnelle, à ceux de la tradition humaniste, en vertu desquels doivent se déployer, entre le blanc pur – qui n’apparaîtra que dans la marge – et le noir – que l’on s’interdira de saturer – toute la gamme des gris.
            Si la skiagraphia, en tant qu’objet visuel, rappelle l’image photographique, le procédé selon lequel cet objet visuel est produit rappelle, quant à lui, le procédé de production de l’image photographique. Ceci peut tout d’abord se vérifier dans le cas d’un tirage gélatino-argentique : la lumière de l’agrandisseur traverse le film inséré dans le passe-vue avant d’atteindre le support de papier sur lequel elle apparaît, après révélation dans un bain chimique. De même, le soleil brûlant d’Ethiopie frappe Persée dont l’image est révélée au monstre à la surface des flots. La skia-graphie est donc aussi photo-graphie.
            Ce que nous venons d’établir concernant l’image produite à l’agrandisseur reste vrai pour l’image produite à partir d’une diapositive : en pareil cas, la source lumineuse est le projecteur et le support de projection l’écran ; entre les deux, l’opérateur a placé une portion de film que la lumière traverse – notion qui se rend en grec par le morphème dia- – et sur laquelle une image figure en positif. Mais, à la différence du tirage argentique, l’image ainsi obtenue est éphémère : que la source lumineuse qui la produit disparaisse, et l’image disparaîtra.
            Le dispositif que nous venons de décrire n’est pas sans rappeler celui dont parle Platon au livre VII de la République, dans un récit que l’on nomme communément « mythe de la caverne ». Ce récit est trop connu pour qu’il soit nécessaire d’en donner la teneur. Bornons-nous à signaler que, vu le contexte platonicien où nous nous trouvons – l’image y est perçue comme doublement trompeuse, puisqu’elle n’est que le reflet des objets, lesquels ne sont que le reflet des essences – il n’est pas surprenant que le mot skiagraphia admette une dernière acception.
            En effet, il désigne encore une apparence trompeuse[7]. Or, c’est bel et bien au piège de l’apparence que le monstre se fait prendre, lui qui fond sur une ombre ressemblante en croyant fondre sur la proie, lui qui lâche la proie pour l’ombre.
            Cette erreur est symptomatique : elle annonce toutes les supercheries auxquelles la photographie donnera lieu, tous les usages abusifs qu’on en fera, en l’utilisant pour détourner son spectateur de la réalité et l’inviter à juger à partir d’un artefact présenté comme un fidèle témoignage[8].
 Mais dans le cas qui nous occupe, qui se plaindrait que Persée ait usé de la ruse pour venir à bout d’un adversaire aussi brutal et sauver une princesse aussi injustement punie ?

            L’épisode du combat contre le monstre ne se contente pas de nous fournir des enseignements en rapport avec l’image : il nous donne de nouvelles précisions sur l’origine de certains aspects du métier de photographe.
            On se souvient que Persée a obtenu la main d’Andromède comme prix du salut de celle-ci. Or, pendant le banquet nuptial, survient Phinée, le frère de Céphée, à qui Andromède avait été jadis promise, et qui s’estime grugé. Persée doit donc affronter un rival inattendu ainsi que les combattants qui l’accompagnent, et, seul contre tous, il n’obtient la victoire qu’en usant de la tête pétrifiante. Ainsi donc, après avoir été le premier photographe paysagiste, il immortalise une scène de combat qui se déroule dans le cadre d’une noce, ajoutant en une seule fois deux nouvelles facettes au métier de photographe, celle de reporter de mariage et celle de reporter de guerre.


[1] Métamorphoses, IV, 621-662.
[2] Le fils de Jupiter qui prendrait à Atlas les pommes d’or de son jardin est, bien sûr, Hercule.
[3] Le nom d’Atlas désigna, en effet, un mont avant de désigner une chaîne de montagne.
[4] OVIDE, Métamorphoses, IV, 711-713 ; traduction Jean-Luc Lévrier.
[5] Anatole BAILLY, Dictionnaire grec-français, éditions Hachette, Paris, 1950.
[6] Voilà pourquoi Persée ne peut pas être tenu pour le lointain ancêtre de Karaghiosis, le héros du théâtre d’ombre populaire des Grecs.
[7] Cf. en particulier Platon, République, 365c.
[8] Nous avons un exemple récent de cette pratique : le Grand Prix Paris Match du Photoreportage Etudiant 2009 a été décerné à deux étudiants de l'école des Arts Déco de Strasbourg, Guillaume Chauvin et Rémi Hubert, pour un reportage intitulé "Etudiants. Tendance Précaire". Il y est question d’étudiantes réduites à vivre à trois dans un squat et à se prostituer pour payer leurs études. Or tout dans ce reportage avait été mis en scène. Les auteurs ont fait savoir le jour même de la remise des prix qu’ils cherchaient à dénoncer les pratiques de certains médias recourant au voyeurisme pour gagner des lecteurs, et donc les supercheries qu’autorise le recours à la photographie.

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