dimanche 20 août 2017

Persée photographe (II)



II- Chez les Grées

            Mais, malgré sa nature iconique, le petit Persée ne semble pas avoir été sage comme une image. Il pleure dans la prison obscure où il a, si l’on peut dire, vu le jour, et son grand-père l’entend. Acrisios cherche alors à faire disparaître celle qui a commis une faute en lui donnant un petit-fils, et celui qui doit causer sa perte. Il fait donc enfermer Danaé et le nouveau-né dans un coffre qui est jeté à la mer. Mais le coffre vient s’échouer sur l’île de Sériphos, où les naufragés sont recueillis par un pêcheur nommé Dictys, qui élèvera l’enfant.
            Devenu adulte, Persée se vit imposer par Polydectès, le roi de l’île de Sériphos, de lui rapporter la tête de la Gorgone Méduse, dont chacun sait qu’elle avait le pouvoir de pétrifier quiconque croisait son regard. Il se mit donc en route en direction de l’occident, où vivaient les Gorgones, en se fixant comme objectif préalable de se procurer les accessoires nécessaires à l’accomplissement de sa mission. Pour cela, il devait faire halte chez les Grées, qui lui diraient où les obtenir.
            Les Grées sont elles-mêmes les sœurs aînées des Gorgones. Elles étaient vieilles de naissance, et avaient pour particularité de posséder un seul œil à elles trois, œil qu’elles devaient donc utiliser à tour de rôle, en l’ôtant à chaque fois de son orbite. Apollodore, ajoute qu’elles n’avaient qu’une dent, dont elles partageaient aussi l’usage[1]. Cette particularité est expliquée en ces termes par Pascal Quignard : [les Grées] « se partageaient une dent qu’elles se passaient de main en main pour dévorer. Elles n’avaient qu’un œil toujours ouvert qu’elles s’échangeaient à tout instant de visage à visage pour entrapercevoir ce qu’elles dévoraient »[2].
            Mais cette thèse alimentaire ne peut pas être soutenue dans le contexte photographique qui est celui de la fable de Persée. Par contre, il suffit de donner une définition de l’œil des Grées pour comprendre qu’il peut s’agir d’autre chose que d’un œil ; définissons-le donc comme un dispositif amovible permettant à un objet extérieur de venir impressionner une surface sensible sur laquelle il imprime son image. Ce faisant, nous avons défini l’objectif photographique, qui a la particularité de pouvoir circuler de boîtier en boîtier, et dont les lentilles sont l’équivalent du cristallin, le diaphragme celui de la pupille, l’obturateur celui de la paupière, la plaque photosensible celui de la rétine.
            Par conséquent, lorsque Persée subtilise leur œil aux Grées, il s’approprie par ce geste un objet de haute technologie qui permet au sténopé de devenir chambre photographique, moyennant le remplacement du « petit trou » par un orifice plus grand dans lequel vient se visser l’objectif.
            Cette appropriation a de grandes conséquences sur l’image elle-même. Car si la photographie sténopéique a un rendu particulièrement subtil, offre des contrastes très doux, procure une impression générale de fondu, la photographie obtenue au moyen d’un objectif peut, au contraire, être plus contrastée, avoir davantage de « mordant », présenter une plus grand finesse de détail, ce que l’on appelle du « piqué ». Or, toutes ces caractéristiques nous renvoient métaphoriquement au deuxième attribut des Grées, leur dent unique. Ce chicot circule de main en main, tenu par chaque sœur entre le pouce et l’index, comme l’on tiendrait une aiguille pointue et piquante. La dent des Grées symbolise donc le nouveau rendu de l’image photographique, celui que l’on peut désormais obtenir grâce au perfectionnement technique que constitue l’objectif.

            Après avoir subtilisé l’œil et la dent, Persée exerce un chantage sur les trois sœurs : il ne les leur rendra que lorsqu’elles lui auront indiqué le chemin qui conduit chez les Nymphes[3], lesquelles doivent lui remettre des sandales ailées, une besace et un casque qui rend invisible.
            Les sandales ailées, appelées aussi « talonnières », appartiennent à Hermès, le messager des dieux. Grâce à elles, il peut atteindre rapidement le destinataire du message qui lui a été confié. Ces sandales permettent donc sinon d’abolir temps et distance, du moins de les réduire. Aussi peut-on y voir la traduction symbolique de la contrainte professionnelle qui est celle du photographe : se porter rapidement sur les lieux où il doit intervenir, et en rapporter tout aussi vite des images destinées à être offertes aux regards.
            Mais les sandales ailées ont une autre signification, en rapport une fois encore avec le matériel photographique : cette mise à proximité, ce rapprochement qu’elles autorisent sont très exactement ceux que permet d’obtenir un certain type d’objectif photographique, le téléobjectif, qui rapproche les objets et les met comme à proximité du photographe.
            La besace et le casque qui rend invisible peuvent eux aussi être facilement interprétés en rapport avec la pratique photographique ; mais nous devons remettre à plus tard cette interprétation, tout comme celle de la serpe d’acier, qui a été fournie à Persée par Hermès, et avec laquelle notre héros tranche le cou de Méduse. Car pour comprendre la fonctionnalité de ces accessoires, il convient d’abord de mettre Persée en situation de les utiliser, c’est-à-dire de le mettre en présence des Gorgones.


[1] APOLLODORE, La Bibliothèque, éditions de l’Aire, Vevey, 2003, II, 4, 2.
[2] Pascal QUIGNARD, La nuit sexuelle, éditions Flammarion, Paris, 2007, 104.
[3] APOLLODORE, La Bibliothèque, éditions de l’Aire, Vevey, 2003, II, 4, 2.

Aucun commentaire: