IV- Chez Atlas,
chez Céphée
Persée accomplit le premier de ces
exploits à l’occasion de sa halte chez Atlas. Selon Ovide[1],
après une journée de voyage à travers le ciel, il fait étape dans le royaume du
Géant. Il se présente comme le fils de Jupiter, et demande l’hospitalité pour
la nuit. Or Atlas sait par une prophétie que la venue d’un fils de Jupiter lui
vaudra la perte des fruits d’or du jardin des Hespérides, qui font l’honneur de
son royaume[2].
Il chasse donc sans ménagement Persée, qui, pour se venger, tourne vers Atlas
la tête de Méduse, métamorphosant ainsi le Géant en montagne[3] et
devenant lui-même le premier photographe paysagiste.
Après avoir repris sa course vers
l’est, Persée survole l’Ethiopie. Soudain, depuis les hauteurs du ciel, il
assiste à une scène qui lui est intolérable : une jeune fille, attachée par de
lourdes chaînes à un rocher, est offerte en pâture à un monstre. Il s’agit
d’une princesse, Andromède.
Sa
mère, Cassiopée, avait eu le tort de se vanter d’être plus belle que les
Néréides. Ces divinités marines s’en étaient plaintes à Poséidon, lequel avait
envoyé le monstre dont nous avons parlé ravager le royaume de Céphée, le père
d’Andromède. Seul le sacrifice de sa jeune fille pourrait apaiser la colère du
dieu.
A peine Persée a-t-il vu Andromède
qu’il est amoureux d’elle ; il propose donc à ses parents le marché suivant :
il délivrera la princesse s’il reçoit sa main en récompense. Le marché conclu,
Persée s’acquitte courageusement de sa tâche, non en pétrifiant le monstre, ce
qui ne lui aurait procuré qu’une victoire peu glorieuse, mais en le terrassant
avec la serpe.
Cet épisode héroïco-épique semble
nous détourner de la problématique photographique ; une lecture attentive d’un
court extrait du texte d’Ovide nous persuadera qu’il n’en est rien.
Le poète explique, en effet, que,
pour mieux combattre le monstre, Persée a recours à la tactique suivante :
Soudain le jeune héros
frappe le sol de son pied
Pour monter droit aux
nues. Quand à la surface des eaux
Le monstre vit son
ombre, il se déchaîna sur cette ombre.[4]
Et pendant qu’il s’épuise vainement
contre une forme sans consistance, Persée le frappe par derrière et le
terrasse. Or, si l’ombre de Persée attire l’attention du monstre sur
l’accessoire, le mot umbra – qui
figure à deux reprises au vers 317 – pourrait bien attirer la nôtre sur
l’essentiel.
Il
signifie à la fois « ombre » et « reflet », ce qui est
aussi le cas de son équivalent grec, le mot skia.
Il n’existe donc pas de solution de continuité entre le premier épisode de la
fable, où la notion de reflet était dénotée, on s’en souvient, par le mot typos, et cet épisode-ci, qui trouve
très légitimement sa place dans la thématique générale. Mais cette thématique
s’enrichit d’apports nouveaux.
L’ombre de Persée, que la lumière
dessine à la surface des flots, est à proprement parler une skiagraphia, un dessin, une peinture
d’ombre, caractérisés par « une juste distribution d’ombre et de
lumière », selon la définition du dictionnaire grec-français d’Anatole
Bailly[5].
C’est dire que nous avons ici affaire à une image qui, à la différence de celle
que l’on voit sur l’écran d’un théâtre d’ombres[6],
n’est pas d’un noir uniforme : elle présente, au contraire, une grande variété
de nuances, qui vont du noir à proprement parler au gris le plus clair, celui
qui ne se distingue du blanc pur que par une infime nuance. Voilà bien qui
correspond aux canons de la photographie argentique traditionnelle, à ceux de
la tradition humaniste, en vertu desquels doivent se déployer, entre le blanc
pur – qui n’apparaîtra que dans la marge – et le noir – que l’on s’interdira de
saturer – toute la gamme des gris.
Si la skiagraphia, en tant qu’objet visuel, rappelle l’image
photographique, le procédé selon lequel cet objet visuel est produit rappelle,
quant à lui, le procédé de production de l’image photographique. Ceci peut tout
d’abord se vérifier dans le cas d’un tirage gélatino-argentique : la lumière de
l’agrandisseur traverse le film inséré dans le passe-vue avant d’atteindre le
support de papier sur lequel elle apparaît, après révélation dans un bain
chimique. De même, le soleil brûlant d’Ethiopie frappe Persée dont l’image est
révélée au monstre à la surface des flots. La skia-graphie est donc aussi photo-graphie.
Ce que nous venons d’établir
concernant l’image produite à l’agrandisseur reste vrai pour l’image produite à
partir d’une diapositive : en pareil cas, la source lumineuse est le projecteur
et le support de projection l’écran ; entre les deux, l’opérateur a placé une
portion de film que la lumière traverse – notion qui se rend en grec par le
morphème dia- – et sur laquelle
une image figure en positif. Mais, à la différence du tirage argentique,
l’image ainsi obtenue est éphémère : que la source lumineuse qui la produit
disparaisse, et l’image disparaîtra.
Le dispositif que nous venons de
décrire n’est pas sans rappeler celui dont parle Platon au livre VII de la République, dans un récit que l’on nomme
communément « mythe de la caverne ». Ce récit est trop connu pour
qu’il soit nécessaire d’en donner la teneur. Bornons-nous à signaler que, vu le
contexte platonicien où nous nous trouvons – l’image y est perçue comme
doublement trompeuse, puisqu’elle n’est que le reflet des objets, lesquels ne
sont que le reflet des essences – il n’est pas surprenant que le mot skiagraphia admette une dernière
acception.
En effet, il désigne encore une
apparence trompeuse[7].
Or, c’est bel et bien au piège de l’apparence que le monstre se fait prendre,
lui qui fond sur une ombre ressemblante en croyant fondre sur la proie, lui qui
lâche la proie pour l’ombre.
Cette erreur est symptomatique :
elle annonce toutes les supercheries auxquelles la photographie donnera lieu,
tous les usages abusifs qu’on en fera, en l’utilisant pour détourner son
spectateur de la réalité et l’inviter à juger à partir d’un artefact présenté
comme un fidèle témoignage[8].
Mais dans le cas qui nous occupe, qui se
plaindrait que Persée ait usé de la ruse pour venir à bout d’un adversaire
aussi brutal et sauver une princesse aussi injustement punie ?
L’épisode du combat contre le
monstre ne se contente pas de nous fournir des enseignements en rapport avec
l’image : il nous donne de nouvelles précisions sur l’origine de certains
aspects du métier de photographe.
On se souvient que Persée a obtenu
la main d’Andromède comme prix du salut de celle-ci. Or, pendant le banquet
nuptial, survient Phinée, le frère de Céphée, à qui Andromède avait été jadis
promise, et qui s’estime grugé. Persée doit donc affronter un rival inattendu
ainsi que les combattants qui l’accompagnent, et, seul contre tous, il
n’obtient la victoire qu’en usant de la tête pétrifiante. Ainsi donc, après
avoir été le premier photographe paysagiste, il immortalise une scène de combat
qui se déroule dans le cadre d’une noce, ajoutant en une seule fois deux
nouvelles facettes au métier de photographe, celle de reporter de mariage et
celle de reporter de guerre.
[1]
Métamorphoses, IV, 621-662.
[2]
Le fils de Jupiter qui prendrait à Atlas les pommes d’or de son jardin est,
bien sûr, Hercule.
[3]
Le nom d’Atlas désigna, en effet, un mont avant de désigner une chaîne de
montagne.
[4]
OVIDE, Métamorphoses, IV, 711-713 ;
traduction Jean-Luc Lévrier.
[5]
Anatole BAILLY, Dictionnaire grec-français, éditions Hachette, Paris, 1950.
[6]
Voilà pourquoi Persée ne peut pas être tenu pour le lointain ancêtre de
Karaghiosis, le héros du théâtre d’ombre populaire des Grecs.
[7]
Cf. en particulier Platon, République,
365c.
[8]
Nous avons un exemple récent de cette pratique : le Grand Prix Paris Match
du Photoreportage Etudiant 2009 a été décerné à deux étudiants de l'école des
Arts Déco de Strasbourg, Guillaume Chauvin et Rémi Hubert, pour un reportage
intitulé "Etudiants. Tendance Précaire". Il y est question
d’étudiantes réduites à vivre à trois dans un squat et à se prostituer pour
payer leurs études. Or tout dans ce reportage avait été mis en scène. Les
auteurs ont fait savoir le jour même de la remise des prix qu’ils cherchaient à
dénoncer les pratiques de certains médias recourant au voyeurisme pour gagner
des lecteurs, et donc les supercheries qu’autorise le recours à la
photographie.
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