vendredi 7 avril 2017

Métamorphoses et politique (II)

Reprenons donc notre enquête là où nous l’avons laissée : Ovide est-il un détracteur ou, au contraire, un partisan du Principat, nom par lequel on désigne à proprement parler le régime mis en place par Auguste ?
Pour tenter de répondre à cette question, il faut examiner le traitement que le poète réserve à deux dieux en particulier : Jupiter et Apollon. Chacun à sa façon, ils renvoient indubitablement à l’empereur Auguste : ce qui était dit à leur sujet par Ovide (et les autres poètes de son temps) était d’emblée perçu par les contemporains comme concernant l’empereur.
Il est facile d’établir que Jupiter doit être interprété comme le double fictionnel d’Auguste : le dieu est, à l’échelle de l’univers, le détenteur d’un pouvoir et le garant d’un ordre dont l’empereur est lui-même le détenteur et le garant à l’échelle du monde. Ovide le dit explicitement :

Jupiter règne sur
Les hauteurs de l’éther, les royaumes du triple monde ;
Auguste sur la terre. Ils sont tous les deux père et guide.
D’après Ovide, Métamorphoses, XV, 858-860

Quelle est donc l’image de Jupiter qu’Ovide donne à voir ? Ce n’est pas toujours – pas souvent – celle d'un dieu en majesté, maître de l’Olympe, détenteur du foudre, cette synthèse de la foudre, du tonnerre et des éclairs. Il renonce en particulier à cette majesté lorsqu’elle compromet ses aventures amoureuses. Car Jupiter à une forte propension à tomber amoureux de nymphes ou de mortelles et à vouloir s’unir à elles, en toute discrétion, bien sûr. Aussi n’hésite-t-il pas à abandonner ses attributs divins pour se métamorphoser afin de séduire plus facilement sa victime. Or cette métamorphose l’amène à prendre les traits non pas d’un homme, ce qui serait une moindre déchéance, mais ceux d’un animal, et pas toujours – pas souvent – d’un animal aussi prestigieux que l’aigle, le seul des animaux à qui Jupiter accepte de confier son foudre : il lui arrive de se métamorphoser en taureau. C’est en particulier le cas lorsqu’ il veut séduire une princesse phénicienne – aujourd’hui, on la dirait libanaise –, la fille d’Agénor, le roi de Tyr, qu’il avait aperçue jouant sur la plage avec ses petites camarades. Elle se nomme Europe.

                                               Jupiter prend Mercure à part
            Et lui dit, sans avouer que c’est l’amour qui le pousse :
             « Fidèle exécuteur de mes commandements, mon fils,
            Sans tarder, précipite-toi comme tu sais le faire ;
            Ce pays, à ma gauche, qui regarde vers ta mère
            Et que ses habitants appellent pays de Sidon,
            Rends-t’y, et ce royal troupeau que tu vois brouter l’herbe,
            Là-bas, sur la montagne, ramène-le vers la grève. »
            Il se tut. Les taureaux, bientôt chassés de la montagne,
            Obéissants, rejoignent le rivage. Souvent y joue
            La fille du grand roi de Tyr, avec de jeunes vierges.
            Amour et majesté ne font pas bon ménage, ensemble
            On ne les voit : déposant son sceptre et sa gravité,
            Le père souverain des dieux, dont la dextre est armée
            D’un triple feu, et qui d’un signe ébranle l’univers,
            Revêt l’apparence d’un taureau, se mêle au troupeau,
            Mugit et, sur le tendre herbage, exhibe sa beauté :
            Il est aussi blanc que la neige qu’aucun passant n’a
            Foulée d’un pied grossier, ni l’Auster imbibée de pluie ;
            Son cou est musculeux ; son fanon pend jusqu’aux épaules ;
            Ses cornes, certes petites, semblent l’œuvre d’un orfèvre,
            Plus transparentes qu’une gemme de la plus belle eau.
            Son front n’est pas menaçant, ni son regard redoutable.
            Tous ses traits expriment la paix. La fille d’Agénor
            S’émerveille qu’il soit si beau et si peu agressif ;
            Mais, si doux soit-il, elle a d’abord peur de le toucher.
            Bientôt, elle s’approche, tend des fleurs au mufle blanc.
            L’amant, joyeux, en attendant le plaisir qu’il escompte,
            Lui baise les mains — qu’il a du mal à s’en tenir là !
            Tantôt il folâtre et bondit sur l’herbe verdoyante,
            Tantôt, sur le sable fauve, il pose son flanc de neige.
            Peu à peu, la peur la quitte. Il donne alors son poitrail
            A flatter à la jeune fille, ses cornes à orner
            De nouvelles guirlandes ; la jeune princesse osa même,
            Sans savoir ce qu’elle faisait, s’asseoir sur le taureau.
            Insensiblement, le dieu quitte alors la terre ferme,
            Commence par plonger dans les flots ses sabots trompeurs ;
            Puis il gagne le large, emportant par la pleine mer
            Sa proie. Elle a peur ; derrière elle, elle voit s’éloigner
            La côte. Une main tient une corne, l’autre est posée
            Sur l’échine ; ses vêtements ondoyants flottent au vent.
D’après Ovide, Métamorphoses, II, 836-875

Voilà donc le maître du monde transformé en gentil taureau blanc qui vient parader devant une petite jeune fille et manger dans sa main. Celui qui est censé imposer son autorité ne serait-il pas lui-même soumis au pouvoir de son amour et esclave de son désir ? Celui qui prétend être maître de l’univers est-il seulement maître de lui ?
Quant à Europe, dont l’effigie figure sur les pièces grecques de deux euros, on se souviendra que, n’en déplaise à certains, elle n’est pas d'origine occidentale mais moyen-orientale ; et qu’elle est entrée dans la légende parce qu’elle avait été victime d’un enlèvement, ce qui explique peut-être que la construction européenne ne soit pas un long fleuve tranquille…

 
Enlèvement d'Europe, © Jean-Luc Ramond

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