Au mois de décembre de l’an 8 ap.
J.-C., alors qu’Ovide, âgé de cinquante ans, a presque terminé la rédaction des
Métamorphoses, son chef-d’œuvre de la
maturité, il reçoit de l’empereur l’ordre de quitter Rome dans les plus brefs
délais, de quitter l’Italie et de s’établir à Tomes, sur les côtes occidentales
de la mer Noire – qu’on appelait alors Pont-Euxin, littéralement « mer Hospitalière »
– dans la province de Mésie, l’actuelle Dobroudja, dans ce qui est de nos jours
la ville de Constanţa, en Roumanie.
Deux raisons motivaient cette
décision de reléguer Ovide à l’autre bout de l’empire, en un lieu récemment conquis
et à peine pacifié. Ovide les résume en deux termes : carmen et error, un poème
et une erreur (Tristes, II, 207).
Le poème incriminé est l’Art d’aimer, un manuel de séduction à
l’usage des hommes et des femmes publié une dizaine d’années plus tôt, en 1 av.
J.-C. L’ouvrage était jugé immoral. Nous n’engagerons pas le débat sur le bien
fondé de cette accusation. Nous rappellerons seulement qu’Auguste avait aussi cherché
à fonder le Principat sur un ordre moral restauré, et avait tenté de faire de
la famille le pilier de cette restauration. Or cet aspect de sa politique fut
un échec. Il était donc pratique pour l’empereur de faire porter à Ovide, qui
se définit lui-même comme le « baladin des amours tendres » (Tristes, IV, 10, 132), une part de
responsabilité et de voir dans son Art
d’aimer un ouvrage qui avait nui au redressement moral de l’Empire.
Mais il y a une deuxième raison :
Ovide avait vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir, ce qui avait vivement
blessé l’empereur. Il le déplore à plusieurs reprises dans les Tristes, ce recueil de lettres en vers
qu’il adresse, depuis Tomes, à des correspondants romains. Il écrit, en
particulier, ceci à Auguste :
Sans
ce qui vient de me nuire, hélas ! j’aurais conservé
L’approbation
que si souvent tu m’accordas.
Mais
je viens de périr : il a suffi pour couler mon
Bateau,
tant de fois préservé, d’une tempête.
Et
je n’ai pas reçu qu’un petit paquet d’eau : les flots
De
l’Océan se sont abattus sur ma tête.
Pourquoi ai-je vu… ça, et rendu
mes yeux criminels ?
L’imprudent
que j’étais s’est retrouvé coupable.
D’après
Ovide, Tristes, II, 97-104
De
quoi s’agit-il au juste ? Personne ne l’a su, même les amis les plus
proches d’Ovide, ceux à qui il dit qu’il a confié tous ses secrets ; personne
ne le sait, même les chercheurs les plus persévérants et les universitaires les
plus pénétrants, qui ont vainement tenté de résoudre l’énigme.
Quelques
hypothèses, cependant, peuvent être avancées. Je les emprunte à l’introduction
aux Tristes de Jacques André (éd. Les
Belles Lettres, 1968).
Ovide aurait été l’amant de Julie,
la fille d’Auguste. La chose n’est pas en soi impossible : Julie, de quatre
ans sa cadette, avait une vie sentimentale mouvementée et ils ont pu se
fréquenter. Mais il est peu probable que ce soit la bonne raison, en
particulier parce que Julie avait été exilée en 2 av. J.-C. par l’empereur –
oui, par son père ! – pour inconduite
dans l’île de Pandataria, au large de la Campanie. D’ailleurs, qu’aurait-il vu
de blessant pour Auguste ?
Ovide
aurait favorisé l’inconduite de Julie II, la fille de la précédente,
petite-fille d’Auguste, en lui prêtant sa maison pour qu’elle y retrouve son
amant du moment. Et, de fait, Julie II fut exilée, comme sa mère, en 8 ap.
J.-C., comme Ovide. Mais qu’aurait-il vu qui pût affecter durablement
l’empereur ?
Ovide
aurait été témoin de ce qui se tramait autour d’Agrippa Postumus, un des
petits-enfants d’Auguste, trop débauché et trop abruti, disait-on, pour être
digne d’hériter de l’Empire. Il avait été déporté en 7 ap. J.-C. dans l’île de
Planasia, près de l’île d’Elbe. Ovide aurait été témoin de manœuvres
d’opposants au régime visant à le libérer ou de tentatives de Livie, l’épouse d’Auguste,
visant à l’éliminer. L’intérêt de cette dernière hypothèse est qu’elle fait
intervenir Livie, la mère du futur empereur Tibère – qu’elle avait eu d’un
premier lit et qui n’appartenait donc pas à la gens Julia mais à la gens
Claudia. Or Tibère ne fera pas revenir Ovide d’exil : la rigueur du
successeur d’Auguste invite à penser que ce qu’Ovide avait vu était justement
en rapport avec la succession impériale. Mais il aurait fallu qu’Ovide aille faire un tour du côté de Planasia, ce qui reste à prouver.
Ovide
aurait assisté à des réunions d’opposants à Auguste, regroupés autour de
Paullus Fabius Maximus. Mais ce qu’il aurait vu n’aurait rien eu de fortuit ni
d’accidentel.
D’autres
hypothèses sont avancées en rapport avec des réunions clandestines à l’occasion
de pratiques illicites : séances de divination annonçant la mort prochaine
d’Auguste, pratiques occultes en lien avec un cercle néo-pythagoricien. Ovide
aurait vu Livie, alors âgée de soixante-six ans, lors de la célébration du
culte de la Bonne Déesse, culte exclusivement féminin à l’occasion duquel la
prêtresse officiait nue…
Cause
privée ? Cause publique ? De nature morale ? Politique ?
Religieuse ? A chacun de se faire une idée ou d’y aller de son hypothèse. Ce
qu’il y a de sûr, c’est que ni Auguste ni son successeur Tibère n’autorisèrent
Ovide ni à rentrer à Rome, ni même à gagner un lieu d’exil plus riant et plus
civilisé que Tomes.
Mais
dans quelle mesure peut-on parler en ces circonstances de métamorphose du
poète ? N’est-ce pas une facilité, un abus de langage ?
Non !
Et ce pour deux raisons...
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