V- Retour à
Sériphos
Après cet épisode éthiopien, Persée
regagne Sériphos.
Il y découvre que Danaé a dû se
placer sous la protection des dieux pour échapper aux avances de Polydectès.
Comprenant enfin que le roi ne lui a imposé de décapiter Méduse que pour
l’éloigner, voire se débarrasser de lui, Persée veut se venger et mettre
définitivement sa mère à l’abri de son poursuivant. Pour cela, il se rend au
palais et, afin de prouver à Polydectès qu’il s’est acquitté de sa mission, il
présente à ses regards la tête de Méduse, le pétrifiant.
Comme il n’a plus besoin des
accessoires qu’il s’était procurés – talonnières, kunéè, kibisis et harpè –, Persée les rend à Hermès. Quant
à la tête de Méduse, il l’offre à Minerve, qui la place au centre de son
bouclier ou, selon d’autres sources, sur son égide, cette armure faite de la
peau de la chèvre Amalthée, et qui rend invulnérable. Ainsi, la déesse
guerrière pourra en user pour pétrifier ses adversaires dans les combats[1].
Mais cet usage belliqueux de la tête
pétrifiante n’interdit pas à celle-ci de continuer à accomplir son destin
photographique.
Sur un cratère apulien, conservé au
musée des beaux-arts de Boston, est représentée une scène où Minerve,
après avoir reçu de Persée la tête de la Gorgone, la montre au héros. Persée
s’en détourne, préférant regarder son reflet à la surface du bouclier de la
déesse, lequel est utilisé, cette fois-ci, de façon pleinement justifiée.
Mais, tout en renvoyant un reflet, le
bouclier fixe une image. Ce phénomène apparaît dans toute son ambiguïté à qui
observe la scène représentée sur le vase ; en effet, le bouclier qui retient
l’attention de Persée peut être pris pour un miroir circulaire, du genre de
celui qui était accroché au mur de la chambre de Danaé, ou pour un véritable bouclier, orné en son centre d’un
épisème représentant Méduse. Le bouclier devient donc un support d’image : il
suffirait de l’accrocher au mur, comme les combattants le faisaient parfois, en
ex voto, sur la paroi d’un temple,
pour avoir l’impression d’être face à un portrait datant de l’âge d’or de la
photographie, époque à laquelle l’image s’inscrivait dans l’orbe ou l’ovale
d’un cadre.
Plus fondamentalement, les
représentations du gorgoneion qui figurent
sur les vases grecs traduisent deux caractéristiques essentielles de l’image.
La première est sa planéité, qu’atteste une amphore attique, conservée au musée du Vatican. Celle-ci est
ornée d’une scène
qui représente Achille et Ajax
jouant aux dés.
Chacun
des deux a posé derrière lui son bouclier, que l’on voit de profil. Sur chaque
bouclier figure un épisème différent : celui d’Achille représente un satyre,
celui d’Ajax un gorgoneion. Or, le
traitement de chaque motif est, lui aussi, différent : le satyre apparaît en
saillie alors que le profil de Gorgo est lisse, preuve que quand la tête de la
Gorgone s’imprime en épisème, elle cesse d’être une tête en trois dimensions.
Cette planéité se retrouve même lorsque le support du gorgoneion semble appeler un traitement plastique : comme le
signale Françoise Frontisi-Ducroux, « en marbre ou en terre cuite, la face
de Gorgo est écrasée »[2]. A
croire que Méduse ne pouvait pas échapper à son destin d’icône.
Le deuxième trait caractéristique de
l’image – photographique –, est sa reproductibilité. Telle est, du moins, la
conclusion que nous tirons de l’examen d’une pélikè apulienne conservée à Tarente dans une collection privée.
On y voit, comme sur le cratère de
Boston, Minerve brandissant la tête de Méduse, et Persée regardant son reflet
sur le bouclier. Mais, fait nouveau, l’égide dont est revêtue la déesse est
ornée d’un gorgoneion. Minerve a donc
imprimé en deux endroits la face de Méduse, ce qui laisse supposer que la tête qu’elle brandit
est susceptible de s’imprimer encore sur tout support idoine. Cette supposition
devient certitude lorsque le spectateur du vase prend conscience de la mise en
abyme à laquelle il a affaire : la pélikè
ne donne-t-elle pas à voir sur sa paroi bombée une image représentant Minerve
en train de donner à voir sur la paroi bombée de son bouclier l’image de
Méduse, qu’elle a, par ailleurs, déjà reproduite sur son égide ? Minerve est
donc bien ici représentée en initiatrice de la duplication des images. Comment
en être étonné quand on se souvient qu’elle était déjà maîtresse dans l’art du
tissage, lequel est lui même un art iconique[3] ?
Sur le côté droit de la scène,
Mercure est représenté en train de regarder pensivement le bouclier. Sans doute
le dieu du commerce et de la communication a-t-il compris le parti que l’on
pouvait tirer de ce procédé. Et de fait, l’image de Méduse est une de celles
que l’on retrouve le plus souvent sur toute sorte de support : sur les vases,
au fronton des temples, sur les boucliers, sur les ustensiles domestiques, dans
les ateliers des artisans, dans la demeure des particuliers... Or, même si le
principe de la reproductibilité ne pouvait pas ne pas donner lieu à la
multiplication d’objets portant une représentation figurée, il n’en est pas
moins surprenant que cette représentation soit celle de Méduse, autrement dit
de la face par excellence interdite de regard.
C’est par l’examen de ce paradoxe
que nous voudrions terminer notre étude.
Comme chacun le sait, on ne peut
croiser le regard de Gorgo, même morte, sans être pétrifié. Or ni le gorgoneion formant l’épisème du
bouclier, ni celui qui figure sur de nombreuses armures, n’ont jamais pétrifié
personne. Au mieux donnent-ils à celui qui les arbore la réconfortante, mais
trompeuse, impression qu’il va méduser son adversaire. A plus forte raison
serait-il illusoire de croire qu’une image puisse avoir des effets aussi
saisissants que ceux de la réalité qu’elle reproduit. Car l’image n’est qu’une
représentation qui, loin de nous mettre en présence des choses, met au
contraire les choses à distance de nous. C’est sa faiblesse.
C’est aussi sa force. Car la réalité
qui nous entoure est parfois trop violente pour que nous puissions soutenir son
spectacle. Par contre, l’écho qui nous en parvient par le biais d’une image,
tout en étant fidèle, ne comporte pas cette intensité qui nous rendait
insupportable la vue de l’original. Voir une représentation des choses
constitue donc la meilleure façon de voir les choses en face.
C’est sans doute cette espèce de
domestication de la réalité que constitue sa reproduction imagée qui explique
le grand nombre des représentations figurées de la Gorgone : ne pouvant la voir une seule fois
sans mourir, nous apprécions de la contempler tout à loisir et sans risque sous
sa forme iconique. Et nous l’apprécions d’autant plus que nous la regardons
droit dans les yeux, dans une posture qui ne nous laisserait aucune chance de
salut si nous n’avions pas affaire à un artefact. Voilà donc pourquoi Méduse
est, dans la très grande majorité des cas, représentée de face : cette vision frontale peut seule nous
apporter la satisfaction d’être sortis vainqueurs d’un face à face réputé fatal
; cette fois-ci, du moins, la mort ne s’est pas emparée de nous.
Or, les dés étaient pipés, puisque
nous avions pris la précaution, avant de croiser son regard, d’inverser les
rôles en la pétrifiant, c’est-à-dire en la figurant dans le marbre, sur une
poterie, ou sur une photographie... Nous avons beau jeu, après cela, de jouer
les matamores et de quitter les lieux en tirant bravement la
langue à Méduse.
Mais, ô surprise ! voilà que
Méduse nous répond. Voilà qu’en réponse à notre insulte, elle nous tire la
langue à son tour, ou plutôt, qu’elle nous tire la langue en même temps que
nous la lui tirons. Voilà que son portrait se met à nous ressembler, ou plutôt
que nous nous mettons à ressembler à Méduse, que l’image de Méduse fixée par
nous fixe notre image et nous révèle une vérité que nous ne souhaitions sûrement pas apprendre :
la laideur que nous lui attribuons si volontiers est la nôtre, celle qui nous
caractérisera tous quand la mort nous aura rejoints, quand elle aura détruit le
bel ordonnancement de notre visage et monstrueusement mêlé, comme ils le sont
sur la face de Méduse, « le masculin et le féminin, le jeune et le vieux,
le beau et le laid, l’humain et le bestial, le céleste et l’infernal, le haut
et le bas (...) le dedans et le dehors »[4].
Pour oublier cette triste réalité,
nous n’avons d’autre solution que de nous lancer à corps perdu dans une
entreprise de pétrification universelle, qui consiste à tout représenter. Ce
faisant, nous avons à chaque fois l’impression d’avoir gagné une bataille dans
la guerre que nous livrons sans cesse à notre mortelle ennemie. Du moment que
nous fixons pour l’éternité un paysage, un objet, une personne, nous-mêmes,
nous avons accès au statut quasi divin de celui qui ne donne la mort que pour
mieux conférer l’immortalité.
Cela nous fait comprendre pourquoi
la photographie est une pratique si répandue : ce n’est pas seulement parce
qu’à la différence de la peinture et de la sculpture, elle ne nécessite que peu
de talents naturels et de compétences techniques ; c’est parce qu’elle confère,
plus facilement qu’aucun autre art, à celui qui la pratique l’impression,
certes illusoire, mais néanmoins flatteuse, d’accéder, le temps d’un clic, à un
statut surhumain.
[1] La
tête de Méduse ainsi utilisé porte le nom de le gorgoneion.
[2]
Françoise FRONTISI-DUCROUX, Du masque au
visage, éditions Flammarion, Paris, 1995, 68.
[3]
Les tapisseries sont, en effet, historiées. Pour cet aspect de l’activité de
Minerve, nous renvoyons à la fable d’Arachné telle qu’Ovide la raconte (Métamorphoses, VI, 1-145), et à
l’ouvrage de Françoise FRONTISI-DUCROUX, L’Homme-cerf
et la femme-araignée. Figures grecques de la métamorphose, éditions
Gallimard, Paris, 2003.
[4]
Tel est le beau portrait que brosse de Méduse Jean-Pierre VERNANT dans La mort dans les yeux, éditions Hachette
Littératures, Paris, 1998, 79.
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