dimanche 9 avril 2017

Métamorphoses et politique (IV)

Jusqu’à présent, le seul ‘métamorphoseur’ que nous ayons évoqué est Ovide. Mais il ne faudrait pas oublier qu’il avait face à lui un concurrent redoutable, non pas dans le domaine des lettres mais dans celui de la politique, l’empereur lui-même, grand ‘métamorphoseur’ lui aussi. On peut invoquer deux raisons pour étayer cette thèse.
            Sur le plan strictement institutionnel, il est avéré que l’instauration du Principat par Auguste a donné lieu à une métamorphose, et même à une double métamorphose.
La première consiste à transformer le régime républicain sous lequel Rome vivait depuis que les rois avaient été chassés (509 av. J.-C.), en régime monarchique, au sens littéral du terme. Il ne portera évidemment pas le nom honni à Rome de royauté, mais l’essentiel du pouvoir n’en sera pas moins exercé par un seul.
En effet, Auguste détient l’autorité suprême dans tous les domaines (civil, judiciaire, militaire), ce que l’on nomme à Rome l’imperium. Cela lui donne le droit faire voter des lois, de rendre la justice et surtout de commander les armées à Rome, en Italie, dans les provinces de l’empire. C’est le type de pouvoir dont les hauts magistrats de la République, membres de l’aristocratie sénatoriale, étaient investis.

Auguste détient aussi à vie la tribunicia potestas – la puissance des tribuns de la plèbe. Le tribunat de la plèbe est une magistrature créée dans les premiers temps de la République en vue de défendre les intérêts de la plèbe. Dans les faits, la puissance tribunicienne donne à Auguste le droit d’intervenir pour la défense de tout citoyen contre toute décision d’un magistrat, le droit d’arrêter, de condamner, de faire périr qui que ce soit pour raison d’Etat, le droit de veto à l’encontre des magistrats et du sénat. Pouvoir immense, donc, que la tribunicia potestas, dont l’historien Tacite dira plus tard qu’elle « fournit un paravent légal à l’absolutisme » (Annales, III, 56, 1-2).
Le cumul de l’imperium et de la puissance tribunicienne présente l’avantage d’associer un pouvoir de nature aristocratique à un contre-pouvoir de nature démocratique : Auguste, en bon père de la patrie, défendra les intérêts de toutes les composantes de la société. Mais ce cumul était illégal, du moins selon la règle républicaine : le tribunat de la plèbe était réservé aux plébéiens et un membre d’une famille aristocratique ne pouvait l’exercer. Or Auguste appartenait à une famille aristocratique…
Auguste détient encore la puissance du censeur, ce qui lui donne le droit de veiller sur ou plutôt de surveiller le recrutement du sénat.
Auguste détient enfin une autorité religieuse : en tant que grand pontife, il est le chef de la religion romaine et, de toute façon, en tant que descendant de Vénus, il est, nous l’avons vu, un dieu sur terre.

Inversement, Auguste métamorphose le régime monarchique qu’il a de fait instauré en refondation du régime républicain.
Il lui aurait été facile, après être sorti vainqueur de la guerre civile qui l’opposait à Marc Antoine, d’abuser de sa position de force pour prendre le pouvoir. Au contraire, Auguste va se dessaisir des pouvoirs qu’il détenait, redevenir un simple citoyen.
Sa grande habileté, son génie politique consiste donc à ne pas supprimer les fondements institutionnels de la République. Ainsi, une fois la paix rétablie, Auguste proclame le rétablissement de la République (13 janvier 27 av. J.-C.). Auguste ne s’arroge aucun titre qui puisse être incompatible avec le régime républicain. Le terme de princeps (littéralement ‘premier’) qui le désigne renvoie seulement au fait qu’il est le premier du sénat, prérogative honorifique qui le place en tête de ses pairs et non au-dessus d’eux.
De fait, le peuple continue à se réunir en assemblées, à voter des lois et à élire des magistrats. Auguste maintient les magistratures, en particulier le consulat (la magistrature suprême). Il conserve le sénat et renforce même son prestige en lui accordant des honneurs.
Mais Auguste détourne à son profit les institutions qu’il a préservées. Ainsi, il est tellement attaché au consulat qu’il l’exerce neuf ans de suite (de 31 à 23) alors que la magistrature en question est annuelle et non immédiatement renouvelable ; et il l’exerce avec un collègue docile. D’ailleurs, lors des élections, c’est Auguste qui recommande ceux qu’il considère comme les meilleurs candidats, et son avis est prépondérant.
Outre les lois qu’il peut faire voter, Auguste peut promulguer des édits qui commencent par la formule « Il au plu au princeps de… » et qui ont force de loi.
La question qui se pose est donc la suivante : comment Auguste peut-il à la fois respecter (en apparence) les institutions républicaines et (en réalité) les bafouer ? La réponse est à chercher dans ce qui fait le fondement même de son autorité.

Car, au-delà des pouvoirs institutionnels, Auguste s’impose par son autorité, que les Romains appelaient justement l’auctoritas. Il s’agit d’une autorité morale, d’une puissance liée à la personne et confortée par les dieux. Elle correspond assez bien à la notion de charisme. Cette autorité se reflète dans le nom que le sénat fait attribuer à l’empereur (le 16 janvier 27, trois jours après qu’il a restauré la République) : celui d’Augustus, à connotation religieuse, sacrée, qui fait de lui un être que les dieux ont placé au-dessus des autres. C’est précisément en vertu de cette autorité suprême, de nature divine et non humaine, qu’Auguste peut se placer, avec l’aval du sénat, au-dessus des institutions, sans doute pour mieux les garantir. C’est là un des plus grands tours de passe-passe politiques jamais réalisés.
Mais Auguste va aussi exercer son activité de ‘métamorphoseur’ – aussi et surtout pour ce qui concerne notre sujet – au détriment d’Ovide : de l’aveu du poète, il est lui-même devenu digne de figurer dans les Métamorphoses.
Comment le ‘métamorphoseur’ a-t-il pu être métamorphosé ?

© Musée Saint-Raymond, musée des Antiques de Toulouse / Photo J.-F. Peiré

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