samedi 8 avril 2017

Métamorphoses et politique (III)

S’il est vrai que Jupiter donne à Ovide l’occasion de railler discrètement Auguste, qu’en est-il d’Apollon ?
Dans l’imagerie officielle du régime, Apollon est le dieu tutélaire de l’empereur – du Princeps. Ceci est dû au fait qu’Apollon est considéré par Auguste comme celui qui lui a accordé la victoire lors d’une bataille navale décisive, en 31 av. J.-C., la bataille d’Actium, victoire qui mit fin à une guerre civile : Auguste, qui ne s’appelait pas encore Auguste mais Octavien, triomphe alors de son adversaire Marc Antoine et de Cléopâtre, l’alliée de celui-ci. Or la bataille eut lieu en mer Ionienne, au large du promontoire d’Actium, promontoire sur lequel se trouvait un sanctuaire d’Apollon. L’empereur remercia le dieu qui l’avait favorisé en le célébrant par des jeux (les Ludi Actiaci, qui ne seront plus célébrés après la disparition d’Auguste). Et il marqua de façon caractérisée la proximité qu’il voulait établir entre Apollon et lui. Ainsi, la résidence d’Auguste, sur le Palatin, était directement reliée au temple qu’il lui avait fait édifier. Plus généralement, une thématique apollinienne se développe dans la propagande impériale, qui associe la figure du dieu à la figure du prince. Ce n’est pas sans rappeler l’usage que Louis XIV fera, dix-sept siècles plus tard, de l’imagerie apollinienne. Mais n’anticipons pas… Revenons à l’approche antique et constatons qu’Ovide ne manque pas de reprendre à son compte l’imagerie officielle mais en la détournant, avec un parti-pris non pas hagiographique mais, au contraire, avec un parti-pris critique : par Apollon interposé, Ovide va se livrer à la critique du Princeps.
Dès le livre I des Métamorphoses, Ovide met en scène le dieu dans la fable de Daphné. Celle-ci, une nymphe fille du dieu Pénée, est aimée d’Apollon, qui entreprend de la séduire en lui parlant. Voici comment Daphné réagit.

Plus vite que le vent
Léger, la nymphe fuit, sans s’arrêter, sans l’écouter.
            « Attends, fille du Pénée ! Je n’ai rien d’un ennemi.
            Attends, nymphe ! Tu me fuis comme la brebis le loup,
            La biche le lion, les colombes craintives l’aigle.
            Ce sont leurs ennemis ; moi, je te poursuis par amour,
            Pour mon malheur ! Ne va pas tomber ; épargne à tes jambes
            L’injurieuse griffe des ronces. Ne souffre pas par moi.
Les terrains que tu parcours sont malaisés. Ralentis,
            Je t’en prie, retiens ton pas ; je ralentirai ma course.
            Vois cependant à qui tu plais : pas à un montagnard,
            Pas à un hirsute berger qui garderait ses bœufs
            Et ses moutons. Tu ne sais, imprudente, qui tu fuis
            Et c’est pour cela que tu fuis. Je règne sur le sol
            De Delphes, sur Claros, sur Ténédos, sur Patara.
            Mon père est Jupiter ; par moi sont révélés passé
            Présent et avenir ; musique et chant par moi s’accordent.
            Ma flèche est infaillible – moins, pourtant, que celle qui
            A fait une blessure à ce cœur que rien n’occupait.
            J’ai inventé la médecine, on me nomme partout
            Le secourable, et je détiens le pouvoir sur herbes.
            Mais, hélas ! aucune herbe ne peut guérir de l’amour,
            Et mon art, utile à tous, est inutile à son maître. »
D’après Ovide, Métamorphoses, I, 502-524

Il n’est pas difficile d’interpréter les paroles qu’Ovide fait prononcer à Apollon comme un triple aveu d’échec.
En effet, Apollon, le dieu de la poésie, ne parvient pas à trouver les mots qui pourraient toucher Daphné. Lui qui conduit les Muses – Apollon Musagète –, qui a autorité sur elles et en particulier sur Calliope « à la belle voix », muse de l’éloquence, il ne parvient pas à trouver les mots qui pourraient persuader celle qu’il poursuit de céder à ses avances.
Apollon est encore le dieu de la divination, chose qu’il mentionne en rappelant les grands sanctuaires dans lesquels il était vénéré, en particulier celui de Delphes où la Pythie rendait pour lui des oracles. Le dieu, donc, qui est capable de dire à ceux qui le consultent de quoi sera fait leur avenir s’est montré incapable de prévoir que la flèche de Cupidon lui causerait une blessure, incapable de prévoir que cet amour serait malheureux.
Enfin, Apollon est le dieu guérisseur, le père d’Esculape, dieu de la médecine. Et il constate avec un certain dépit que cette compétence lui a été inutile, autrement dit que sa science a été tenue en échec. La chose est d’autant plus grave que l’aveu d’échec est fait par le dieu lui-même. Par contrecoup, il apparaît donc peu glorieux pour Auguste d’avoir un dieu tutélaire qui n’a même pas pu se porter secours, qui n’a été efficace dans aucun des secteurs qui relèvent de son autorité. Dénoncer l’inefficacité du dieu protecteur du régime, n’est-ce pas aller à l’encontre de l’idéologie officielle et de son imagerie ?
Mais Ovide ne s’en tient pas là et renouvelle sa critique d’Apollon.
Plus loin dans les Métamorphoses (VI, 382-400), il fait le récit de la joute qui opposa le dieu au satyre Marsyas, compétition musicale à l’occasion de laquelle la lyre et la flûte s’opposèrent – la double flûte, que les Grecs nommaient aulos et les Romains tibiae.
Voici en quels termes Ovide la relate.

Lorsque je ne sais qui eut rapporté comment finirent
            Les hommes du pays lycien, un autre rappela
            Ce que fit Apollon au satyre qu’avait perdu
            La flûte de Minerve. « Pourquoi m’arracher à moi-même ?
            Ah ! criait-il, que je regrette ! Ah ! c’est trop cher payer
            Pour un pipeau. » Malgré ses cris, il est écorché vif.
            Son corps n’est plus qu’une plaie ; son sang coule de partout.
            On voit ses muscles mis à nu ; ses veines, sans la peau,
            Battent en palpitant ; on pourrait compter ses viscères
            Tressaillants, et les fibres de ses poumons traversés
            Par le jour. Les faunes, rustiques puissances des bois,
            Les satyres, ses frères, son toujours cher Olympus,
            Les nymphes et ceux qui faisaient paître sur ces montagnes
            Bêtes à laine et bétail à cornes, tous le pleurèrent.
            Les larmes, en tombant, mouillèrent la terre fertile ;
            Elle s’en imprégna, les recueillit, s’en abreuva
            Par ses veines profondes ; transformées en eau, elles vont
            A l’air libre : ce fleuve qu’emportent vers la mer ses rives
            Pentues, c’est le Marsyas, le plus limpide de Phrygie.
D’après Ovide, Métamorphoses, VI, 382-400

De quoi Marsyas s’était-il rendu coupable pour mériter une pareille punition ? Il avait osé défier le dieu de la musique, laissant par là supposer qu’il pouvait le vaincre. Il s’agit de ce que nous nommerions un péché d’orgueil et que les Grecs nommaient hybris. Péché véniel à nos yeux, péché mortel aux yeux d’Apollon, qui inflige à sa victime un supplice d’autant plus atroce que le coupable s’était repenti.
Ovide décrit ce supplice avec une précision clinique. On a du mal à reconnaître le dieu lumineux qu’Apollon est censé être, le dieu de la mesure et de la maîtrise. Il s’abandonne sans retenue aux fureurs de la vengeance et de la cruauté, laissant craindre le pire pour le cas où son impérial protégé viendrait à s’inspirer de son action. On a aussi du mal à reconnaître l’empereur, dont la clémence est pourtant censée faire partie des qualités qui le caractérisent. N’est-elle pas mentionnée, avec trois autres vertus, sur le bouclier offert par le sénat à Auguste en 27 av. J.-C. ? Souhaitons que le protégé ne s’inspire pas trop de son protecteur.

Apollon et Marsyas, © Jean-Luc Ramond

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