mercredi 17 mai 2017

La métamorphose de Narcisse

Il était une source claire et pure, aux eaux d’argent ;
Ni les bergers, ni les chèvres paissant sur les monts
Ne l’avaient souillée, ni d’autres troupeaux ; pas un oiseau,
Pas une bête ne l’avait troublée, pas un rameau                                                       
Tombé de l’arbre. Son eau nourrissait l’herbe sur ses bords,
La forêt empêchait le soleil d’attiédir l’endroit.
L’enfant, épuisé par la chasse et la chaleur, s’y vient
Abattre : il cède à l’attrait de l’endroit et de la source.
Tandis qu’il veut calmer sa soif, une autre soif le prend ;                                        
Tandis qu’il boit, il voit un beau reflet qui le ravit,
Qu’il aime — reflet sans consistance : il prend une ombre pour
Un corps. Il en est stupéfait, son visage se fige
Et, comme un marbre de Paros, il reste sans bouger.
Etendu là, il contemple deux astres — ses deux yeux —,                                       
Ses cheveux dignes de Bacchus et même d’Apollon,
Ses joues imberbes, son cou d’ivoire, la grâce de sa bouche,
Il contemple ce teint de neige qu’une rougeur colore,
Et tout ce qui en lui se peut admirer, il l’admire.
Sans le savoir, il se désire ; il plaît à qui lui plaît,                                                     
Qui recherche est recherché, qui enflamme est enflammé.
Que de baisers reçoit, pour rien, cette source trompeuse,
Que de fois il plonge ses bras dans l’eau pour tenter de
Se saisir du cou qu’il voit sans parvenir à s’atteindre.
Que voit-il ? Il ne le sait ; mais ce qu’il voit le consume,                                         
Et ce qui trompe ses regards est ce qui les embrase.
Pourquoi, naïf enfant, chercher en vain ce double qui
Te fuit ? Ce que tu veux n’est nulle part ; ce que tu aimes,
Tourne-toi, tu le perdras ; c’est une ombre que tu vois,
Un reflet sans consistance ; avec toi, il va, il reste ;                                                 
Repars, il repartira — si tu pouvais repartir.
Ni le besoin de manger, ni le besoin de dormir
Ne peut l’arracher de là ; allongé dans l’herbe épaisse,
Il regarde insatiablement une mensongère
Beauté ; ses propres yeux causent sa perte ; il se soulève                                        
Un peu et dit, tendant les bras aux forêts qui l’entourent :
« Quelqu’un a-t-il, forêts, plus durement souffert d’aimer ?
Vous le savez bien, abris opportuns de tant d’amants.
Vous qui vivez bien des siècles, avez-vous le souvenir,
En tout ce temps, de quelqu’un qui dépérit comme moi ?                                       
Etre charmé, voir qui me charme et ne pouvoir saisir
Qui je vois, qui me charme, tant mon amour est abusé...
Pour combler ma douleur, aucune immense mer ne nous
Sépare, aucun chemin, aucun sommet, aucun rempart
Bien clos ; juste un peu d’eau. Lui-même souhaite cette étreinte,                           
Car chaque fois que j’ai tendu mes lèvres vers l’eau claire,
Il a chaque fois essayé de rapprocher sa bouche.
Je croyais le toucher : l’obstacle entre nous est bien mince.
Qui que tu sois, viens ; pourquoi m’abuser, enfant unique ?
Où pars-tu quand je veux t’atteindre ? Ni mon air, ni mon âge                               
Ne te font fuir, c’est sûr : même les nymphes m’ont aimé.
Que ne me fait pas espérer ce visage amical ?
Quand je tends les bras vers toi, tu tends les tiens de toi-même ;
Quand je souris, tu souris. Souvent, je t’ai vu pleurer
Quand je pleurais ; d’un signe tu réponds à mes appels                                           
Et si je lis bien les mouvements de ta jolie bouche,
Tu me renvoies des mots, qui n’atteignent pas mes oreilles.
Je suis qui tu es ; je l’ai compris : mon reflet ne me
Trompe plus. C’est moi que j’aime, moi qui brûle et enflamme.
Que faire ? Attendre ? Entreprendre ? Et, désormais, qu’entreprendre ?                
Ce que je désire est en moi ; mon trésor me rend pauvre.
Si seulement je pouvais me séparer de mon corps.
Quel vœu pour un amant : que ce que j’aime soit loin de moi !
La douleur maintenant m’ôte mes forces ; je n’en ai plus
Pour très longtemps à vivre et je m’éteins en mon jeune âge.                                  
Mais mourir ne me pèse pas : j’y perdrai ma douleur ;
Celui que j’aime, j’aurais voulu qu’il vécût davantage.
Nos deux cœurs, en mourant, exhaleront un même souffle. »
Il se tut. Dans son délire, il revint voir ce visage ;
Ses larmes troublèrent les eaux : leur surface agitée                                                
Renvoya une image instable. La voyant disparaître :
« Où fuis-tu, s’écria-t-il ; reste, n’abandonne pas,
Cruel, celui qui t’aime. Ce que je ne peux pas toucher,
Que je puisse le voir et nourrir ma pauvre folie. »
Tout en se plaignant, il arracha son vêtement par                                                    
Le haut et frappa sa poitrine nue de ses mains blanches.
Sa poitrine frappée prit une carnation de rose,
Comme le font les fruits, qui sont blancs d’un côté, rouges
De l’autre ; comme fait le raisin avant qu’il ne soit mûr :
Ses grappes aux grains verts prennent la couleur de la pourpre.                              
Quand l’eau fut redevenue lisse, il ne supporta pas
Davantage ce qu’il y vit : tout comme un feu léger
Fait fondre la cire dorée, comme un tiède soleil
Le givre matinal, ainsi, consumé par l’amour,
Il dépérit et brûle peu à peu d’un feu secret.                                                           
Cette blancheur, mêlée de vermillon, a disparu,
Ces forces, cette vigueur, tout ce qui plaisait naguère ;
Ce corps n’est plus le corps qu’avait jadis aimé Echo.
Quand celle-ci le vit, malgré tout son ressentiment,
Elle eut de la peine, et chaque fois que le pauvre enfant                                         
Disait « Hélas ! », elle lui répondait par un « Hélas ! »,
Et lorsque celui-ci se frappait les bras de ses mains,
Elle aussi renvoyait un bruit semblable au bruit des coups.
Les yeux fixés, comme toujours, sur l’eau, il prononça
Ses derniers mots : « Hélas ! enfant, je t’ai aimé en vain. »                                     
Le lieu les renvoie tous. Il dit « Adieu ». « Adieu », répète
Echo. Sa tête épuisée s’abat sur le vert gazon.
La mort ferma ses yeux, qui admiraient la beauté de
Leur maître. Et même une fois qu’il fut entré aux Enfers,
Il se mirait dans l’eau du Styx. Les naïades, ses sœurs,                                           
Le pleurèrent et offrirent leur chevelure à leur frère.
Les dryades le pleurèrent ; Echo redoubla leurs pleurs.
On préparait déjà torches, bûcher et lit funèbre ;
Mais le corps avait disparu. A sa place, on trouva
Une fleur au cœur safran entourée de blancs pétales.
D'après Ovide, Métamorphoses, III, 407-510


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