S’il
est vrai que Jupiter donne à Ovide l’occasion de railler discrètement Auguste,
qu’en est-il d’Apollon ?
Dans
l’imagerie officielle du régime, Apollon est le dieu tutélaire de l’empereur –
du Princeps. Ceci est dû au fait
qu’Apollon est considéré par Auguste comme celui qui lui a accordé la victoire
lors d’une bataille navale décisive, en 31 av. J.-C., la bataille d’Actium,
victoire qui mit fin à une guerre civile : Auguste, qui ne s’appelait pas
encore Auguste mais Octavien, triomphe alors de son adversaire Marc Antoine et
de Cléopâtre, l’alliée de celui-ci. Or la bataille eut lieu en mer Ionienne, au
large du promontoire d’Actium, promontoire sur lequel se trouvait un sanctuaire
d’Apollon. L’empereur remercia le dieu qui l’avait favorisé en le célébrant par
des jeux (les Ludi Actiaci, qui ne
seront plus célébrés après la disparition d’Auguste). Et il marqua de façon
caractérisée la proximité qu’il voulait établir entre Apollon et lui. Ainsi, la
résidence d’Auguste, sur le Palatin, était directement reliée au temple qu’il lui
avait fait édifier. Plus généralement, une thématique apollinienne se développe
dans la propagande impériale, qui associe la figure du dieu à la figure du prince.
Ce n’est pas sans rappeler l’usage que Louis XIV fera, dix-sept siècles plus
tard, de l’imagerie apollinienne. Mais n’anticipons pas… Revenons à l’approche
antique et constatons qu’Ovide ne manque pas de reprendre à son compte l’imagerie
officielle mais en la détournant, avec un parti-pris non pas hagiographique
mais, au contraire, avec un parti-pris critique : par Apollon interposé,
Ovide va se livrer à la critique du Princeps.
Dès
le livre I des Métamorphoses, Ovide
met en scène le dieu dans la fable de Daphné. Celle-ci, une nymphe fille du
dieu Pénée, est aimée d’Apollon, qui entreprend de la séduire en lui parlant.
Voici comment Daphné réagit.
Plus vite que le
vent
Léger,
la nymphe fuit, sans s’arrêter, sans l’écouter.
« Attends, fille du Pénée ! Je
n’ai rien d’un ennemi.
Attends, nymphe ! Tu me fuis comme
la brebis le loup,
La biche le lion, les colombes
craintives l’aigle.
Ce sont leurs ennemis ; moi, je te
poursuis par amour,
Pour mon malheur ! Ne va pas tomber
; épargne à tes jambes
L’injurieuse griffe des ronces. Ne
souffre pas par moi.
Les
terrains que tu parcours sont malaisés. Ralentis,
Je t’en prie, retiens ton pas ; je
ralentirai ma course.
Vois cependant à qui tu plais :
pas à un montagnard,
Pas à un hirsute berger qui
garderait ses bœufs
Et ses moutons. Tu ne sais,
imprudente, qui tu fuis
Et c’est pour cela que tu fuis. Je
règne sur le sol
De Delphes, sur Claros, sur Ténédos,
sur Patara.
Mon père est Jupiter ; par moi sont
révélés passé
Présent et avenir ; musique et chant
par moi s’accordent.
Ma flèche est infaillible – moins,
pourtant, que celle qui
A fait une blessure à ce cœur que
rien n’occupait.
J’ai inventé la médecine, on me
nomme partout
Le secourable, et je détiens le
pouvoir sur herbes.
Mais, hélas ! aucune herbe ne peut
guérir de l’amour,
Et mon art, utile à tous, est
inutile à son maître. »
D’après Ovide, Métamorphoses, I, 502-524
Il
n’est pas difficile d’interpréter les paroles qu’Ovide fait prononcer à Apollon
comme un triple aveu d’échec.
En
effet, Apollon, le dieu de la poésie, ne parvient pas à trouver les mots qui
pourraient toucher Daphné. Lui qui conduit les Muses – Apollon Musagète –, qui a
autorité sur elles et en particulier sur Calliope « à la belle
voix », muse de l’éloquence, il ne parvient pas à trouver les mots qui
pourraient persuader celle qu’il poursuit de céder à ses avances.
Apollon
est encore le dieu de la divination,
chose qu’il mentionne en rappelant les grands sanctuaires dans lesquels il
était vénéré, en particulier celui de Delphes où la Pythie rendait pour lui des
oracles. Le dieu, donc, qui est capable de dire à ceux qui le consultent de
quoi sera fait leur avenir s’est montré incapable de prévoir que la flèche de
Cupidon lui causerait une blessure, incapable de prévoir que cet amour serait malheureux.
Enfin,
Apollon est le dieu guérisseur, le père d’Esculape, dieu de la médecine. Et il
constate avec un certain dépit que cette compétence lui a été inutile,
autrement dit que sa science a été tenue en échec. La chose est d’autant plus
grave que l’aveu d’échec est fait par le dieu lui-même. Par contrecoup, il
apparaît donc peu glorieux pour Auguste d’avoir un dieu tutélaire qui n’a même
pas pu se porter secours, qui n’a été efficace dans aucun des secteurs qui
relèvent de son autorité. Dénoncer l’inefficacité du dieu protecteur du régime,
n’est-ce pas aller à l’encontre de l’idéologie officielle et de son
imagerie ?
Mais
Ovide ne s’en tient pas là et renouvelle sa critique d’Apollon.
Plus
loin dans les Métamorphoses (VI,
382-400), il fait le récit de la joute qui opposa le dieu au satyre Marsyas,
compétition musicale à l’occasion de laquelle la lyre et la flûte s’opposèrent
– la double flûte, que les Grecs nommaient aulos
et les Romains tibiae.
Voici
en quels termes Ovide la relate.
Lorsque
je ne sais qui eut rapporté comment finirent
Les hommes du pays lycien, un autre
rappela
Ce que fit Apollon au satyre
qu’avait perdu
La flûte de Minerve. « Pourquoi
m’arracher à moi-même ?
Ah ! criait-il, que je regrette ! Ah
! c’est trop cher payer
Pour un pipeau. » Malgré ses
cris, il est écorché vif.
Son corps n’est plus qu’une plaie ;
son sang coule de partout.
On voit ses muscles mis à nu ; ses
veines, sans la peau,
Battent en palpitant ; on pourrait
compter ses viscères
Tressaillants, et les fibres de ses
poumons traversés
Par le jour. Les faunes, rustiques puissances
des bois,
Les satyres, ses frères, son
toujours cher Olympus,
Les nymphes et ceux qui faisaient
paître sur ces montagnes
Bêtes à laine et bétail à cornes,
tous le pleurèrent.
Les larmes, en tombant, mouillèrent
la terre fertile ;
Elle s’en imprégna, les recueillit,
s’en abreuva
Par ses veines profondes ; transformées
en eau, elles vont
A l’air libre : ce fleuve qu’emportent
vers la mer ses rives
Pentues, c’est le Marsyas, le plus
limpide de Phrygie.
D’après Ovide, Métamorphoses, VI, 382-400
De
quoi Marsyas s’était-il rendu coupable pour mériter une pareille
punition ? Il avait osé défier le dieu de la musique, laissant par là
supposer qu’il pouvait le vaincre. Il s’agit de ce que nous nommerions un péché
d’orgueil et que les Grecs nommaient hybris.
Péché véniel à nos yeux, péché mortel aux yeux d’Apollon, qui inflige à sa
victime un supplice d’autant plus atroce que le coupable s’était repenti.
Ovide
décrit ce supplice avec une précision clinique. On a du mal à reconnaître le
dieu lumineux qu’Apollon est censé être, le dieu de la mesure et de la maîtrise.
Il s’abandonne sans retenue aux fureurs de la vengeance et de la cruauté, laissant craindre le pire pour le cas
où son impérial protégé viendrait à s’inspirer de son action. On a aussi du mal
à reconnaître l’empereur, dont la clémence est pourtant censée faire partie des
qualités qui le caractérisent. N’est-elle pas mentionnée, avec trois autres
vertus, sur le bouclier offert par le sénat à Auguste en 27 av. J.-C. ? Souhaitons
que le protégé ne s’inspire pas trop de son protecteur.
Apollon et Marsyas, © Jean-Luc Ramond
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