samedi 8 décembre 2018

Journal d'Ovide (I)

Comme je vous l'annonçais avec émotion le 28 novembre dernier, il y a du nouveau en Ovidie : le journal intime d'Ovide, rédigé pendant son exil à Tomes, a été retrouvé... Quelle fabuleuse nouvelle !...
Quelques bonnes pages ont été publiées dans le numéro 7 de la revue Gibraltar (http://www.gibraltar-revue.com/). J'ai pu me les procurer et je brûle de vous les faire partager...
Aujourd'hui, voici ce qu'écrivait Ovide le jour même de son départ en exil.
Bonne lecture...
                              

XIIe jour avant les calendes de janvier[1]

C’est fait…
Mon bateau a largué les amarres ce matin, et me voici en route pour le pays des Gètes… Des Besses… Des Sarmates… Des Scythes… Je ne sais comment les appeler[2]
Appelle-les donc « barbares », mon pauvre Naso[3] ! C’est encore le nom qui leur va le mieux. « Bar, bar, bar… » ! Trois borborygmes pour tout vocabulaire[4]. Et sûrement personne pour comprendre le latin…
En m’exilant au fin bout de son empire, Auguste a vraiment visé juste. Il aurait pu me condamner à mort ; mais il craignait peut-être de faire un accroc à sa réputation de plus clément des princes que la terre ait portés[5].
Non… Il craignait plutôt de me réserver un traitement de faveur en mettant fin une bonne fois pour toutes à mes souffrances. Et il préfère de beaucoup me voir expier ma faute jusqu’à mon dernier jour…
Me voici donc condamné à vivre sans ma Fabia chérie, sans mes amis, sans tous ceux qui fréquentaient ma maison et applaudissaient à la lecture de mes vers… Sans mes jardins du pont Milvius[6], où j’allais si volontiers écrire à l’écart de la foule…
Tu m’as condamné, Auguste, à mourir à petit feu, avec plus de cruauté que le tyran d’Agrigente. Une fois qu’il avait enfermé ses victimes dans le taureau de bronze, il allumait le feu et, peu après, leurs gémissements cessaient[7]. Combien de temps devrai-je gémir ?...

Notre navire a fait escale pour la nuit dans un mouillage sûr après une horrible journée de mer. Nous avons été pris par une tempête comme je n’en avais jamais connu – si Macer[8] était là, il dirait sans doute que je n’en ai effectivement jamais connu. Comme tu me manques déjà, Macer… Des vagues énormes se brisaient sur le pont, menaçant d’emporter les marins à la manœuvre, et les creux étaient si profonds que j’avais l’impression de descendre aux Enfers. Si j’ouvrais la bouche pour prier – on devient pieux en pareil cas – un paquet de mer me faisait ravaler mes mots. Comme si les dieux s’étaient ligués avec Auguste et ne voulaient pas même de mes prières.  Sans doute auraient-ils préféré que je leur brûle de l’encens – et moi aussi, d’ailleurs…
Qui plus est, alors que nous devions faire voile vers la Grèce, un vent contraire nous ramena vers l’Italie, où je n’ai plus le droit de poser le pied. Un devin verrait peut-être là le signe indubitable que je finirai par rentrer chez moi, que mon exil ne sera pas sans retour. J’y ai plutôt trouvé une occasion de déplorer le triste sort des mortels, ballotés entre la volonté d’un prince et la volonté des dieux…
En désespoir de cause, je suis allé chercher une tablette et un style, et je me suis mis à écrire[9]. Comme si les voiles de mon inspiration avaient été gonflées par la tempête, je ne pouvais retenir mon besoin de faire des vers et de confier mes prières à la cire. Je ne sais ce que vaut mon poème – et il ne vaut certainement pas grand-chose –, mais je peux certifier que lorsque je refermais ma tablette, la tempête se calmait…
Ô, dieux !... Si mes vers ont le pouvoir de vous fléchir, peut-être ne dois-je pas totalement désespérer…


[1] 21 décembre 8 ap. J.-C.
[2] Ces noms désignent des peuplades vivant, pour la plupart, au nord du Danube. A proprement parler, ce sont les Gètes qui peuplent le territoire de Tomes. Ovide utilise ces noms de peuples sans grand souci de précision géographique.
[3] Le nom complet d'Ovide est Publius Ovidius Naso. Naso (le Nez) constitue un surnom attribué à la personne ou à l'un de ses ancêtres du fait d'une particularité, ici d'une particularité physique.
[4] Le mot « barbare » désigne des personnes parlant une langue autre que le grec ou le latin. Etymologiquement, il s’agit d’une onomatopée visant à railler la langue de l’étranger, réduite à des sons incompréhensibles.
[5] Dans les Res gestae divi Augusti (Hauts faits du divin Auguste) l’empereur signale la chose suivante : [clu]peus [aureu]s in [c]uria Iulia positus, quem mihi senatum pop[ulumq]ue Rom[anu]m dare virtutis clement[iaequ]e iustitiae et pieta[tis caus]sa testatu[m] est pe[r e]ius clupei [inscription]em, Res Gestae, 34 : « Un bouclier d’or fut placé dans la Curia Julia ; le sénat et le peuple romain me l’ont donné en raison de mon courage, de ma clémence, de ma justice et de ma piété ; c’est ce qu’atteste l’inscription de ce bouclier. »
[6] Ovide évoque ses jardins dans les Tristesses (IV, 8, 27). Il aurait aimé, dit-il, une fois devenu vieux, s’y reposer de l’agitation de la Ville. Ovide possédait effectivement des jardins au-delà du pont Milvius.
[7] Phalaris, tyran d'Agrigente (vers 570-555), enfermait ses victimes dans un taureau de bronze sous lequel il faisait allumer un feu. Il était devenu l'exemple par excellence du tyran cruel.
[8] Cnaeus Pompéius Macer est un poète épique très lié avec Ovide. Celui-ci, âgé d’environ dix-huit ans, visita l’Asie mineure et la Sicile sous sa conduite.
[9]  Deux élégies des Tristesses ont été écrites en mer et décrivent une tempête : I, 2 et I, 4.

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