LE CHANT PROFOND DE L’EAU
Finalement, d’images en images
se dessine une sorte de poétique inquiète qui invite à s’interroger sur les
sources troubles de l’art et sa vocation profonde. Trois figures incarnent le
pouvoir qu’a la poésie de transmuer l’horreur en beauté.
Pégase
Persée, après avoir endormi
Méduse dans le reflet de son bouclier, lui tranche la tête. Le Poète sait la
parenté intime de l’Eau, de la Femme et du Sang. Il sait qu’à l’énigme obscure
de la Vie et de la Mort mêlées, l’Art doit donner forme durable et belle : le
sang de Méduse transformera les algues marines en matière précieuse et dure
comme une pierre précieuse : le corail. « Persée puise
de l’eau pour laver ses mains victorieuses / Et, pour que la dureté du sable ne
blesse pas la tête entourée de serpents, / Il rend le sol plus doux par des
feuillages, le couvre d’algues / Marines et y dépose, de face, la tête de
Méduse. / Les algues fraîches, encore vivantes car gorgées d’eau, / Subissent
le pouvoir du monstre et, à son contact, durcissent, / Communiquent aux
branches et aux feuilles cette rigidité inconnue. / Quant aux nymphes des eaux,
elles expérimentent ce prodige / Sur plusieurs autres algues, ravies d’y
parvenir / Et, comme elles en ont jeté dans l’eau des particules, / Il en
résulte aujourd’hui le corail, qui a même propriété, / Durcissant au contact de
l’air : ainsi, ce qui dans l’eau était / Plante souple devient hors de l’eau
une pierre » (IV, 740-752,
trad. D. Robert).
Miracle encore plus éloquent:
du sang de Méduse naît le cheval ailé Pégase qui aidera Bellérophon à tuer la
Chimère et Persée le Dragon qui garde Andromède. C’est Pégase qui, en frappant
le sol de son sabot, fera jaillir sur l’Hélicon, la montagne sacrée des Muses,
la source toujours vive de l’inspiration, la source Hippocrène : « Minerve gagne Thèbes et l’Hélicon, séjour de Muses. Parvenue / Sur la
montagne, elle s’arrête et s’adresse ainsi aux doctes soeurs : / “J’ai entendu
parler d’une source nouvelle, jaillie / Sous le dur sabot du cheval ailé, né de
Méduse. J’ai voulu m’assurer de ce fait / Merveilleux ; j’ai vu le cheval
naître du sang de sa mère”. Uranie l’accueille ainsi : “Ce que l’on t’a dit est
exact : / Pégase est à l’origine De cette source.” Et elle conduit Pallas vers
l’eau sacrée. / Celle-ci admire longtemps les eaux qu’un coup de pied a fait
naître, / Embrasse du regard les arbres de l’antique forêt, / Les grottes, les
prés parsemés de fleurs innombrables, / Complimente les filles de Mnémosyme
pour leurs occupations Et leur demeure » (V, 254-268, trad. D. Robert).
Gustave Moreau (1826-1898), Apollon et Pégase
Orphée
Au Coeur de cette Bible des
Poètes que sont Les Métamorphoses, rayonne la figure d’Orphée qui incarne l’efficacité
miraculeuse de la Beauté : son chant a été capable de charmer les bêtes, les
arbres et les pierres et il a défié la mort en traversant les eaux noires des
fleuves infernaux. Son échec même est un triomphe de l’amour et de l’art : il a
perdu Eurydice une deuxième fois mais sa tête coupée continue éternellement à
chanter sur les eaux et Ovide renchérit sur Virgile en imaginant les
retrouvailles des époux aux Enfers : « Son âme s’exhale et
s’évanouit dans les airs. / Sur toi, Orphée, pleurèrent les oiseaux affligés, ,
les nombreuses / Bêtes sauvages, les pierres inflexibles, les forêts si souvent
attirées / Par tes chants ; pour toi, les arbres perdirent leur feuillage / Et,
la tête rasée, prirent le deuil ; les fleuves même, nous dit-on, / Grossirent
de leurs larmes ; Naïades et Dryades, leur tunique de lin / Recouverte de noir,
laissèrent flotter leurs cheveux. / Ses membres sont partout dispersés ; sa
tête et sa lyre, Hèbre, / Tu les reçois et (prodige ! ), tout en glissant au
milieu du courant, / Sa lyre a je ne sais quels accents de profonde tristesse,
sa langue / Morte murmure tristement, tristement lui répondent les rives. / Elles
quittent le fleuve familier, elles sont transportées vers la mer. (…) / L’ombre
d’Orphée descend sous terre et tous les lieux qu’auparavant / Il avait vus, il
les reconnaît ; il cherche dans le champ des Pleurs Eurydice, la trouve, et la
serre passionnément dans ses bras. / Tantôt ils se promènent l’un près de
l’autre d’un même pas, / Tantôt elle ouvre la marche et il la suit, ou encore
c’est lui qui la guide, / Et Orphée peut sans crainte se retourner sur sa chère
Eurydice (XI, 43-54
et 61-66, trad. D. Robert).
Egérie
Le XVème chant achève Les Métamorphoses par un
hymne à Pythagore qui fait de la fluidité universelle la loi même du vivant:
comme l’eau, tout s’écoule et rien ne demeure mais rien ne meurt car tout se
transforme. A Auguste qui prétendait imposer un ordre immuable et dogmatique,
Ovide oppose le sage roi Numa, successeur de Romulus et disciple de Pythagore.
Comme son maître, il a la tyrannie en horreur et il trouve son inspiration dans
l’amour de la nymphe Egérie. Celle-ci, inconsolable de sa mort, est transformée
par Diane en source glacée : « Se liquéfiant dans les
larmes, ses membres sont dilués dans l’eau pour l’éternité » (XV, 549-551 trad. D. Robert). Dans cette
dernière métamorphose du poème, l’eau mortelle devient l’image d’un long sommeil apaisé où les formes
souffrantes s’abolissent dans la sérénité de la lumière. C’est “l’ophélisation
de l’eau” dira Bachelard.
John Everett Millais, Ophelia, 1851-1852
LA FOLIE BAROQUE
L’eau, c’est la métamorphose
même et Ovide l’a privilégiée pour dire la réalité changeante et périlleuse de
la vie qui met en question l’identité de l’être confronté à la violence
anarchique du Désir. Mais être de passage dans un univers de passage peut permettre
à l’homme de s’exalter de sa propre fluidité. Ovide est le premier poète
“baroque” parce qu’il s’enchante du mouvement universel tout en se faisant le
tisserand inspiré de la parole des profondeurs. Les
Métamorphoses, c’est une
immense rêverie chatoyante qui comble l’aspiration irrépressible à se sentir à
la fois soi-même et tout autre, identique et différent, changé, transformé,
renouvelé… ”Une goutte d’eau suffit pour créer un monde et pour
dissoudre la nuit”, disait
Bachelard. Cette goutte d’eau, n’est-ce pas la poésie ?
René Mouraud