Ovide
le dit lui-même dans la première élégie des Tristes :
(…) On dénombre une métamorphose de plus,
Celle
de la physionomie de ma fortune,
Rendue
soudain bien différente de ce qu’elle était :
Souriante
naguère, aujourd’hui à pleurer.
D’après Ovide, Tristes, I, 1, 119-122
En
quoi consiste cette métamorphose ? Elle a plusieurs aspects, sur lesquels
Ovide insiste. Le plus visible est un changement dans le physique et le moral
du poète.
Je suis, hélas, tombé pour toujours en
langueur.
Que mon corps
soit contaminé par mon esprit malade,
Ou
que mon mal provienne de cette région,
Depuis que j’ai
atteint le Pont, l’insomnie me tourmente,
J’ai
la peau sur les os, pas un plat ne me plaît.
La couleur qu’en
automne, au premier coup de froid, on voit
Aux feuilles quand l’hiver nouveau les a
meurtries,
C’est la couleur
que l’on me voit ; mes forces m’abandonnent
Et
j’ai toujours à me plaindre d’une douleur.
Ma tête ne va
pas mieux que mon corps : ils sont tous deux
Tout
aussi mal en point, et c’est double souffrance.
D’après Ovide, Tristes, III, 8, 24-34
A
ce premier changement s’en ajoute un second en rapport avec son statut social
et sa vie quotidienne. A Rome, Ovide était parvenu au faîte de la gloire
littéraire, au sommet de la réussite mondaine. Arrivé à Tomes, il va
totalement déchoir. Lui qui jouissait de tous les avantages que peut procurer
la civilisation se retrouve dans un lieu qu’il présente comme un lieu à peine
civilisé ; lui qui jouissait de la paix instaurée par Auguste, de la Pax Augusta, il se retrouve dans un pays
où règne l’insécurité. Voici le tableau qu’il fait de sa situation au
milieu de populations barbares, les Besses et les Gètes :
Quelle
misère que de vivre entre Besses et Gètes
Lorsque
l’on fut toujours l’idole de la foule,
Que
de tenir sa vie à l’abri d’un mur, d’une porte,
D’être
à grand peine protégé par un rempart.
Jeune
homme, j’échappai à l’armée, à ses durs combats,
Et
je n’ai manié les armes que par jeu.
Devenu
vieux, je porte une épée au côté, au bras,
Un
bouclier, sur ma tête chenue, un casque.
D’après Ovide, Tristes, IV, 1, 67-74
Mais
le changement le plus grave est sans doute le changement culturel que connaît
Ovide. Le poète considéré comme le plus virtuose de la latinité en est réduit à
faire cet aveu déchirant :
Pas un seul livre
ici, personne pour prêter l’oreille
Et
comprendre ce que veulent dire mes mots.
Ce n’est partout
que barbarie, voix de bêtes sauvages ;
Tout
résonne d’accents gètes, qui terrifient.
J’ai moi-même
l’impression d’avoir perdu mon latin,
Et
je sais maintenant mon gète et mon sarmate.
D’après Ovide, Tristes, V, 12, 54-59
Ovide
résume ainsi sa situation : « Le barbare, ici, c’est moi » (Tristes, V, 10, 37).
Peut-on
pour autant prétendre que l’on ait affaire à une métamorphose complète ?
Eh bien non, et ce pour deux raisons.
Ovide
n’a pas été à proprement parler exilé à Tomes ; il y a été relégué. Cela
signifie qu’il n’a pas perdu son statut de citoyen et qu’il n’a pas été spolié
de ses biens. C’est ce qui le pousse à ne pas désespérer tout à fait de sa
situation : si Auguste ne l’a pas privé de tout au plus fort de sa colère,
il devrait pouvoir, avec le temps, alléger sa peine.
Mais
surtout, Ovide est resté fondamentalement ce qu’il était, c'est-à-dire un poète.
Lui-même reconnaît qu’il y a là une contradiction : il a été perdu par un
poème, l’Art d’aimer, mais ce qui lui
permet de rester en vie, de ne perdre courage, c’est la poésie.
(…) Oui, je trouve du charme aux livres qui
m’ont nui
Et
j’aime l’arme qui m’a fait une blessure.
On
peut juger que cette passion est folie ; pourtant
Cette folie
comporte aussi ses avantages :
Elle
évite à mon esprit de ne voir que mes malheurs
Et
lui fait oublier ma présente infortune.
D’après Ovide, Tristes, IV, 1, 35-40
Il
continue à écrire, même s’il n’est pas lu sur place. Il rédige les Tristes puis les Lettres du Pont, deux recueils de lettres en vers, qu’il envoie à
Rome pour rappeler son existence à ses concitoyens et tenter de les apitoyer.
Il écrit même dans le dialecte local, qu’il a appris.
Auguste
a donc épargné à Ovide une mort physique – même si les conditions de vie à Tomes
entraînent une dégradation physique – et une mort civique – il est relégué et
non exilé – ; il lui a imposé une mort culturelle – en l’envoyant en pays
barbare – et sociale – en le privant de la société romaine.
Au
terme de ces réflexions, que retenir ?
Qu’Ovide
incite à pratiquer de la mythologie « une lecture politique fondée sur la
mise en parallèle des Olympiens et du princeps
: évidemment, (...) elle est loin de produire la légitimation qu’attend le
régime de ce type de correspondances » (Jacqueline Fabre-Serris, Mythe et poésie dans les Métamorphoses d’Ovide, 80). C’est, entre autres, ce
qui lui vaudra de passer du statut de ‘métamorphoseur’ à celui de métamorphosé,
ce qui donnera à Auguste l’occasion de le battre avec ses propres armes.
Demandons-nous
pourtant à qui revient la victoire finale, et pour ce, lisons les tout derniers
vers des Métamorphoses.
L’œuvre
que voilà, ni la colère de Jupiter,
Ni
le feu, le fer, le temps rongeur ne la détruiront.
Vienne,
quand il le voudra, le jour qui n’a prise que
Sur
mon corps, qu’il boucle le cours incertain de ma vie.
Le
meilleur de moi me fera m’élever, immortel,
Par-delà
les hauteurs des astres ; mon nom perdurera.
Là
où Rome étend son pouvoir, sur les terres soumises,
Je
serai sur toutes les lèvres ; par mon renom, toujours,
Si
le présage d’un poète dit vrai, je vivrai…
D’après Ovide, Métamorphoses, XV, 871-879
Après
avoir prophétisé l’apothéose d’Auguste, Ovide prophétise la sienne propre, qu’il
devra à son art : les poètes sont immortels par leurs œuvres. C’est certes
un lieu commun, mais il se vérifie. La semaine consacrée par France Culture aux
Métamorphoses en est la meilleure
preuve. Le lecteur referme donc l’ouvrage qu’il vient d’achever non sur l’idée
que le régime augustéen a trouvé en Ovide un chantre qui l’immortalise, mais qu’Ovide
a été l’artisan de sa propre immortalité littéraire.
Ce
qui a aussi survécu, c’est l’utilisation de la mythologie – le détournement de
la mythologie – à des fins politiques. On en a de nombreux exemples à travers
les siècles. Nous retiendrons celui qu’opéra Louis XIV. On sait que le Roi-Soleil
s’identifiait volontiers à Apollon, et la décoration de Versailles s’en
ressent :
« Certains historiens ont interprété le bassin de Latone comme
une allégorie de la victoire de Louis XIV sur la Fronde, cette révolte de
nobles contre le pouvoir monarchique survenue pendant l’enfance de Louis XIV. Latone,
mère d’Apollon, représenterait Anne d’Autriche, mère de Louis XIV et régente au
moment de la Fronde. La métamorphose des paysans en grenouilles illustrerait le
châtiment réservé à ceux qui osent se révolter contre l’autorité royale. »
Avec cette réserve : « On ne trouve néanmoins trace de cette lecture
chez aucun auteur et dans aucun document d’époque. De plus, l’iconographie
versaillaise voulue par Louis XIV ne fait jamais référence à l’idée de parenté
du roi. »
Mais, à supposer que l’intention de Louis
XIV commandant le bassin de Latone ne soit pas aussi précise que certains le pensent,
il n’en reste pas moins que « le bassin de Latone chante la gloire
conjointe de Louis XIV et de son emblème le soleil incarné dans la figure
d’Apollon. Pour asseoir cette identification, le Roi-Soleil a fait illustrer dans
son jardin plusieurs épisodes de la vie du dieu-soleil. Le bassin de Latone
évoque son enfance. Le Char d’Apollon, émergeant de son bassin tel le soleil de
l’océan, figure le jour qui s’éveille et le lever du roi. Le bosquet des Bains
d’Apollon, dont les statues étaient à l’origine dans la grotte de Thétys,
représente le repos nocturne du soleil dans l’océan. L’ensemble compose une
symphonie solaire dont le véritable héros n’est autre que son commanditaire,
Louis XIV. »
http://unephotoesquisse.over-blog.com/article-17531936.html
Et que dire de l’actuelle campagne
pour les élections présidentielles, où Benoît Hamon déclare : « Emmanuel Macron, c’est le candidat chimère, la chimère
telle que décrite par Homère : un lion devant, un dragon derrière, une
chèvre au milieu » (07-III-2017, meeting de Marseille) ?
A en juger par la réaction du public, les
références mythologiques font toujours florès…
Pour
aller plus loin, voici trois lectures que je vous recommande :
- sur
l’histoire de Rome : De la Cité à l’Empire :
histoire de Rome, Yves Perrin, Thomas Bauzou, Ellipses, 1997.
- sur
le règne d’Auguste : Auguste, Pierre
Cosme, Perrin, coll. tempus, 2005.
- sur
l’utilisation politique de la mythologie par Auguste et Ovide : Jacqueline
Fabre-Serris, Mythe et poésie dans les Métamorphoses d’Ovide, Klincksieck, 1995.
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