Voilà…
Nous avons fait le tour de l’exposition vénitienne de Damien Hirst. Et
nous en sommes encore émerveillés : le nombre des œuvres, leur taille –
qui à eux seuls font que les centaines (les milliers ?) de mètres carrés
du palais Grassi et de la Pointe de la Douane suffisent à peine à les contenir
– la richesse des matériaux, la finesse de l’exécution… C’est à proprement
parler incroyable…
Incroyable…
C’est aussi le nom du bateau chargé des trésors de l’exposition et dont on a
retrouvé l’épave en 2008, nous explique-t-on en préambule du livret d’aide à la
visite. En grec, incroyable se dit apistos.
Le hasard, malicieux, avait donc voulu que le bateau porte un nom susceptible
de qualifier aussi l’exposition…
Malicieux,
le hasard ? Peut-être, mais sûrement moins que Damien, qui sait
que l’adjectif apistos signifie aussi
– et surtout – en grec ancien « qui n’est pas digne de foi ». On
signale donc, dès l’entrée de l’exposition, qu'il faut se défier de ce qui est dit et montré. Ou, du moins, on laisse à ceux qui ont fait leurs humanités
le soin de le déduire du sens de l’adjectif grec.
Et
si l’on n’a pas fait ses humanités ? Eh bien alors, tout change. Car, au lieu
de se dire « Quel farceur, ce Damien ! », et de prendre au
deuxième degré tout ce qu’il propose, on est tenté de tout prendre pour argent
comptant. Bien des visiteurs ne manquent pas de le faire, croyant à la fable selon
laquelle la double exposition de Venise est le produit d’une pêche miraculeuse.
Ils passent d’une œuvre à l’autre en se disant que, vraiment, les Anciens
étaient forts en sculpture et que l’art, à cette époque-là, ressemblait à
quelque chose.
Peut-être
finiront-ils, vers la fin, par se dire qu’il y a anguille sous roche. Car, tout
de même, remonter un Mickey immergé dans l’océan Indien depuis vingt siècles, voilà
qui impose de faire remonter la naissance de Walt Disney à l’époque du Christ,
ou presque. Suspect… Mais enfin… Les coraux dont est recouvert le corps de
Mickey constituent une preuve de sa longue immersion. Et des photos du
sauvetage ont été prises, des vidéos tournées ; or chacun sait que le
témoignage d’une image est irréfutable…
Pendant
que le visiteur lambda continue à se demander si tout ça, c’est du lard ou du
cochon, notre humaniste, lui, n’en finit pas de se dire que ce cochon de Damien
a monté là un beau canular. Car, comme tout canular qui prétend à l’efficacité,
il repose sur de solides fondations : sur les cartels qui accompagnent les
œuvres, on peut lire des choses qui sont à peu près conformes à la vérité, et
que le commissaire d’une exposition archéologique ne renierait pas. La seule
différence est que les œuvres commentées relèvent non pas de la réalité mais de
la fiction.
Du
coup, notre humaniste se prend aussi à douter : qu’est-ce qui prouve que c’est
bien du bronze, de l’argent, de l’or, comme c’est écrit sur le cartel ? Qu’est-ce
qui prouve que Damien n’a pas poussé l’affabulation jusqu’à faire passer de la
résine polyuréthane pour du bronze peint et du polystyrène pour du marbre
de Carrare ? S’approchant d’un sphinx impassible, il profite du fait que le
gardien papote avec sa collègue de la salle voisine pour donner trois petits
coups à la statue. Bizarre… Ça sonne plein…
Il
ne lui reste plus qu’à se lancer dans de profondes réflexions sur la relation
complexe entre la réalité et la fiction, l’art et la vie, l’être et le paraître…
Sur la finalité de l’art, sur l’éternelle actualité du message des Anciens,
dont le sens est renouvelé, est approfondi à chaque époque… Et à reconnaître qu’il
préfère avoir parcouru l’exposition avec en tête son petit bagage d’helléniste,
plutôt que de l’avoir fait dans les conditions du visiteur lambda, avec en main
son petit livret. Car le visiteur lambda, nulle part informé
de la supercherie, serait en droit de trouver, s’il découvrait le pot aux
roses, qu’on s’est un peu payé sa tête. Lui qui est entré là parce que c’était
l’expo qu’il fallait voir, lui qui a trouvé que, pour une fois, une exposition
d’art contemporain n’était pas « prise de tête » et même que certains
objets – que beaucoup d’objets – étaient beaux, ressortirait vexé d’être tombé
dans le panneau.
Du
coup, l’helléniste se dit qu’il l’a échappé belle : il était du bon côté,
du côté des rieurs, de ceux qui tirent les ficelles, de ceux qui savent. Il
aura la satisfaction de se dire que lui, au moins, ne s’est pas fait avoir…
Mais
ressortira-t-il pour autant pleinement satisfait ? Ce n’est pas sûr.
Peut-être trouvera-t-il que tout ça ressemble un peu trop à un caprice de gosse
qui aurait été satisfait par son richissime papa – comprenez « un caprice
d’artiste satisfait par son richissime mécène »... Que s’il s’agissait de
faire réfléchir à des choses profondes, on pouvait y parvenir sans plonger dans
les profondeurs de l’océan Indien, et que si, au contraire, tout ça n’était
fait que pour la rigolade, on devait sûrement pouvoir rigoler à moindre coût.
Bref…
Le public pouvait avoir légitiment l’impression qu’on l’avait un peu mené en
bateau...
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