lundi 17 décembre 2018

Journal d'Ovide (IV)

Je vous adresse aujourd'hui une nouvelle page du journal d'Ovide, la troisième. Vous en trouverez deux autres dans le n°7 de la revue Gibraltar, en particulier celle dans laquelle Ovide parle des raisons pour lesquelles Auguste l'a relégué à Tomes. Y révèle-t-il ce qu'il a vu et qui a poussé l'empereur à exiler le poète ? Le n°7 de Gibraltar vous l'apprendra...
Mais où se le procurer, me dites-vous ?...
Pour les Toulousains, c'est tout simple : à la librairie Ombres Blanches, qui accueillera mercredi prochain 19 décembre à 18h - dans deux jours, donc - Santiago Mendieta, le directeur de la revue Gibraltar, et quelques uns de ceux qui ont collaboré au n°7. https://www.ombres-blanches.fr/les-rencontres/rencontre/event/santiago-mendieta---marc-n-guessan---mathieu-arnal---jean-luc-levrier/gibraltar-les-voix-de-la-liberte-en-mediterranee//12/2018.html

 

Sinon, vous pouvez le commander auprès de l'éditeur en cliquant sur ce lien : http://www.gibraltar-revue.com/?post_type=product
A mercredi, j'espère...
                             


Cinq jours avant les ides de mars[1]

            Un bateau en provenance de Tauride[2] est arrivé aujourd’hui au port. Il est chargé de blé qu’il doit livrer à Athènes, d’où il repartira pour Rome avec une cargaison d’huile. C’est ce que m’a appris son capitaine, Aspastos.
            Athènes, Rome… Il est des jours où j’aimerais pouvoir me transformer en sac de blé ou en jarre d’huile pour atteindre la terre bénie des dieux où pousse l’olivier, la ville qui domine le monde du haut de ses sept collines…
            Plutôt que de compter sur cette métamorphose peu probable, j’ai fait le nécessaire auprès d’Aspastos, le bien nommé[3], pour qu’il me rende un précieux service : remettre à Fabia le manuscrit du premier livre de mes Tristesses. Je le tenais prêt depuis quelques semaines déjà, bien convaincu que le mois de mars nous ramènerait des bateaux[4]. Il contient onze élégies, en tout sept cent trente-huit vers. Ce n’est par si mal pour un exilé qui a dû se battre contre les flots déchaînés, contre le froid, contre l’adversité…
            J’ai recopié de ma main la version définitive sur ce que j’ai pu trouver ici en fait de papyrus : du papyrus du delta de l’Hister, qui ne risque pas de concurrencer celui du Nil aux sept bras. Mais à bien y réfléchir, ce n’est pas plus mal : il ne faut pas que le livre d’un exilé soit trop beau. S’il avait trop bonne mine, certains penseraient qu’il en va de même pour moi et que mes plaintes, ô combien authentiques, ne sont que des jérémiades.
Je ne me fais pas trop d’illusions sur sa qualité littéraire, et si je dois atteindre l’immortalité réservée aux poètes, c’est sûrement par les Métamorphoses ou par les Fastes[5] que je l’atteindrai. Mais j’ai des circonstances atténuantes, et si le grand Virgile lui-même, valétudinaire comme il l’était, avait dû faire des vers là où j’en fais, je ne suis pas sûr que les Muses auraient ceint ses tempes grisonnantes du laurier d’Apollon.
Je joins au papyrus une lettre pour Fabia dans laquelle je lui demande de bien le relire – c’est une relectrice hors pair, je ne lui conteste pas cette qualité – et de le transmettre à Curtius pour qu’il voie s’il peut l’éditer. Car éditer le livre d’un exilé ne doit pas être chose facile. Mais Curtius est quelqu’un de courageux. Il m’a soutenu dès mes premiers vers ; il ne va pas m’abandonner quand j’écris mes derniers. Son esprit clairvoyant avait très bien anticipé le succès de mon Art[6] ; que n’a-t-il anticipé avec autant de clairvoyance le châtiment que me vaudrait ce libelle dix ans plus tard…
Certes, je ne compte pas que mes Tristesses soient admises à la Palatine[7] : toute l’amitié qu’Hygin[8] avait pour son cher Naso n’y suffirait pas – à supposer, d’ailleurs, que ses dispositions envers moi n’aient pas changé avec ma fortune. Mais je serais déjà bien heureux de savoir que je suis toujours lu à Rome et que, si je n’ai pas le droit d’y mettre le pied, mes pieds n’y circulent pas moins[9]
            Demain matin, je me rendrai au port pour remettre mon précieux volume[10] à Aspastos. Ainsi donc, mon livre, tu voyageras sur les flots azurés de la mer Egée, de la mer Ionienne, de la mer Tyrrhénienne... Puisses-tu sans encombre franchir le Bosphore et doubler le Malée[11]. Et ne va pas défier Charybde et Scylla : de plus forts que toi ne s’y sont pas risqués[12]. Puisse Eole t’envoyer des vents favorables, qui t’accompagnent jusqu’aux rivages de l’Italie. Puisse Neptune garder en réserve ses tempêtes pour les impies qui négligent de l’honorer et Jupiter s’intéresser aux nymphes et aux vierges plutôt qu’à toi… A ce compte, mon livre, tu arriveras à bon port, et j’aurai, depuis mon lointain exil, l’impression d’être un peu de retour à Rome…


[1] 11 mars
[2] L’actuelle Crimée.
[3] Aspastos signifie en grec « bienvenu ».
[4] Dans l’Antiquité, la période qui va de novembre à mars est dite mare clausum, « mer fermée », période pendant laquelle la navigation est très réduite.
[5] Les Métamorphoses et les Fastes, œuvres de la maturité d’Ovide, abordent des sujet sérieux, à la différence des poèmes érotiques écrits précédemment par Ovide.
[6] Ovide veut parler de son Art d’aimer.
[7] Bibliothèque fondée par Auguste sur le mont Palatin, à proximité du palais impérial.
[8] Bibliothécaire de la Palatine.
[9] Jeu de mot : Ovide est interdit de séjour à Rome, mais pas sa poésie, faite de pieds combinés en vers.
[10] Les papyrus étaient roulés pour former un volumen, mot qui a donné « volume » en français.
[11] Le Bosphore est un étroit bras de mer qui relie la mer Noire à la mer de Marmara ; sa traversée était réputée dangereuse. C’est au large du cap Malée, à l’extrémité sud du Péloponnèse, qu’Ulysse essuya une tempête qui le détourné durablement d’Ithaque.
[12] Charybde et Scylla, de part et d’autre du détroit de Messine, sont deux secteurs redoutés pour leurs courants et leurs récifs. Enée préféra contourner la Sicile par la côte sud plutôt que de faire traverser le détroit à sa flotte.

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