III- Chez les
Gorgones
Les Gorgones sont trois sœurs. Celles
qui vont recevoir la visite d’un fils de Zeus, né d’un flux lumineux, résident
dans l’obscurité d’une grotte, à l’extrême occident du monde, là où le Soleil
se couche, aux frontières du domaine de la Nuit.
Avant de couper la tête de Méduse,
Persée prend la précaution de coiffer le casque qui rend invisible ; il s’agit
d’une coiffure en peau de loup ou de chien, la kunéè, qui appartient à Hadès, le dieu des morts. « En le
portant, précise Apollodore, il voyait lui-même tous ceux qu’il voulait, mais
ne pouvait être vu d’autrui »[1].
Or, toujours selon Apollodore, les
Gorgones dormaient lors de l’arrivée du héros. Il ne risquait donc pas d’être
vu, pas plus, d’ailleurs, qu’il ne pouvait les voir, leur demeure étant plongée
dans l’obscurité. Il réalisait donc à lui seul toutes les virtualités
sémantiques de l’adjectif grec tuphlos
– de l’adjectif latin caecus –,
lesquels signifient aussi bien « qui n’est pas vu » que « qui ne
voit pas ». Il ne risquait donc pas la pétrification, qui suppose la
rencontre, le croisement de deux regards.
Dès lors, à quoi bon se rendre
invisible par le port de la kunéè ?
Vu les circonstances, il semble bien qu’il s’agisse d’une précaution inutile[2].
Ainsi coiffé, Persée s’apprête
maintenant à accomplir le geste central de tout l’épisode, la décapitation de
Méduse. Mais avant d’user de la serpe d’acier, de la harpè, il a recours à un
accessoire dont il n’a pas encore été question, un bouclier. Selon la tradition
la mieux attestée, c’est la déesse Athéna qui, venant en aide au héros, lui
tend son propre bouclier, que Persée utilise en tant que miroir pour éviter de
croiser directement le regard de Méduse.
Or, pour les mêmes raisons qui nous
ont fait trouver hors de propos le port de la kunéè, nous devons considérer le recours au bouclier-miroir comme
une nouvelle précaution inutile. Pourrait-il en être autrement puisque le héros
ne se fie pas à ses yeux mais à ses mains pour se guider : comme le note
avec pertinence Françoise Frontisi-Ducroux, « Persée compensait déjà,
comme un aveugle, le handicap de l’interdit visuel en se guidant
tactilement »[3].
Ce recours présente même l’inconvénient de rendre le récit contradictoire dans
les faits ; ainsi, Apollodore écrit : « avec l’aide d’Athéna qui guidait
sa main, tenant la tête tournée et regardant l’image de la Gorgone reflétée sur
le bouclier de bronze, il [Persée] la décapita »[4]. Tout
en se guidant sur le bouclier, Persée aurait besoin d’être guidé par la déesse
; tout en voyant, il serait aveugle[5].
Cette double inconséquence – celle
du casque d’Hadès et celle du bouclier d’Athéna – serait embarrassante si nous
voulions donner de la fable une interprétation réaliste. Mais dans un cas comme
dans l’autre, l’inconséquence disparaît si l’on interprète la situation en
rapport avec le contexte photographique qui est le sien.
Ainsi, la kunéè qui dissimule Persée n’est rien d’autre qu’une préfiguration
de la cape noire sous laquelle disparaît le photographe pour y faire la mise au
point avant d’actionner le déclencheur. C’est donc une nécessité technique qui
contraint le photographe à disparaître. Mais plus encore, cette disparition répond
à une nécessité inhérente à la nature de la prise de vues. Car durant toute la
durée de celle-ci, le photographe doit s’effacer, se faire oublier, échapper à
l’attention de celui qui pose. « Faites comme si je n’étais pas là »,
a-t-il coutume de dire[6],
proposant de compenser sa disparition par l’apparition du modèle sur le verre
dépoli de la chambre photographique.
Quant à l’épisode du bouclier,
Françoise Frontisi-Ducroux l’interprète, en manière de plaisanterie, comme
« l’invention du rétroviseur » [7].
Plus sérieusement, il faut continuer
à interpréter le miroir en référence au contexte photographique de la fable. On
se souvient que Persée avait déjà perfectionné le rudimentaire sténopé en le
dotant d’un objectif qui en faisait une véritable chambre photographique. Le
perfectionnement est poussé plus avant dans l’épisode de la décapitation,
puisque la chambre photographique est désormais dotée d’un miroir, qui permet à
l’opérateur de voir non pas l’image directe de l’objet qu’il va photographier,
mais son image réfléchie. Par cet ajout, Persée inventait le type d’appareil
que l’on appelle, justement parce que la visée se fait par réflexion, un
réflex. La thématique du miroir s’enrichit donc : celui qui était accroché sur
le mur de la chambre nuptiale de Danaé symbolisait la naissance de la
photographie et de son héros tutélaire ; celui qu’offre Athéna symbolise la
naissance de l’appareil photographique moderne.
Précautions inutiles, par
conséquent, que ce recours à la coiffe et au bouclier ; mais accessoires de
grande conséquence pour les conditions de la prise de vues et l’évolution du
matériel photographique. On comprend donc mieux, a posteriori, la présence d’Athéna dans cette scène :
protectrice des artisans, elle présidait à l’invention de l’outil de travail
des artisans de l’image.
Equipé comme nous l’avons dit,
Persée doit maintenant accomplir l’essentiel de sa mission : décapiter Méduse.
Pour cela, il a recours à deux nouveaux accessoires. D’un geste vif,
il tranche le cou d’un coup de serpe, et enferme la tête coupée dans la besace,
la kibisis. Et tandis qu’il s’enfuit,
du col de Méduse sort un être merveilleux, fruit de l’union de la Gorgone avec
Poséidon, le dieu de la mer : il s’agit de Pégase, le cheval ailé.
On reconnaîtra dans ces éléments de
nouveaux accessoires, qui viennent compléter la panoplie du photographe. La harpè, cette serpe qui permet au héros
de déclencher les hostilités et de s’acquitter de sa mission en une fraction de
seconde – clic, clac –, n’est autre que le déclencheur, sur lequel le
photographe presse pour que le miroir se relève, l’obturateur s’ouvre, la photo
se fasse. Nous en avons confirmation dans la naissance de Pégase, que ses ailes
permettent d’assimiler à un oiseau. Car lorsque l’opérateur, juste avant de
déclencher, dit à celui qui pose : « Attention ! Le petit oiseau va
sortir... », il ne fait rien d’autre que de rappeler cette naissance
fabuleuse, recourant à une formule dont le sens remonte non à la nuit des temps
mais à la nuit des Gorgones.
En partant, Persée met la tête de
Méduse dans la besace, pour qu’elle ne risque pas de pétrifier qui croiserait
son regard. Ce faisant, il accomplit le geste du photographe qui range son
appareil dans sa mallette, pour que celui-ci ne risque pas de se déclencher
intempestivement. Cette équivalence entre la tête de Méduse et l’appareil
photographique a quelque chose de surprenant, puisque la Gorgone occupait
jusqu’alors, face à Persée photographe, la place du modèle. Mais nous ne devons
pas être surpris de ce changement.
Il existe, en effet, une grande
proximité entre le geste photographique et le geste pétrificateur. Quand Persée
veut pétrifier quelqu’un, il braque la tête de Méduse en direction de la
personne et se détourne, tout comme le photographe oriente l’appareil vers le
modèle, dont l’image, après avoir été réfléchie par le miroir, lui parvient
détournée.
Cette proximité se retrouve, plus
grande encore, sur un autre plan. Les effets de la prise de vues sont
identiques à ceux de la pétrification : dans les deux cas, nous avons affaire à
la production d’un instantané – photographique ou lapidaire –, au figement
définitif du modèle. Dans les deux cas, celui-ci acquiert l’immobilité de la
mort[8].
Mais, toujours dans les deux cas, cette mort est gage d’immortalité : celle des
statues de pierre que, selon Ovide, Persée rencontre en arrivant sur le
territoire des Gorgones[9],
celle des images photographiques, s’il est vrai que se faire photographier,
c’est aussi, comme on le dit, se faire immortaliser.
Persée repart donc de chez les
Gorgones avec, dans sa kibisis,
l’exact équivalent d’un appareil hautement perfectionné et immédiatement
opérationnel. Il ne lui reste plus qu’à rentrer à Sériphos pour donner à
Polydectès la tête qu’il lui a promise.
Heureusement pour lui et pour nous,
Persée ne revint pas directement chez
Polydectès : après son départ de chez les Gorgones, le héros fut amené à
utiliser à plusieurs reprises sur son chemin la tête pétrifiante, accomplissant
à chaque fois un nouvel exploit mais aussi écrivant de nouvelles pages dans le
grand livre de la photographie.
[1]
APOLLODORE, La Bibliothèque, éditions
de l’Aire, Vevey, 2003, II, 4, 2.
[2]
La preuve en est que, sur une hydrie du Ve s., Persée est représenté
en train de regarder le visage de Méduse endormie et donc inoffensive ; cf.
Françoise FRONTISI-DUCROUX, Du masque au
visage, éditions Flammarion, Paris, 1995, 73. Le casque sera par contre
indispensable à Persée lorsqu’après avoir décapité Méduse, il s’enfuira de chez
les Gorgones : il lui permettra d’échapper aux deux survivantes, qui se lancent
à sa poursuite pour venger leur sœur (cf. HESIODE, Bouclier, v. 216-237). Nous pouvons aussi invoquer à l’appui de
notre thèse une version tardive de la fable, celle de Jules Laforgue : Persée
vient de tendre la tête de Méduse en direction du Monstre, mais la
pétrification n’a pas lieu. « Le héros s’étonne, qu’a donc sa bonne tête
de Méduse ? Et bien que son casque, au fond, le rende invisible, ce n’est pas
sans crainte qu’il se hasarde à regarder la face de la Gorgone, pour s’assurer
de ce qui arrive là. C’est fort simple, le charme pétrificateur n’a pas opéré,
parce que la Gorgone a fermé les yeux », Moralités légendaires, « Persée et Andromède », éditions
Gallimard, Paris, 1977, 196-197.
[3]
Françoise FRONTISI-DUCROUX, Du masque au
visage, éditions Flammarion, Paris, 1995, 72.
[4]
APOLLODORE, La Bibliothèque, éditions
de l’Aire, Vevey, 2003, II, 4, 2.
[5]
Ovide propose une version originale et plus cohérente des faits, selon laquelle
Persée commence par regarder le reflet de Méduse éveillée sur son bouclier,
puis, lorsqu’il constate qu’elle s’est endormie, la décapite. Cf. Métamorphoses, IV, 782-785.
[6]
Tel est même le titre d’un des derniers ouvrages du photographe Jean-Loup
Sieff.
[7]
Françoise FRONTISI-DUCROUX, Du masque au
visage, éditions Flammarion, Paris, 1995, 72.
[8]
On trouvera des hypothèses intéressantes sur la proximité entre Persée, coiffé
de la kunéè, le dieu Hadès et le
personnage étrusque de Phersu dans Jean-Pierre VERNANT, La mort dans les yeux, éditions Hachette Littératures, Paris, 1998,
48-50.
[9]
OVIDE, Métamorphoses, IV, 779-781.
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