mardi 14 novembre 2017

De retour de Poitiers (II)

Les Journées d'octobre de la CNARELA ont aussi donné l'occasion aux participants d'écouter une belle communication de Françoise Frontisi-Ducroux, sur le thème des "Métamorphoses végétales dans les mythes grecs", thème qu'elle développe dans sa dernière publication, Arbres-filles et garçons-fleurs. Métamorphoses érotiques dans les mythes grecs.
Elle a bien voulu - et nous l'en remercions vivement - nous confier une page consacrée à Myrrha.
La voici, illustrée de quelques images que j'ai sélectionnées.


De toutes les histoires qu’Ovide raconte dans ses Métamorphoses, celle de Myrrha est de loin la plus horrible. C’est, dit-il, « un amour plus terrible que la haine[1] ». Cinyras, roi de Chypre - l’île d’Aphrodite -  a une fille, Myrrha . Sa beauté lui attire de nombreux prétendants. Mais Myrrha est amoureuse de son père. Lorsque celui-ci lui demande qui elle aimerait prendre pour époux, elle répond : « Quelqu’un comme toi. » Elle garde secrète sa passion, et aspire à la mort. Elle s’apprête à se pendre, lorsque sa  nourrice la surprend et lui fait avouer son amour monstrueux. Compatissante et complaisante, elle lui ménage une entrevue incognito avec son père, dans le lit conjugal même, profitant de l’absence de la mère, occupée aux fêtes de Déméter. Cinyras, « alourdi par le vin », s’unit à sa fille, dans l’obscurité, et la féconde immédiatement. Les nuits suivantes voient le crime se répéter, jusqu’à ce que le père, désireux de connaître enfin son amante, fasse apporter un flambeau : il reconnaît sa fille et, horrifié, tire son épée pour la tuer. Myrrha s’enfuit à la faveur de la nuit et erre longuement dans la campagne. 


 Myrrha et Cinyras. Gravure de Virgil Solis (1514-1562)

Désespérée  elle finit par supplier les dieux de la soustraire à la vie et à la mort, afin de ne souiller ni la terre ni les Enfers. Elle est exaucée :
« La terre recouvre ses jambes, ses ongles se fendent et des racines en sortent obliquement, support d’un tronc élancé. Ses os deviennent du bois qui conserve au milieu sa moelle ; son sang se transforme en sève, ses bras en grosses branches, ses doigts en petites, sa peau devient écorce dure […] Elle se laisse aller et son visage est englouti par l’écorce. Et bien qu’elle ait perdu avec son corps sa sensibilité de jadis, elle pleure encore et de l’arbre suintent des gouttes tièdes […] Elle leur donne son nom et l’on parlera à tout jamais de la myrrhe (traduction Danièle Robert).
L’aventure de Myrrha, purement humaine, s’inscrit dans la catégorie des légendes plutôt que des mythes. Les dieux y interviennent cependant au dénouement : la Terre, déesse bienveillante, enracine Myrrha et la végétalise. Ils sont même présents  dès le début, selon une version qui fait d’Aphrodite l’instigatrice du drame : pour se venger de la reine qui prétendait que la beauté de sa fille surpassait celle de la déesse, elle inspire à Myrrha cette passion funeste. Tragique aberration de la fierté maternelle. Tragique ironie aussi de la justice divine, qui souvent frappe le coupable par l’intermédiaire de l’un de ses proches. C’est ainsi que Pasiphaé subit le châtiment de l’impiété de son époux, Minos, en s’éprenant du beau taureau blanc. Le roi de Crète devra s’arranger ensuite du rejeton monstrueux que sa femme met au monde. Myrrha, pour sa part, se voit contrainte de devenir la rivale de sa mère. Le récit, notons-le, met en œuvre quelques motifs traditionnels : le rôle de la nourrice, conseillère perverse, comme l’Oenone de Phèdre, le flambeau révélant le partenaire inconnu, comme dans le Conte d’Amour et Psyché. Et la situation est bien particulière parmi les histoires de métamorphoses végétales rapportées par Ovide. Myrrha est loin d’être aussi innocente que les arbres-filles dont la seule faute est de fuir le viol d’un dieu excité par leur beauté. Ce n’est pas le refus de l’amour mais, au contraire, l’excès d’une passion déviante, qui entraîne leur métamorphose en arbre. Le châtiment, que réclame la coupable de cet amour incestueux, aboutit à la création de l’arbre à myrrhe, dont les valeurs et les usages sont fortement associés aux parfums et à l’érotisme.
Mais l’histoire n’est pas finie, puisque Myrrha est enceinte. L’enfant grandit sous l’écorce, l’arbre enfle en son milieu, puis se courbe et gémit telle une parturiente. Il finit par se fendre pour accoucher d’un beau bébé, que les Naïades recueillent, déposent sur l’herbe tendre, et baignent dans les larmes de sa mère, la myrrhe. 


La naissance d'Adonis, assiette de Faenza, musée de Sans.
 
Cet enfant, fruit de l’inceste, est si beau que deux grandes déesses se le disputent, Proserpine et Vénus. C’est celle-ci qui l’emporte et en fait très vite son très jeune amant. Les garçons aiment la chasse. Le bel Adonis échappe un jour à la surveillance de la déesse et se laisse éventrer par un sanglier. Vénus accourt pour recevoir son dernier soupir.

 Vénus et Adonis, © Jean-Luc Ramond



Désespérée, elle fait du sang versé naître une fleur « fragile et légère, qu’emporte le vent »… qui lui donne son nom. C’est l’anémone. Car si, dans les mythes que chantent les poètes,  les filles sont métamorphosées en arbres, les garçons donnent en mourant naissance à des fleurs éphémères.
Françoise Frontisi-Ducroux


[1] Ovide, Métamorphoses, X 298-502. L’héroïne est nommée Smyrna chez Antoninus Liberalis, Les Métamorphoses, XXXIV. Cf. Françoise Frontisi Ducroux, Arbres-filles et garçons–fleurs. Métamorphoses érotiques dans les mythes grecs,  Paris, Seuil, 2017.


  

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