dimanche 21 janvier 2018

Que d'eau ! Que d'eau ! (IV)



L’EAU-FEMME : SORTILEGES DU DESIR

Plus  globalement, à travers l’universelle féminisation des eaux qu’opère l’Imaginaire (“L’eau n’est jamais lasse d’être femme” écrit le poète Pierre Emmanuel), c’est la question du Désir qui est posée. Car finalement, c’est lui qui amène l’être à changer, physiquement et psychologiquement, à son contact.

La peur du Désir : Syrinx
Chez Ovide, parmi les jeunes filles qui habitent les eaux, il en est qui ont l’audace – scandaleuse pour un Romain – d’assumer pleinement leur désir et même de prendre l’initiative. D’autres suscitent le désir par leur beauté mais  le refusent car elles sont les compagnes de Diane, la farouche Vierge Chasseresse qui proscrit toute union érotique. Cette virginité interdite est symbolisée par les forêts profondes et solitaires et par la transparence des sources ou des lacs, souvent associée à une grotte (Lourdes n’a rien inventé !). Elle exaspère le désir masculin, souvent frustré, parfois sublimé. En témoigne l’histoire de Syrinx qui, pour échapper aux ardeurs du dieu Pan, se métamorphose en roseaux agités par le vent. Ils devinrent la première flûte. « Dans les monts glacés d’Arcadie, / Il était une Naïade plus célèbre que les Hamadryades / De Nonacris : les nymphes l’appelaient Syrinx. / Maintes fois elle s’était joué des satyres qui la poursuivaient / Ainsi que des autres dieux qui peuplent forêts ombreuses / Et campagnes fertiles. Elle vouait, en restant vierge, un culte à la déesse d’Ortygie; sa tunique retroussée à la façon de Diane / Aurait pu la faire passer pour la fille de Latone si elle n’avait eu / Un arc d’ivoire –celui de la déesse étant d’or. On la prenait pourtant pour elle. / Alors qu’elle rentrait du mont Lycée, Pan l’aperçoit et, la tête couronnée d’aiguilles de pin, / Lui dit ces mots… Restait à rapporter ses paroles / Et dire que la nymphe, dédaignant ses prières, avait fui dans les bois / Jusqu’à ce qu’elle parvînt près du Ladon, fleuve paisible / Et sablonneux ; que, là, les eaux ayant entravé sa course, / Elle avait supplié ses soeurs transparentes de la métamorphoser ; / Que Pan, croyant déjà tenir entre ses bras Syrinx, / Avait pris les roseaux des marais pour le corps de la nymphe ; / Tandis qu’il soupirait, le mouvement de l’air dans les roseaux / Avait produit un son ténu, semblable à une plainte ; / Surpris par cet art singulier et cette voix si douce, / Le dieu avait déclaré : “Voilà comment je m’entretiendrai / Avec toi ! “ Et, ayant rapproché puis collé à la cire / Des roseaux inégaux, il leur avait donné le nom de la jeune fille » (I, 688-711, trad. D. Robert).

                                                                                                    © Jean-Luc Ramond

Le Désir prédateur : Actéon
Mais l’attentat à la Vierge Interdite peut être sanctionné d’une punition terrible : Actéon est un jeune homme ignorant, possédé par le démon de la chasse. En surprenant Diane se baignant nue, il se heurte à la féminité nocturne et redoutable qui protège la vie à sa source : les femelles (humaines et animales) qui la portent, les vierges trop jeunes pour la donner, la vulnérabilité des nouveaux-nés. Or, symboliquement, voir c’est posséder et posséder sans consentement, c’est violer, c’est-à-dire tuer l’Autre en son intégrité. En toute logique, le regard transgressif du chasseur-voyeur le métamorphose en cerf déchiré par ses propres chiens : son désir pervers l’a fait basculer dans l’animalité qui le dévorait déjà : « Le visage de Diane surprise sans vêtements rougit. / Bien que le groupe de ses suivantes se serrât autour d’elle, / Elle se pencha de côté, détourna la tête et, n’ayant pas / A portée de mains les flèches qu’elle eût voulu, / Elle puisa de l’eau et la jeta au visage du jeune homme. / Pendant qu’elle inondait ses cheveux de cette eau vengeresse, / Elle ajouta ces mots, présages du malheur qui l’attendait : / “Va donc maintenant raconter que tu m’as vue sans voiles, / Si tu le peux.” Et sans autre menace, elle pose / Sur sa tête inondée les ramures d’un cerf fougueux, / Allonge son cou et taille en pointe ses oreilles ; / Change ses mains en pieds, ses bras en longues pattes, / Et couvre son corps d’une peau tachetée. / Elle y ajoute la panique : le héros prend la fuite, et tout en courant s’étonne de sa célérité. (…) La meute / Que cette proie excite dévale à travers rochers, éboulis, rocailles / Impraticables, là où le chemin est difficile et où il n’y a plus de chemin. / Lui, il fuit, sur les lieux mêmes où il avait été tant de fois / Poursuivant ; hélas ! Il fuit ses propres serviteurs. (…) / Ils l’encerclent et, enfouissant leurs gueules dans son corps, / Déchiquettent sous l’apparence d’un cerf, leur propre maître. / Ce fut seulement lorsque tant de blessures eurent mis / Fin à sa vie que fut rassasiée, dit-on, la colère de Diane au carquois (III, 185-199, 225-229, 249-252, trad. D. Robert).
                                                                                                                                 © Jean-Luc Ramond

Le regard qui tue : Méduse 
Le paroxysme des mythes de la métamorphose liés à l’interdit du regard sur l’eau-femme est atteint dans la figure de Méduse : elle se distinguait de ses deux soeurs Gorgone, divinités marines d’une hybridité délirante, par l’extrême beauté de sa chevelure que Minerve transforma en serpents après que Neptune l’eut violée. Dans l’Imaginaire masculin, elle symbolise l’eau noire et terrifiante de la sexualité féminine qu’on ne saurait voir en face sans mourir : c’est elle qui porte la Mort dans les yeux car elle pétrifie tous ceux qui croisent son regard : « D’une extrême beauté, Méduse excitait le désir de nombreux prétendants / Et la partie la plus attirante de sa personne était / Sa chevelure ; j’ai connu quelqu’un qui affirmait l’avoir vue. / On dit que, dans le temple de Minerve, le souverain des mers / La viola ; la fille de Jupiter se détourna, couvrant de son égide / Son pur visage et, pour que cet acte ne fût pas impuni, / Elle changea les cheveux de la Gorgone en hydres répugnantes. / Aujourd’hui encore, pour frapper ses ennemis d’horreur et d’épouvante, / Elle porte sur la poitrine les serpents qu’elle a engendrés » (IV, 794-803, trad. D. Robert).

                                                                                          © Jean-Luc Ramond

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