jeudi 24 août 2017

Persée photographe (III)



III- Chez les Gorgones

            Les Gorgones sont trois sœurs. Celles qui vont recevoir la visite d’un fils de Zeus, né d’un flux lumineux, résident dans l’obscurité d’une grotte, à l’extrême occident du monde, là où le Soleil se couche, aux frontières du domaine de la Nuit.
            Avant de couper la tête de Méduse, Persée prend la précaution de coiffer le casque qui rend invisible ; il s’agit d’une coiffure en peau de loup ou de chien, la kunéè, qui appartient à Hadès, le dieu des morts. « En le portant, précise Apollodore, il voyait lui-même tous ceux qu’il voulait, mais ne pouvait être vu d’autrui »[1].
            Or, toujours selon Apollodore, les Gorgones dormaient lors de l’arrivée du héros. Il ne risquait donc pas d’être vu, pas plus, d’ailleurs, qu’il ne pouvait les voir, leur demeure étant plongée dans l’obscurité. Il réalisait donc à lui seul toutes les virtualités sémantiques de l’adjectif grec tuphlos – de l’adjectif latin caecus –, lesquels signifient aussi bien « qui n’est pas vu » que « qui ne voit pas ». Il ne risquait donc pas la pétrification, qui suppose la rencontre, le croisement de deux regards.

 

            Dès lors, à quoi bon se rendre invisible par le port de la kunéè ? Vu les circonstances, il semble bien qu’il s’agisse d’une précaution inutile[2].
            Ainsi coiffé, Persée s’apprête maintenant à accomplir le geste central de tout l’épisode, la décapitation de Méduse. Mais avant d’user de la serpe d’acier, de la harpè,  il a recours à un accessoire dont il n’a pas encore été question, un bouclier. Selon la tradition la mieux attestée, c’est la déesse Athéna qui, venant en aide au héros, lui tend son propre bouclier, que Persée utilise en tant que miroir pour éviter de croiser directement le regard de Méduse.
            Or, pour les mêmes raisons qui nous ont fait trouver hors de propos le port de la kunéè, nous devons considérer le recours au bouclier-miroir comme une nouvelle précaution inutile. Pourrait-il en être autrement puisque le héros ne se fie pas à ses yeux mais à ses mains pour se guider : comme le note avec pertinence Françoise Frontisi-Ducroux, « Persée compensait déjà, comme un aveugle, le handicap de l’interdit visuel en se guidant tactilement »[3]. Ce recours présente même l’inconvénient de rendre le récit contradictoire dans les faits ; ainsi, Apollodore écrit : « avec l’aide d’Athéna qui guidait sa main, tenant la tête tournée et regardant l’image de la Gorgone reflétée sur le bouclier de bronze, il [Persée] la décapita »[4]. Tout en se guidant sur le bouclier, Persée aurait besoin d’être guidé par la déesse ; tout en voyant, il serait aveugle[5].
            Cette double inconséquence – celle du casque d’Hadès et celle du bouclier d’Athéna – serait embarrassante si nous voulions donner de la fable une interprétation réaliste. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’inconséquence disparaît si l’on interprète la situation en rapport avec le contexte photographique qui est le sien.
            Ainsi, la kunéè qui dissimule Persée n’est rien d’autre qu’une préfiguration de la cape noire sous laquelle disparaît le photographe pour y faire la mise au point avant d’actionner le déclencheur. C’est donc une nécessité technique qui contraint le photographe à disparaître. Mais plus encore, cette disparition répond à une nécessité inhérente à la nature de la prise de vues. Car durant toute la durée de celle-ci, le photographe doit s’effacer, se faire oublier, échapper à l’attention de celui qui pose. « Faites comme si je n’étais pas là », a-t-il coutume de dire[6], proposant de compenser sa disparition par l’apparition du modèle sur le verre dépoli de la chambre photographique.
            Quant à l’épisode du bouclier, Françoise Frontisi-Ducroux l’interprète, en manière de plaisanterie, comme « l’invention du rétroviseur » [7].
            Plus sérieusement, il faut continuer à interpréter le miroir en référence au contexte photographique de la fable. On se souvient que Persée avait déjà perfectionné le rudimentaire sténopé en le dotant d’un objectif qui en faisait une véritable chambre photographique. Le perfectionnement est poussé plus avant dans l’épisode de la décapitation, puisque la chambre photographique est désormais dotée d’un miroir, qui permet à l’opérateur de voir non pas l’image directe de l’objet qu’il va photographier, mais son image réfléchie. Par cet ajout, Persée inventait le type d’appareil que l’on appelle, justement parce que la visée se fait par réflexion, un réflex. La thématique du miroir s’enrichit donc : celui qui était accroché sur le mur de la chambre nuptiale de Danaé symbolisait la naissance de la photographie et de son héros tutélaire ; celui qu’offre Athéna symbolise la naissance de l’appareil photographique moderne.
            Précautions inutiles, par conséquent, que ce recours à la coiffe et au bouclier ; mais accessoires de grande conséquence pour les conditions de la prise de vues et l’évolution du matériel photographique. On comprend donc mieux, a posteriori, la présence d’Athéna dans cette scène : protectrice des artisans, elle présidait à l’invention de l’outil de travail des artisans de l’image.

            Equipé comme nous l’avons dit, Persée doit maintenant accomplir l’essentiel de sa mission : décapiter Méduse.

            Pour cela, il a recours à deux nouveaux accessoires. D’un geste vif, il tranche le cou d’un coup de serpe, et enferme la tête coupée dans la besace, la kibisis. Et tandis qu’il s’enfuit, du col de Méduse sort un être merveilleux, fruit de l’union de la Gorgone avec Poséidon, le dieu de la mer : il s’agit de Pégase, le cheval ailé.
            On reconnaîtra dans ces éléments de nouveaux accessoires, qui viennent compléter la panoplie du photographe. La harpè, cette serpe qui permet au héros de déclencher les hostilités et de s’acquitter de sa mission en une fraction de seconde – clic, clac –, n’est autre que le déclencheur, sur lequel le photographe presse pour que le miroir se relève, l’obturateur s’ouvre, la photo se fasse. Nous en avons confirmation dans la naissance de Pégase, que ses ailes permettent d’assimiler à un oiseau. Car lorsque l’opérateur, juste avant de déclencher, dit à celui qui pose : « Attention ! Le petit oiseau va sortir... », il ne fait rien d’autre que de rappeler cette naissance fabuleuse, recourant à une formule dont le sens remonte non à la nuit des temps mais à la nuit des Gorgones.
            En partant, Persée met la tête de Méduse dans la besace, pour qu’elle ne risque pas de pétrifier qui croiserait son regard. Ce faisant, il accomplit le geste du photographe qui range son appareil dans sa mallette, pour que celui-ci ne risque pas de se déclencher intempestivement. Cette équivalence entre la tête de Méduse et l’appareil photographique a quelque chose de surprenant, puisque la Gorgone occupait jusqu’alors, face à Persée photographe, la place du modèle. Mais nous ne devons pas être surpris de ce changement.
            Il existe, en effet, une grande proximité entre le geste photographique et le geste pétrificateur. Quand Persée veut pétrifier quelqu’un, il braque la tête de Méduse en direction de la personne et se détourne, tout comme le photographe oriente l’appareil vers le modèle, dont l’image, après avoir été réfléchie par le miroir, lui parvient détournée.
            Cette proximité se retrouve, plus grande encore, sur un autre plan. Les effets de la prise de vues sont identiques à ceux de la pétrification : dans les deux cas, nous avons affaire à la production d’un instantané – photographique ou lapidaire –, au figement définitif du modèle. Dans les deux cas, celui-ci acquiert l’immobilité de la mort[8]. Mais, toujours dans les deux cas, cette mort est gage d’immortalité : celle des statues de pierre que, selon Ovide, Persée rencontre en arrivant sur le territoire des Gorgones[9], celle des images photographiques, s’il est vrai que se faire photographier, c’est aussi, comme on le dit, se faire immortaliser.
            Persée repart donc de chez les Gorgones avec, dans sa kibisis, l’exact équivalent d’un appareil hautement perfectionné et immédiatement opérationnel. Il ne lui reste plus qu’à rentrer à Sériphos pour donner à Polydectès la tête qu’il lui a promise.
            Heureusement pour lui et pour nous, Persée ne revint pas directement chez   Polydectès : après son départ de chez les Gorgones, le héros fut amené à utiliser à plusieurs reprises sur son chemin la tête pétrifiante, accomplissant à chaque fois un nouvel exploit mais aussi écrivant de nouvelles pages dans le grand livre de la photographie.


[1] APOLLODORE, La Bibliothèque, éditions de l’Aire, Vevey, 2003, II, 4, 2.
[2] La preuve en est que, sur une hydrie du Ve s., Persée est représenté en train de regarder le visage de Méduse endormie et donc inoffensive ; cf. Françoise FRONTISI-DUCROUX, Du masque au visage, éditions Flammarion, Paris, 1995, 73. Le casque sera par contre indispensable à Persée lorsqu’après avoir décapité Méduse, il s’enfuira de chez les Gorgones : il lui permettra d’échapper aux deux survivantes, qui se lancent à sa poursuite pour venger leur sœur (cf. HESIODE, Bouclier, v. 216-237). Nous pouvons aussi invoquer à l’appui de notre thèse une version tardive de la fable, celle de Jules Laforgue : Persée vient de tendre la tête de Méduse en direction du Monstre, mais la pétrification n’a pas lieu. « Le héros s’étonne, qu’a donc sa bonne tête de Méduse ? Et bien que son casque, au fond, le rende invisible, ce n’est pas sans crainte qu’il se hasarde à regarder la face de la Gorgone, pour s’assurer de ce qui arrive là. C’est fort simple, le charme pétrificateur n’a pas opéré, parce que la Gorgone a fermé les yeux », Moralités légendaires, « Persée et Andromède », éditions Gallimard, Paris, 1977, 196-197.
[3] Françoise FRONTISI-DUCROUX, Du masque au visage, éditions Flammarion, Paris, 1995, 72.
[4] APOLLODORE, La Bibliothèque, éditions de l’Aire, Vevey, 2003, II, 4, 2.
[5] Ovide propose une version originale et plus cohérente des faits, selon laquelle Persée commence par regarder le reflet de Méduse éveillée sur son bouclier, puis, lorsqu’il constate qu’elle s’est endormie, la décapite. Cf. Métamorphoses, IV, 782-785.
[6] Tel est même le titre d’un des derniers ouvrages du photographe Jean-Loup Sieff.
[7] Françoise FRONTISI-DUCROUX, Du masque au visage, éditions Flammarion, Paris, 1995, 72.
[8] On trouvera des hypothèses intéressantes sur la proximité entre Persée, coiffé de la kunéè, le dieu Hadès et le personnage étrusque de Phersu dans Jean-Pierre VERNANT, La mort dans les yeux, éditions Hachette Littératures, Paris, 1998, 48-50.
[9] OVIDE, Métamorphoses, IV, 779-781.

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