Jusqu’à présent, le seul ‘métamorphoseur’
que nous ayons évoqué est Ovide. Mais il ne faudrait pas oublier qu’il avait
face à lui un concurrent redoutable, non pas dans le domaine des lettres mais
dans celui de la politique, l’empereur lui-même, grand ‘métamorphoseur’ lui
aussi. On peut invoquer deux raisons pour étayer cette thèse.
Sur
le plan strictement institutionnel, il est avéré que l’instauration du Principat
par Auguste a donné lieu à une métamorphose, et même à une double métamorphose.
La première consiste à transformer
le régime républicain sous lequel Rome vivait depuis que les rois avaient été
chassés (509 av. J.-C.), en régime monarchique, au sens littéral du terme. Il
ne portera évidemment pas le nom honni à Rome de royauté, mais l’essentiel du
pouvoir n’en sera pas moins exercé par un seul.
En effet, Auguste détient
l’autorité suprême dans tous les domaines (civil, judiciaire, militaire), ce
que l’on nomme à Rome l’imperium. Cela
lui donne le droit faire voter des lois, de rendre la justice et surtout de commander
les armées à Rome, en Italie, dans les provinces de l’empire. C’est le type de
pouvoir dont les hauts magistrats de la République, membres de l’aristocratie
sénatoriale, étaient investis.
Auguste détient aussi à vie la tribunicia potestas – la puissance des
tribuns de la plèbe. Le tribunat de la plèbe est une magistrature créée dans les
premiers temps de la République en vue de défendre les intérêts de la plèbe. Dans
les faits, la puissance tribunicienne donne à Auguste le droit d’intervenir pour
la défense de tout citoyen contre toute décision d’un magistrat, le droit
d’arrêter, de condamner, de faire périr qui que ce soit pour raison d’Etat, le
droit de veto à l’encontre des magistrats et du sénat. Pouvoir immense, donc, que
la tribunicia potestas, dont l’historien
Tacite dira plus tard qu’elle « fournit un paravent légal à
l’absolutisme » (Annales, III, 56,
1-2).
Le cumul de l’imperium et de la puissance
tribunicienne présente l’avantage d’associer un pouvoir de nature
aristocratique à un contre-pouvoir de nature démocratique : Auguste, en bon
père de la patrie, défendra les intérêts de toutes les composantes de la
société. Mais ce cumul était illégal, du moins selon la règle républicaine :
le tribunat de la plèbe était réservé aux plébéiens et un membre d’une famille aristocratique
ne pouvait l’exercer. Or Auguste appartenait à une famille aristocratique…
Auguste détient encore la
puissance du censeur, ce qui lui donne le droit de veiller sur ou plutôt de surveiller
le recrutement du sénat.
Auguste détient enfin une
autorité religieuse : en tant que grand pontife, il est le chef de la
religion romaine et, de toute façon, en tant que descendant de Vénus, il est,
nous l’avons vu, un dieu sur terre.
Inversement, Auguste métamorphose
le régime monarchique qu’il a de fait instauré en refondation du régime
républicain.
Il lui aurait été facile, après
être sorti vainqueur de la guerre civile qui l’opposait à Marc Antoine,
d’abuser de sa position de force pour prendre le pouvoir. Au contraire, Auguste
va se dessaisir des pouvoirs qu’il détenait, redevenir un simple citoyen.
Sa grande habileté, son génie
politique consiste donc à ne pas supprimer les fondements institutionnels de la
République. Ainsi, une fois la paix rétablie, Auguste proclame le
rétablissement de la République (13 janvier 27 av. J.-C.). Auguste ne s’arroge
aucun titre qui puisse être incompatible avec le régime républicain. Le terme
de princeps (littéralement ‘premier’)
qui le désigne renvoie seulement au fait qu’il est le premier du sénat,
prérogative honorifique qui le place en tête de ses pairs et non au-dessus
d’eux.
De fait, le peuple continue à se
réunir en assemblées, à voter des lois et à élire des magistrats. Auguste
maintient les magistratures, en particulier le consulat (la magistrature
suprême). Il conserve le sénat et renforce même son prestige en lui accordant
des honneurs.
Mais Auguste détourne à son
profit les institutions qu’il a préservées. Ainsi, il est tellement attaché au consulat
qu’il l’exerce neuf ans de suite (de 31 à 23) alors que la magistrature en
question est annuelle et non immédiatement renouvelable ; et il l’exerce
avec un collègue docile. D’ailleurs, lors des élections, c’est Auguste qui recommande
ceux qu’il considère comme les meilleurs candidats, et son avis est
prépondérant.
Outre les lois qu’il peut faire
voter, Auguste peut promulguer des édits qui commencent par la formule
« Il au plu au princeps
de… » et qui ont force de loi.
La question qui se pose est donc
la suivante : comment Auguste peut-il à la fois respecter (en apparence)
les institutions républicaines et (en réalité) les bafouer ? La réponse
est à chercher dans ce qui fait le fondement même de son autorité.
Car,
au-delà des pouvoirs institutionnels, Auguste s’impose par son autorité, que
les Romains appelaient justement l’auctoritas.
Il s’agit d’une autorité morale, d’une puissance liée à
la personne et confortée par les dieux. Elle correspond assez bien à la notion de
charisme. Cette autorité se reflète dans le nom que le sénat fait attribuer à
l’empereur (le 16 janvier 27, trois jours après qu’il a restauré la
République) : celui d’Augustus, à
connotation religieuse, sacrée, qui fait de lui un être que les dieux ont placé
au-dessus des autres. C’est précisément en vertu de cette autorité suprême, de
nature divine et non humaine, qu’Auguste peut se placer, avec l’aval du sénat,
au-dessus des institutions, sans doute pour mieux les garantir. C’est là un des
plus grands tours de passe-passe politiques jamais réalisés.
Mais Auguste va aussi exercer son
activité de ‘métamorphoseur’ – aussi et surtout pour ce qui concerne notre
sujet – au détriment d’Ovide : de l’aveu du poète, il est lui-même devenu digne de
figurer dans les Métamorphoses.
Comment
le ‘métamorphoseur’ a-t-il pu être métamorphosé ?
© Musée Saint-Raymond, musée des Antiques de
Toulouse / Photo J.-F. Peiré
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