vendredi 12 janvier 2018

Que d'eau ! Que d'eau ! (II)



L’eau diluviale
Car l’eau nous fait vivre à la fois l’angoisse de l’engloutissement et l’espérance de la régénération. Liquide séminal et matrice, elle peut non seulement donner la vie mais la prolonger, la sauver ou même la redonner. Dans l’imaginaire, toute eau vive devient Fontaine de Jouvence ou source miraculeuse. Les pratiques rituelles des libations d’eau, de lait ou de vin, omniprésentes dans Les Métamorphoses comme d’ailleurs l’aspersion et l’immersion, attestent de la fonction purificatrice et salvatrice de l’eau. En voici deux exemples, l’un est humoristique, c’est l’histoire du fleuve Pactole qui lave Midas de sa folie de l’or : « “Ne reste pas couvert de l’or que tu as malheureusement souhaité ; / Va-t-en, lui dit Bacchus, vers le fleuve proche de la grande Sardes / Et, en remontant son cours par le sommet de la montagne, / Poursuis ta route jusqu’à ce que tu parviennes à l’embouchure du fleuve ; / A l’endroit où sa source écumante jaillit en cascade, / Mets ta tête au-dessous et purifie ton corps tout en te lavant de ta faute.” Le roi obéit et pénètre dans l’eau ; les propriétés aurifères / Colorent le courant et, du corps de l’homme, passent dans le fleuve Pactole. / Aujourd’hui encore, effet de l’héritage ancien de cette veine, / L’or a durci ces terres et jauni leur sol détrempé. »
L’autre histoire est pathétique mais riche en symboles, c’est celle d’Acis, écrasé par son rival le Cyclope auprès de la belle Galatée : le sang et la mort sont lavés, l’eau devient quasi baptismale et opère le miracle de la résurrection : « Le Cyclope le poursuit et, arrachant un bloc de la montagne, / Il le lance : un coin du rocher seulement atteint sa cible / Et cependant, Acis est entièrement écrasé. (…) / Un sang pourpré coulait de la masse rocheuse ; / En un clin d’oeil, il perd sa couleur rouge pour prendre / Celle d’un fleuve qu’agite le début d’une averse et qui, peu à peu, / Se nettoie. Alors la masse rocheuse qui en est imprégnée s’entrouvre, / Faisant surgir de ses fissures de longs et vifs roseaux ; / On entend, tout au fond de son ouverture, un bruit d’eaux jaillissantes / Et soudain, merveille ! se dresse jusqu’à mi-corps / Un jeune être aux cornes naissantes couronné de joncs souples / Qui, n’était sa haute taille et son visage entièrement azuré / Serait Acis ; et c’était bien Acis, cependant, changé / En fleuve, et ce fleuve a conservé son nom d’autrefois » (XIII, 882-897, trad. D. Robert).

                           Gustave Moreau, Galatée, 1880

Mais c’est surtout dans le mythe du Déluge, universel dans toutes les cultures, que l’eau détruit pour régénérer un monde corrompu. Ovide en fait un tableau puissant : « L’ordre donné, les fleuves rentrent chez eux, ouvrent toutes les vannes / Et roulent vers les mers en une course effrénée. / Le dieu a frappé la terre de son trident ; celle-ci a tremblé / Et la secousse a ouvert aux eaux d’autres routes. / Les rivières en crue inondent les terres découvertes / Et emportent avec les récoltes des arbres, des troupeaux, / Des hommes, des sanctuaires et leurs objets de culte. / Si une habitation est restée debout et a pu résister à un tel désastre / Sans être renversée, la montée des eaux atteint son sommet / Et submerge ses pigeonniers qui disparaissent sous la masse. / Il n’y a plus de différence entre mer et terre : / Tout n’est que mer et la mer elle-même n’a plus de côtes. / L’un se réfugie sur une colline, un autre, assis dans une barque / A la coque arrondie, rame à l’endroit où jadis il labourait. / On navigue au-dessus de ses champs ou sur le toit de sa ferme / Engloutie, on attrappe un poisson à la cime d’un orme ; / On jette l’ancre, avec un peu de chance, dans un pré verdoyant, / Ou bien les carènes creuses écrasent les vignes au-dessous d’elles / Et là où tantôt des chèvres graciles broutaient de l’herbe / Des phoques maintenant étalent leurs corps difformes. (…) Un loup nage au milieu de brebis, l’eau roule des lions fauves, / L’eau roule des tigres ; sa puissance foudroyante ne sert de rien / Au sanglier, non plus qu’au cerf emporté l’agilité de ses pattes ; / Après avoir longtemps cherché un coin de terre où se poser, / Un oiseau déboussolé aux ailes fatiguées se laisse tomber dans la mer. / Un énorme raz de marée recouvre la moindre hauteur / Et des vagues sans précédent frappent la cime des montagnes. / La majeure partie des êtres est entraînée par le courant ; faute de vivres, / Ceux que les eaux ont épargnés finissent par mourir de faim » (I, 281-300 et 304-312, trad. D. Robert).
Mais pour Ovide, le Mal renaît sous la forme de Python que devra tuer Apollon le dieu-poète et contrairement à la propagande augustéenne prétendant restaurer l’Age d’Or après le cataclysme des guerres civiles, ce n’est pas Jupiter/Auguste qui recrée une humanité nouvelle, c’est un couple de jeunes amoureux, Deucalion et Pyrrha, qui jettent derrière eux les cailloux qui sont les os de la Terre : Nous sommes tous des Pierres Vives ! « Ils s’éloignent, se voilent la tête, dénouent leurs tuniques / Et suivent l’ordre en lançant les pierres derrière leurs pas. / Ces cailloux (qui le croirait si la tradition ne l’attestait ?) / Commencent de perdre leur dureté et leur froideur, / Peu à peu s’amollissent et en s’amollissant prennent forme. / Une fois développés et devenus beaucoup plus malléables, / Ils offrent à la vue une forme humaine non encore définie / Mais telle une ébauche à peine sortie du marbre, / Une sorte de sculpture à l’état brut. / La partie humidifiée par de la sève et qui était d’essence / Terrestre se transforme en chair ; / Ce qui était compact et ne pouvait plier donne lieu à des os ; / Quant aux veines, elles sont sous le même nom conservées Et en très peu de temps, de par la volonté des dieux, les cailloux / Lancés par les mains de l’homme deviennent une espèce / Masculine tandis qu’une féminine est créée par le jet de la femme. / C’est pourquoi nous sommes une race dure, habituée à l’effort / Et nous montrons clairement le lieu d’où nous venons » (I, 398-415, trad. D. Robert).


                                                                   © Jean-Luc Ramond

L’eau peut donc faire mourir, mais pas seulement par un cataclysme. Pour représenter l’irreprésentable, la dissolution qu’opère la mort, Ovide imagine une métamorphose incroyable : une femme se pétrifie en rocher emporté par le vent et qui laisse éternellement couler ses larmes. C’est le sort de Niobé, punie pour s’être vantée d’avoir eu de plus beaux enfants que Latone, mère de Diane et d’Apollon. “Les larmes sont la matérialisation de la perte de notre être dans la totale dispersion” commente magnifiquement Bachelard. « Ayant tout perdu, / Elle tombe, devant ses fils, ses filles et son époux inanimés, / Glacée par la douleur ; pas un de ses cheveux ne bouge, / Son visage est exsangue, ses yeux demeurent fixes / Sous ses paupières Lourdes, elle n’est qu’une image sans vie. / Sa langue même à l’intérieur de son palais durci / Se fige, et aucun mouvement n’agite plus ses veines ; / Ni son cou ne fléchit, ni ses bras ne remuent, ni ses pieds / Ne peuvent avancer ; elle est pétrifiée jusque dans ses entrailles. / Et pourtant elle pleure, et prise dans le tourbillon d’un vent violent, / Elle est portée dans sa patrie ; là, au sommet d’un mont fixée, / Elle se liquéfie, et le marbre laisse toujours couler ses larmes (VI, 301-312, trad. D. Robert).
De même assistons-nous, en un douloureux ralenti, à la liquéfaction de Cyané, nymphe d’un étang, qui a voulu s’opposer au rapt de Proserpine par Pluton. « Sans un mot, elle fond en larmes / Et dans ces eaux dont elle était jadis la grande divinité, / Elle se dilue. On pourrait voir ses membres se fluidifier, / Ses os se tordre, ses ongles perdre leur dureté ; / Les parties qui se liquéfient les premières sont les plus fines : / Ses cheveux d’azur, ses doigts, ses jambes et ses pieds ; / Rapide, en effet, est la transformation des membres frêles / En eaux glacées. Puis, ce sont ses épaules, son dos, ses hanches / Et sa poitrine qui se désagrègent en minces filets d’eau. / Enfin, une lymphe coule, à la place de son sang vif, dans ses veines / Malades, et d’elle il ne reste rien que l’on puisse saisir. (V, 427-437, trad. D. Robert).


                                                                     Virgil solis, Cyané

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