L’EAU-MIROIR : VERTIGES DE L’IDENTITE
L’eau profonde fait naître et disparaître, transparente,
elle devient miroir. Le double
qui s’y reflète nous demande qui nous sommes, question inséparable de celle de
nos origines. Pour illustrer la quête d’une identité toujours problématique et menacée,
Ovide a choisi des “histoires d’eau” où des adolescents et des adolescentes sont
confrontés à la découverte de l’amour : à ne rechercher qu’un semblable ( le
Même ) on s’interdit la rencontre enrichissante de l’Autre. Inversement, à
dépendre trop de l’Autre, on risque de perdre son Moi, à moins qu’à vouloir
s’approprier plus ou moins violemment l’Autre, on ne le fasse disparaître.
L’amour entraîne une métamorphose de l’identité qui hésite entre communion
complémentaire, destruction aliénante ou impossible union fusionnelle. C’est là
le thème central des Métamorphoses dont le mythe de Narcisse fournit une illustration
exemplaire.
Narcisse et Echo
Echo est une nymphe des eaux ,
coupable d’avoir empêché Junon, par son bavardage, de surprendre son mari
Jupiter occupé à courtiser ses compagnes. Elle s’est vue privée d’une partie de
son identité en perdant la moitié de sa voix propre : elle ne peut que repéter
en miroir les derniers mots qu’elle entend. Narcisse est né du viol de la
rivière Liriopé par le fleuve Céphise. Le devin Tirésias avait prédit : “Il
vivra s’il ne se connaît pas”. A seize ans, merveilleusement beau, tous les
garcons et les filles le désirent, surtout Echo. Comme celles des autres, il
dédaigne ses avances et ne perçoit d’elle que le reflet sonore de sa propre
voix. Elle fuit, se fige en rocher solitaire et gémissant. Lui, il sera victime
d’une terrible illusion : l’eau-miroir d’une source étrangement virginale et
maternelle va lui renvoyer sa propre image dont il va tomber désespérément
amoureux sans pouvoir posséder l’objet de son désir. Il en mourra : « Il était une source limpide, source d’argent aux eaux miroitantes, / Que ni
pâtres ni chevrettes paissant dans la montagne / Ni aucun autre bétail
n’avaient approchée ; que nul oiseau, / Nulle bête sauvage, nulle branche
tombée d’un arbre n’avait troublée. / Autour d’elle, de l’herbe, nourrie par
l’humidité toute proche, / Et un bosquet pour empêcher les rayons du soleil
d’attiédir ce point d’eau. / Le jeune homme, épuisé de chaleur et d’ardeur à la
chasse, / Fut séduit par la source, son cadre, et s’y pencha ; / Tandis qu’il
essayait d’étancher sa soif, une autre soif grandit en lui. / Pendant qu’il
boit, fasciné par le reflet de sa propre beauté, / Il s’éprend de cet être sans
corps, confond le corps avec son ombre. / Ebloui, paralysé devant ce visage si
semblable au sien, il reste / Pétrifié, une statue sculptée dans le marbre de
Paros. / Rivé au sol, il contemple son double, ses yeux, son éclat. (…) )
Inconsciemment, il se désire, est à la fois sujet et objet de sa quête, / Le
chasseur et sa proie, l’incendiaire et le feu. / Que de baisers sans réponse
a-t-il donnés à la source trompeuse ! / Que de fois a-t-il plongé les bras au
milieu des eaux / Pour y saisir le reflet de son cou sans parvenir à
l’atteindre ! / Que voit-il ? Il ne sait ; mais ce qu’il voit le brûle, / Et
l’erreur qui abuse ses yeux les excite pareillement. / Naïf, pourquoi chercher
en vain à saisir une image fugace ? / Ce que tu cherches n’existe pas ; ce que
tu aimes, tourne-toi, tu le perds. / L’ombre que tu distingues est celle d’un
pur reflet. / Elle est sans consistance, est apparue avec toi et demeure de
même ; / Elle s’éloignera avec toi – s’il est possible de t’éloigner. ( … ) / /
Exténué d’amour, Il se dilue, un feu secret lentement le consume. (…) Epuisé,
il laissa tomber sa tête sur l’herbe verte ; / La mort ferma ses yeux éblouis
par l’éclat de leur maître. / Et même après qu’il eut été reçu au séjour des
Enfers, / Il se contemplait dans l’eau du Styx. Ses soeurs les Naïades / Pleurèrent
et offrirent leurs cheveux coupés à leur frère ; / Pleurèrent les Dryades ; Echo se joignit à
leurs lamentations. / Déjà, on préparait le bûcher, le lit et les torches
funèbres : / Le corps n’était plus là. A la place du corps on trouva / Une
fleur au coeur jaune safran entouré de pétales blancs » (III, 407-420, 425-435, 490-491,
502-510, trad. D. Robert).
Narcisse et Echo, Maison de Castor et Pollux, Pompéi
Byblis et Caunus
Ce désir du Même par peur de
l’Autre peut prendre des formes transgressives extrêmes : fille de la nymphe
Cyanée et du fleuve “Méandre aux replis nombreux”, Byblis s’éprend de son frère jumeau Caunus et
lui envoie une audacieuse déclaration dont vous apprécierez la perverse candeur
: « Toi seul peux sauver, toi seul peux perdre ton amante, / C’est
à toi de choisir. Ce n’est pas une ennemie qui t’en prie / Mais quelqu’un qui,
bien que déjà très proche, désire / Vivement être plus proche encore, liée à
toi plus étroitement. / Aux vieillards de connaître les lois, ce qui est
permis, le juste / Et l’injuste, à eux d’en assurer le contrôle et la garde ; /
A notre âge correspond mieux la légèreté de Vénus. / Nous ne savons encore ce
qui nous est permis ; tout est permis, / Croyons-nous, et nous suivons en cela
l’exemple des dieux puissants / Rien ne nous en empêchera, ni la sévérité d’un
père, ni le souci / De notre réputation, ni la crainte – si tant est qu’il y
ait une raison de craindre. / Nous appellerons fraternel l’amour tendre que
nous cachons » (IX,
547-558, trad. D. Robert.)
Scandalisé, Caunus s’enfuit et
prise de folie, elle le poursuit jusqu’au bout du monde. Les miséricordieuses
Naïades transforment ses larmes en fontaine éternelle : « Il n’est plus de forêts lorsque, lassée de ta poursuite, / Tu tombes,
Byblis, et gis, les cheveux épars sur la terre/ Et ton visage s’enfonce dans
les feuilles mortes. / Souvent, les nymphes tentent de la soulever / De leurs
bras frêles ; souvent, pour qu’elle guérisse de cet amour, / Elles la
conseillent, prodiguent des consolations à son esprit sourd. / Byblis gît là,
muette, et des fragments d’herbe verte restent / Collés à ses ongles, et le
gazon, sur la berge, est mouillé de ses larmes. / Les Naïades, dit-on, en ont
fait une nappe d’eau qui jamais / Ne doit s’assécher ; que pouvaient-elles
faire de plus ? Aussitôt, comme les
gouttes de résine d’une écorce fendue / Ou le bitume épais qui suinte de la
terre lourde, / Comme, à l’arrivée du Zéphyr au souffle léger, l’eau / Se
transforme en fontaine qui, aujourd’hui encore, porte / Le nom de sa maîtresse
et coule sous une yeuse endeuillée » (IX, 649-665, trad. D. Robert).
Biblis, William-Adolphe Bouguereau, 1884
Salmacis et Hermaphrodite
Salmacis est une nymphe peu
farouche qui habite un lac merveilleusement transparent. Un jour, elle cherche
à séduire un bel adolescent de rencontre qu’elle ignore être le fils d’Hermès
et d’Aphrodite. Il refuse ses avances puis, se croyant seul, il se baigne nu dans
l’eau miroitante. Elle le rejoint et s’enlace à lui au point que tous deux ne
forment qu’un seul être, à la fois fille et garcon : il s’appelait
Hermaphrodite. « “J’ai gagné, il est à moi ! “ s’écrie la Naïade
et, se débarrassant / De tous ses vêtements, elle se jette à l’eau et l’y
maintient / Pendant qu’il se débat, de haute lutte lui vole des baisers, / Glisse
ses mains pour toucher malgré lui sa poitrine / Et, tantôt d’un côté, tantôt de
l’autre, enlace le jeune home. / Enfin, tandis qu’il se raidit, cherchant à lui
échapper, / Elle l’immobilise tel un serpent que retient et emporte dans les
airs / L’oiseau royal : il lui enserre, dans le vide, et la tête et les pattes /
Pendant que sa queue ligote ses ailes déployées ; / Tel encore le lierre qui
grimpe le long des troncs / Ou le poulpe qui, ayant attrapé un ennemi sous les
eaux, / Le maintient en déroulant ses bras de tous côtés. / Le jeune homme
résiste et refuse à la nymphe le plaisir / Qu’elle espère ; elle s’acharne et,
se collant à lui de tout son corps / Comme pour y rester fixée, elle dit : “Tu
peux bien te débattre, / Effronté, tu ne t’enfuiras pas ! Dieux, faites qu’il
ne puisse / Jamais se séparer de moi, me séparer de lui ! “ / Les dieux ont
exaucé la prière, car leurs deux corps mêlés / Restent unis et revêtent une
seule apparence : / Si l’on rapproche sous la même écorce deux rameaux, on les
voit se souder en grandissant et s’épanouir ensemble ; / De même, une fois
leurs membres accolés en une étreinte implacable, / Ils ne sont plus deux mais
une forme double que l’on ne peut nommer / Fille ou garcon, ne semblant être ni
l’un ni l’autre, mais l’un et l’autre. / Il voit que ces eaux limpides où il
s’est plongé mâle / L’ont rendu à demi-homme et qu’en elles ses membres se sont
affaiblis » (IV, 356-381,
trad. D. Robert).
Ici, la perte du Moi aboutit à
l’abolition de toute différence entre homme et femme. Ce n’est plus la
complémentarité de l’androgyne platonicien : le contact forcé avec l’altérité
féminine entraîne la disparition de l’identité masculine, vécue comme celle de
la virilité elle-même.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire