vendredi 14 décembre 2018

Journal d'Ovide (III)


Jour des nones d'avril[1]

J’ai reçu aujourd’hui ma première lettre ! Et c’est une lettre de Fabia[2] !
Quel bonheur de tenir entre mes mains cette tablette de buis qu’elle a tenue entre ses  mains, de briser un sceau que j’ai identifié au premier coup d’œil, de voir ces lignes régulières gravées dans la cire, cette écriture élégante…
Je ne pus réprimer alors mon envie de pleurer, et des larmes se mirent à couler en abondance de mes yeux, les premières depuis mon départ de Rome… Je craignais que cet exil ne m’ait fait perdre toute humanité, n’ait fait de moi une brute... Non… Je suis encore un homme puisque je pleure…
Fabia me donne de bonnes nouvelles de notre maison, de mes amis, de Rome… Mais quel crédit lui accorder ? Elle aura fait passer mon confort avant la vérité, et préféré me mentir plutôt que d’aggraver ma peine.
Elle me dit aussi qu’elle va bien… Si c’est vrai, je m’en réjouis du fond du cœur ; mais comment peut-elle aller bien quand celui qu’elle aime est à l’autre bout du monde, seul, sans ami à qui se confier, sans personne, même, à qui parler ? Si c’est faux – et le plus probable est que c’est faux – je dois lui en vouloir de me mentir, et, plus encore, je dois m’adresser des reproches qui ne finiront qu’avec ma mort, puisque la seule cause de ses tourments, c’est moi…
Ma pauvre Fabia… Tu voulais m’accompagner dans mon exil lorsque j’ai quitté Rome, et c’est à la faveur de ton évanouissement[3] que j’ai pu franchir le seuil de ma maison : si tu n’étais pas tombée dans les bras de tes servantes, jamais tes bras n’auraient relâché leur étreinte, jamais les miens n’auraient eu la force de te repousser. Mais crois-moi… Tu m’es beaucoup plus utile à Rome, auprès des gens qui ont de l’influence et que tu peux relancer s’ils tardent à intercéder auprès de l’empereur en faveur du banni, auprès de Marcia[4], ta chère Marcia, qui a ses entrées au palais et peut parler de moi à Livie – à supposer que parler de moi à Livie puisse servir ma cause[5]
Qui mieux que toi préservera mes intérêts et veillera sur mon honneur ? Il ne manque pas de charognards dans la ville aux sept collines : il y en avait déjà du temps de Romulus et de Rémus[6]… Ils auraient vite fait, en me calomniant, de me transformer en criminel et de mettre la main sur mes biens, dont Auguste n’a pourtant pas jugé bon de me priver[7].
Et que ferait ici ma pauvre Fabia ? Elle qui est désemparée quand elle n’a pas vingt esclaves sous ses ordres, qui ne peut passer un jour sans recevoir ses amies ou les visiter, qui ne manquerait pour rien au monde un spectacle au théâtre ou un concert à l’odéon… Je n’ai ici à lui offrir que le sifflement aigre d’une flûte pastorale.
Le jour décline déjà et mes yeux sont trop fatigués pour se contenter de la lumière de la lampe. Bien que nous allions vers l’été, je n’ai pas l’impression que les jours allongent. A croire que le soleil ne brille pas également pour tous[8] et que j’ai l’honneur enviable de faire exception…


[1] 5 avril.
[2] Il s’agit de l’épouse d’Ovide.
[3] Cf. l’élégie I, 3, 91-92.
[4] Fabia était apparentée à Paulus Fabius Maximus. Son épouse, Marcia, était la cousine germaine d’Auguste.
[5] Auguste consultait régulièrement son épouse Livie. Il a donc pu le faire avant de décider du sort d’Ovide. On ignore quelle fut exactement le rôle de Livie dans cette affaire, mais le sous-entendu d’Ovide laisse penser qu’il ne fut pas négligeable.
[6] Allusion peu révérencieuse à la légende selon laquelle l’apparition à Romulus de douze vautours aurait été un signe divin le désignant comme l’homme qui devait fonder Rome, de préférence à son frère Rémus, à qui n’étaient apparus que six vautours (cf. Tite-Live, Histoire romaine, I, 7, 1)
[7] Effectivement, Ovide a été relégué et non pas exilé. Cela signifie qu’il est resté propriétaire de ses biens et a conservé son titre de citoyen romain.
[8] Ovide fait allusion au dicton Sol lucet omnibus : « Le soleil brille pour tout le monde ».

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