vendredi 9 juin 2017

La tragédie de Myrrha (II)


Elle se tut ; Cinyras, devant tous ces prétendants
Dignes d’elle ne sait que faire. Il demande à sa fille,
En les nommant, celui qu’elle veut prendre pour époux.
D’abord, elle ne répond pas ; puis, ne pouvant quitter
Des yeux son père, elle se trouble et pleure à chaudes larmes.
Cinyras, qui n’y voit qu’appréhension de jeune fille,
Lui interdit de pleurer, sèche ses joues et l’embrasse.
Ces dons comblent de joie Myrrha ; interrogée sur le
Mari qu’elle voudrait, elle répond : « Pareil à toi ».
Sans comprendre, il loue sa réponse et lui dit : « Puisses-tu
Toujours m’aimer ainsi ». En entendant ces mots, Myrrha
Baissa les yeux, consciente qu’elle était de son crime.
C’était minuit ; le sommeil avait relâché corps et
Soucis. Pourtant la fille de Cinyras veille : un feu
Indomptable la brûle et, ressassant ses désirs fous,
Tantôt elle désespère et tantôt veut agir ; honte
Et passion la tiennent indécise. Comme un très grand tronc
Meurtri par la hache qui l’abattra au prochain coup
— On s’inquiète à l’entour, ignorant où il va tomber —
Son esprit, affecté par tant de blessures balance
Ici et là, léger, et penche d’un côté, de l’autre.
Elle ne voit de terme à son amour et de repos
Que dans la mort. « Mourons ! » Elle se lève et va passer
Un lacet à son cou. Nouant sa ceinture à la poutre :
 « Adieu, mon Cinyras ; trouve la raison de ma mort »,
Dit-elle ; et elle ajustait le nœud à sa gorge blême.
Sa fidèle nourrice aurait entendu le murmure
De ses paroles — elle gardait le seuil de son enfant.
La vieille se lève, ouvre la porte et voit les apprêts
Du suicide ; tout à la fois, elle crie, elle se frappe
Et déchire sa robe ; elle arrache le nœud du cou
Et le défait ; elle s’abandonne enfin à ses pleurs,
Prend Myrrha dans ses bras et lui demande la raison
De ce lacet ; elle se tait, figée, regard à terre,
Et s’en veut qu’on l’ait surprise à préparer sa mort trop
Lentement. La vieille insiste et montre ses cheveux blancs
Son sein flasque, invoque son lait, le berceau de l’enfant,
Pour qu’elle lui confie tous ses chagrins. A ces demandes,
Myrrha se détourne et gémit. L’autre veut tout savoir
Et lui promet plus que la discrétion. « Parle, dit-elle.
Laisse-moi t’aider : je suis âgée, mais pas sans ressource.
J’ai quelqu’un qui peut guérir par des herbes et un charme
La folie ; un rite magique éloignera un sort ;
Un sacrifice apaisera la colère des dieux.
Que puis-je envisager d’autre ? Ta maison est fortunée
Et ne court aucun risque. Ta mère est en vie, ainsi que
Ton père. » A ce mot, Myrrha poussa un profond soupir.
La nourrice, sans soupçonner encore un sacrilège,
Pressent toutefois qu’il s’agit d’une histoire d’amour.        
Avec ténacité, elle la prie de tout lui dire
A elle, et la prend en sanglots sur ses genoux de vieille.
Elle la serre dans ses faibles bras, et lui dit : « J’ai
Compris : tu es amoureuse. N’aies pas peur : même en ce cas,
Mon zèle t’est acquis, et ton père n’y verra rien. »
Comme une folle, elle bondit, se jette sur son lit
Et dit : « Va-t’en, je t’en supplie ! Epargne-moi ! J’ai honte
Et je suis malheureuse. » Elle insiste. « Va-t’en, ou ne
Demande plus pourquoi j’ai mal, car tu t’enquiers d’un crime. »
La vieille tremble et tend des mains qu’agitent la crainte et
Les ans. Tombant en suppliante aux pieds de son enfant,
Elle cajole puis menace de tout dire — lacet,
Tentative de suicide — si elle ne parle pas ;
Si elle lui confie qui elle aime, elle l’aidera.
Myrrha relève la tête et fond en pleurs sur le sein
De sa nourrice. Elle voudrait parler, mais se retient.
Enfin, cachant son visage honteux sous ses habits,
Elle se contente de dire : « Heureuse mère, qui
Est son épouse », et de gémir. La nourrice a compris ;
Glacée d’effroi dans sa chair, dans ses os, ses cheveux blancs
Hérissés sur sa tête, elle accumule les raisons
De chasser cet amour monstrueux, si faire se peut ;
La jeune fille sait que tout ce qu’on lui dit est juste,
Mais préfère la mort à un amour inassouvi.
« Vis donc ! Tu possèderas... » ; n’osant pas dire « ton père »,
Elle se tut, jurant par les dieux de tenir parole.

D'après Ovide, Métamorphoses, X, 356-430.

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