Jour des nones d'avril[1]
J’ai reçu
aujourd’hui ma première lettre ! Et c’est
une lettre de Fabia[2] !
Quel bonheur de tenir entre mes
mains cette tablette de buis qu’elle a tenue entre ses mains, de briser un sceau que j’ai identifié
au premier coup d’œil, de voir ces lignes régulières gravées dans la cire,
cette écriture élégante…
Je ne pus réprimer alors mon envie
de pleurer, et des larmes se mirent à couler en abondance de mes yeux, les premières
depuis mon départ de Rome… Je craignais que cet exil ne m’ait fait perdre toute
humanité, n’ait fait de moi une brute... Non… Je suis encore un homme puisque
je pleure…
Fabia me donne de bonnes nouvelles
de notre maison, de mes amis, de Rome… Mais quel crédit lui accorder ?
Elle aura fait passer mon confort avant la vérité, et préféré me mentir plutôt
que d’aggraver ma peine.
Elle me dit aussi qu’elle va bien…
Si c’est vrai, je m’en réjouis du fond du cœur ; mais comment peut-elle
aller bien quand celui qu’elle aime est à l’autre bout du monde, seul, sans ami
à qui se confier, sans personne, même, à qui parler ? Si c’est faux – et
le plus probable est que c’est faux – je dois lui en vouloir de me mentir, et,
plus encore, je dois m’adresser des reproches qui ne finiront qu’avec ma mort,
puisque la seule cause de ses tourments, c’est moi…
Ma pauvre Fabia… Tu voulais
m’accompagner dans mon exil lorsque j’ai quitté Rome, et c’est à la faveur de
ton évanouissement[3] que
j’ai pu franchir le seuil de ma maison : si tu n’étais pas tombée dans les
bras de tes servantes, jamais tes bras n’auraient relâché leur étreinte, jamais
les miens n’auraient eu la force de te repousser. Mais crois-moi… Tu m’es
beaucoup plus utile à Rome, auprès des gens qui ont de l’influence et que tu
peux relancer s’ils tardent à intercéder auprès de l’empereur en faveur du
banni, auprès de Marcia[4],
ta chère Marcia, qui a ses entrées au palais et peut parler de moi à Livie – à
supposer que parler de moi à Livie puisse servir ma cause[5]…
Qui mieux que toi préservera mes
intérêts et veillera sur mon honneur ? Il ne manque pas de charognards
dans la ville aux sept collines : il y en avait déjà du temps de Romulus
et de Rémus[6]… Ils
auraient vite fait, en me calomniant, de me transformer en criminel et de
mettre la main sur mes biens, dont Auguste n’a pourtant pas jugé bon de me
priver[7].
Et que ferait ici ma pauvre
Fabia ? Elle qui est désemparée quand elle n’a pas vingt esclaves sous ses
ordres, qui ne peut passer un jour sans recevoir ses amies ou les visiter, qui
ne manquerait pour rien au monde un spectacle au théâtre ou un concert à
l’odéon… Je n’ai ici à lui offrir que le sifflement aigre d’une flûte
pastorale.
Le jour décline déjà et mes yeux
sont trop fatigués pour se contenter de la lumière de la lampe. Bien que nous
allions vers l’été, je n’ai pas l’impression que les jours allongent. A croire
que le soleil ne brille pas également pour tous[8]
et que j’ai l’honneur enviable de faire exception…
[1] 5 avril.
[2] Il s’agit de l’épouse d’Ovide.
[3] Cf. l’élégie I, 3, 91-92.
[4] Fabia était apparentée à Paulus
Fabius Maximus. Son épouse, Marcia, était la cousine germaine d’Auguste.
[5] Auguste consultait régulièrement
son épouse Livie. Il a donc pu le faire avant de décider du sort d’Ovide. On
ignore quelle fut exactement le rôle de Livie dans cette affaire, mais le
sous-entendu d’Ovide laisse penser qu’il ne fut pas négligeable.
[6] Allusion peu révérencieuse à la
légende selon laquelle l’apparition à Romulus de douze vautours aurait été un
signe divin le désignant comme l’homme qui devait fonder Rome, de préférence à
son frère Rémus, à qui n’étaient apparus que six vautours (cf. Tite-Live, Histoire
romaine, I, 7, 1)
[7] Effectivement, Ovide a été relégué
et non pas exilé. Cela signifie qu’il est resté propriétaire de ses biens et a
conservé son titre de citoyen romain.
[8] Ovide fait allusion au dicton Sol
lucet omnibus : « Le soleil brille pour tout le monde ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire