Je vous ai fait visiter voici quelque temps mon atelier de traducteur (http://ovidii-amici.blogspot.com/2018/02/dans-latelier-du-traducteur.html). Il s'agissait alors de parcourir les v. 73-76 des Tristesses, III, 3, qui constituent l'épitaphe d'Ovide.
Je voudrais aujourd'hui vous en ouvrir de nouveau la porte et parcourir avec vous un plus long extrait, les v. 5-20 des Tristesses, I, 9, dans lesquels Ovide exprime sa déception de voir ceux qui prétendaient être ses amis l'abandonner à son triste sort.
Voici
les vers que j’ai retenus, dans le texte de l’édition Les Belles Lettres établi
par Jacques André (1968). Je vous les propose en latin et en traduction
littérale :
donec eris sospes, multos numerabis amicos : 5
tempora si fuerint nubila, solus eris.
aspicis ut ueniant ad candida tecta columbae,
accipiat nullas sordida turris aues.
horrea formicae tendunt ad
inania numquam :
nullus ad amissas ibit amicus opes. 10
utque comes radios per solis euntibus umbra est,
cum latet hic pressus nubibus, illa fugit,
mobile sic sequitur fortunae lumina uulgus :
quae simul inducta nube teguntur, abit.
haec precor ut semper possint tibi falsa uideri ; 15
sunt tamen euentu uera fatenda meo.
dum stetimus, turbae quantum satis esset, habebat
nota quidem, sed non ambitiosa domus.
at simul impulsa est, omnes timuere ruinam
cautaque communi terga dedere fugae. 20
Tant que tu seras sain et sauf,
tu compteras beaucoup d’amis ;
si les temps sont nuageux, tu seras seul.
Tu vois comme les colombes
viennent vers les toits blancs,
Comme une tour sordide n’accueille aucun
oiseau.
Les fourmis ne se dirigent jamais
vers des greniers vides :
Aucun ami n’ira vers des richesses
perdues.
Et comme l’ombre est une compagne
pour ceux qui vont par les rayons du soleil,
Quand celui-ci se cache pressé par des
nuages, celle-là s’enfuit ;
De même la foule mobile suit les
lumières de la fortune :
Aussitôt qu’elles sont recouvertes par un
nuage qui s’est étendu, elle part.
Je prie que ces choses-là
puissent toujours te sembler fausses ;
Elles doivent pourtant être reconnues
vraies du fait de mon sort.
Tant que nous nous sommes tenu
debout, elle avait autant de monde qu’il était suffisant,
Notre maison, connue, certes mais non
ambitieuse.
Mais dès qu’elle a été ébranlée,
tous ont craint sa ruine
Et ont donné leurs dos prudents à la fuite
commune.
L'extrait que nous avons choisi
commence par un distique fameux, assurément le plus fameux des Tristesses, et qui est passé en
proverbe :
donec
eris sospes, multos numerabis amicos ;
tempora
si fuerint nubila, solus eris.
Il présente un mot difficile à
traduire, l’adjectif sospes.
L’apparat critique signale que les autres manuscrits donnent non pas sospes mais felix, terme dont la traduction aurait été moins
problématique : « Tant que tu seras heureux… ». Mais le manuscrit retenu par Jacques André – manuscrit le plus sûr – comporte
sospes…
L’adjectif signifie, selon Gaffiot, « sauvé,
échappé au danger », ce qui est ici gênant puisqu’il s’agit de faire
comprendre non que l’on est hors de danger mais que l’on n’a pas encore
rencontré de danger. Je résous le problème par une formule qui convient dans
les deux cas de figure : « Tant
que tout ira bien », et je reporte sur le deuxième hémistiche la mention
de la deuxième personne du singulier : « tu compteras beaucoup d’amis », qui correspond à la traduction
littérale – toujours la meilleure quand elle n’est pas trop rugueuse pour être
retenue.
Je traduis aussi littéralement la
fin du pentamètre : solus eris
devient « tu seras seul », en quoi je n’ai pas grand mérite. Mais les
choses se compliquent pour ce qui concerne le premier hémistiche du
pentamètre : il comporte l’adjectif nubila,
qui renvoie au mauvais temps, et le substantif tempora, qui désigne « le temps qui passe » ou « les
circonstances ». La métaphore du mauvais temps ne repose donc pas sur les
deux mots du syntagme mais sur le seul adjectif. Heureusement, la polysémie du
mot « temps » nous permet de résoudre le problème : c’est le
temps qui sera nuageux, le temps et rien d’autre. Et comme il me manque une
syllabe si je m'en tiens là : « Si le temps est nuageux, tu seras
seul », je recourrai à l’une des formules suivantes : « si le
temps devient nuageux » ou « si
le temps vient à se couvrir » ou « si le temps vient à se gâter ».
Je retiens finalement cette dernière expression : « Si le temps vient à se gâter, tu seras seul ».
L’hexamètre du deuxième distique pourrait
presque se traduire littéralement, puisque « Tu vois comme les colombes
viennent vers les toits blancs » comporte 14 syllabes. Mais cela
imposerait de prononcer le "e" muet de « colombes » à la césure, ce
qui n’est pas du meilleur effet. Inversons la présentation : « Tu
vois comme les toits blancs attirent les colombes » (13). Sans perdre en
signification, on gagne en concision, à tel point qu’il manque une syllabe… Or,
il se trouve que les toits ne sont blancs que parce qu’ils ont été blanchis, pratique
à laquelle Columelle invite dans son Traité
d’agriculture.
Je traduirai donc par « Tu vois
comme les toits blanchis attirent les colombes ».
L’interlocuteur
d’Ovide est encore invité à voir, de manière antithétique, qu’« une tour
sordide n’accueille aucun oiseau ». Ici aussi, j'inverse : « Comme les oiseaux fuient une tour décrépite »,
et nous avons nos douze syllabes et notre distique :
Tu vois comme les
toits blanchis attirent les colombes,
Comme les oiseaux fuient une tour
décrépite.
Passons des oiseaux aux insectes,
pour apprendre que « Les fourmis ne se dirigent jamais vers des greniers
vides », ce qui fait quinze syllabes. Nous en perdons une en passant du
pluriel au singulier et en déplaçant « jamais » de la fin au début,
pratiques qui donnent au vers un tour proverbial de bon aloi : « Jamais fourmi ne se dirige vers un grenier
vide ».
Et revenons, avec le pentamètre, aux
hommes. La traduction littérale sent son français de version latine :
« Aucun ami n’ira vers des richesses perdues ». Ce défaut ne peut
disparaître si l’on se contente de retouches de détail : il faut ici
garder en tête le sens précis du vers, en particulier l’idée de perte contenue
dans amissas opes, et sauter le pas :
« Qui a perdu ses biens a perdu ses
amis ». Pour être précis, il manque l’idée de mouvement contenue dans
le verbe « aller ». J’espère compenser ce manque par le surcroît de
proverbialité que présente la traduction. Signalons enfin que la reprise en
écho du verbe « a perdu » rappelle l’homoiocatarcton amissas – amicus ; cet
effet n’était pas précisément recherché, mais nous ne lui en voulons pas de
s’être présenté…
Les deux distiques suivants forment
un tout et développent une comparaison bien trouvée : d’un côté – celui du
comparant – nous avons l’ombre, qui nous suit si nous marchons au soleil, et
nous abandonne dans le cas contraire ; de l’autre – celui du comparé –
nous avons la foule, qui ne s’attache qu’à une fortune éclatante et se détourne
de qui a perdu éclat et fortune.
Le premier des quatre vers comporte
une formule étrange, si on la traduit littéralement : « l’ombre est une
compagne », traduction qu’il est facile d’améliorer : il suffit de
dire : « l’ombre accompagne », avec pour conséquence que le
complément au datif euntibus
deviendra COD du verbe accompagner : « Comme l’ombre
accompagne… ». Qui, donc, accompagne-t-elle ? « Ceux qui vont
par les rayons du soleil », autrement dit « celui qui marche au
soleil », et non « celui qui va au soleil », traduction qui
laisserait croire que la personne en question s’apprête à passer de l’ombre au
soleil. Je proposerai donc, pour le v. 11 « Comme l’ombre accompagne celui
qui marche au soleil », en étant bien conscient du peu de cas que j’ai
fait des rayons…
Quant au pentamètre, il comporte
trop de mots pour que sa traduction soit aisée. Littéralement : « Quand
celui-ci (i. e. le soleil) se cache,
pressé par des nuages, celle-là (i. e.
l’ombre) s’enfuit ». Je choisis de le coordonner à l’hexamètre, et je
renonce à traduire le démonstratif illa.
Ce qui est ici décrit est le passage de nuages devant le soleil, autrement dit,
leur interposition entre le soleil et le passant. Je retiens la notion
d’« interposition » et recours au verbe « s’interposer »,
ce qui donne pour le premier distique :
Comme l’ombre
accompagne celui qui marche au soleil
Et disparaît quand s’interposent des
nuages…
Traduisons
maintenant le distique consacré au comparé. Je renonce à traduire l’adverbe de
comparaison monosyllabique sic :
il prendrait bien deux syllabes, qu’il soit traduit par « ainsi » ou
par « de même ». Quant à la foule, si elle est mobile en latin, elle
sera, en français, « versatile » ou, mieux encore du fait de
l’élision du -e muet final, « inconstante » : « une foule
inconstante… ». Que fait-elle ? Elle « suit », traduction
incontournable de sequitur, « les
lumières de la fortune », ce qui fait 16 syllabes ; j’en gagne deux
en remplaçant « lumières » par « éclat », et je gagne en
fluidité sans perdre en signification. : « Une foule inconstante suit l’éclat de la Fortune ».
Que
fait la foule en question lorsque l’éclat disparaît ? Elle fait de même,
ce qu’Ovide exprime en deux temps dans son pentamètre, en commençant par faire
disparaître les lumières, c'est-à-dire l’éclat, en ces termes :
« Aussitôt qu’elles sont recouvertes par un nuage « qui est
arrivé » ou « qui s’est étendu »… » Il faut s’attarder sur
la traduction de nube inducta. Induco peut signifier « conduire
dans », mais aussi « appliquer sur », en particulier chez
Tite-Live (I, 29, 4), où il est question d’une inducta nubes, d’un « nuage étendu sur les objets »,
traduit Gaffiot, ce qui correspond tout à fait à notre situation. Ajoutons que
le substantif inductio est employé
par Vitruve (X, 3) avec le sens d’« action de déployer des rideaux [pour
garantir du soleil] », précise Gaffiot entre crochets. Me voici donc
absolument sûr du sens du verbe. Moins de sa traduction… Est-ce qu’un nuage
s’étend ou se déploie ? Un nuage passe. Je traduirai donc par « Qu’un
nuage vienne à passer… » Reste abit.
« Elle part » ? « Qu’un nuage vienne à passer, elle
part » ? Il manque une syllabe, facile à trouver : « Qu’un nuage vienne à passer, elle s’en va ».
Le vers
suivant (v. 15) se plie assez volontiers à la contrainte des 14 syllabes :
la traduction littérale comportait 15 syllabes ; il suffit de remplacer
« ces choses-là » par « tout cela » pour gagner une syllabe
et obtenir « Je prie que tout cela
puisse toujours te sembler faux ». Voilà qui dédommage des longs
moments passés ailleurs à se battre contre un vers récalcitrant.
Par
contre, le deuxième vers du distique (v. 16) a de quoi inquiéter : il
comporte un adjectif verbal, fatenda,
et un ablatif de cause, eventu meo,
qui disent beaucoup en peu de mots. Commençons par l’adjectif verbal. Si
certaines choses sont « devant être reconnues comme vraies » grâce à
quelque chose, c’est que la chose en question prouve leur véracité. Quelle est
la chose en question ? C’est ce qui est arrivé à Ovide. Ce qui est
arrivé à Ovide ? En donnant une explication, on trouve parfois une
traduction : « Ce qui m’est arrivé prouve que c’est vrai ».
Reste à traduire tamen. La traduction
la plus courante, « pourtant », est trop longue, et il est difficile
de faire plus court. A moins de transformer le contenu logique de
« pourtant » en contenu affectif, et de traduire par une
interjection : « Ce qui m’est arrivé prouve, hélas ! que c’est
vrai ». Au prix de cette transformation, le compte est bon…
Les deux
derniers distiques présentent une unité de sens, en rapport avec la chute de la
maison d’Ovide, et une unité de difficulté : ils sont tous les deux
difficiles à traduire.
Dum stetimus : « Tant que nous nous
sommes tenu debout » : deux mots rendus par 7 ; un pied et demi
rendu par 10 syllabes. Réservons ce syntagme embarrassant pour plus tard, et
commençons par la suite, qui nous apprend que « [s]a maison
avait autant de monde qu’il était suffisant » : c’est rugueux, obscur
et nécessite que le sujet du verbe avoir, le mot domus, qui figure à la fin du pentamère suivant, soit traduit sans
délai. Cela fait beaucoup de mots pour un seul vers. Il va donc falloir
procéder à des choix douloureux. Je propose « ma maison avait son lot de
familiers », le mot « lot » traduisant à lui seul quantum satis esset. Peut-être
« familiers » suggère-t-il trop d’intimité ; si c’était à
refaire, je le remplacerais peut-être par « visiteurs ». Quant au
problématique dum stetimus, je ne
trouve pour le traduire que l’adverbe de temps « naguère », qui
renvoie bien à l’époque encore proche où Ovide était en crédit, mais a
l’inconvénient de suggérer beaucoup plus qu’il ne dit. Ce sera donc « Naguère ma maison avait son lot de
familiers ».
La
maison en question est qualifiée de « connue » (nota) et de « non ambitieuse » (non ambitiosa). Ce qui est vrai de la maison l’est sans doute aussi
de son propriétaire. Je conserve donc, pour cette métonymie, la première
personne du vers précédent, et je traduis par « j’étais connu et je n’en demandais pas plus », si vous
m’accordez que ne pas être ambitieux, c’est se contenter de ce qu’on a.
Le
dernier distique nous fait assister à la ruine de la maison d’Ovide. Elle a
d’abord été « ébranlée » (impulsa
est) ; pour éviter le trop long « dès qu’elle eut été
ébranlée », je traduis la cause par l’effet : « dès qu’elle eut chancelé ». Et,
pour traduire omnes, je remplace
« tous » par « chacun », qui permet d’atteindre les
quatorze syllabes : « chacun a
redouté sa ruine », en faisant éviter une diérèse peu satisfaisante
« tous ont redouté sa ru-ine ».
La
maison d’Ovide a ensuite été désertée : le pentamètre se charge de nous l’apprendre
de façon imagée, à l’aide de l’expression terga
fugae dare, « donner son dos à la fuite », variante du terga vertere des champs de bataille et
des précis de grammaire. Le dos que chacun « a donné à la fuite » –
nous dirons a « tourné pour s’enfuir » – est qualifié de « prudent ».
Nous ne maintenons pas l’hypallage et remplaçons l’adjectif par l’adverbe
« prudemment ». Quant à l’adjectif communi, s’il peut facilement qualifier la fuite que tous prennent
ensemble, il peut difficilement qualifier celle que chacun prend en
particulier. Puisque donc, « chacun » ne peut fuir « ensemble »,
tenons-nous en, pour le dernier vers, à « et m’a tourné le dos pour s’enfuir prudemment », qui, heureux
hasard, fait précisément ses douze syllabes.
Voici donc le résultat :
Tant que tout ira
bien, tu compteras beaucoup d’amis :
Si le temps vient à se gâter, tu seras
seul.
Tu vois comme les
toits blanchis attirent les colombes,
Comme les oiseaux fuient une tour
décrépite.
Jamais fourmi ne se
dirige vers un grenier vide ;
Qui a perdu ses biens a perdu ses amis.
Comme l’ombre
accompagne celui qui marche au soleil
Et disparaît quand s’interposent des
nuages,
Une foule
inconstante suit l’éclat de la Fortune ;
Qu’un nuage vienne à passer, elle s’en va.
Je prie que tout
cela puisse toujours te sembler faux ;
Ce qui m’est arrivé prouve, hélas ! que
c’est vrai.
Naguère ma maison avait son lot
de familiers ;
J’étais connu et je n’en demandais pas
plus.
Dès qu’elle eut chancelé, chacun
a redouté sa ruine
Et m’a tourné le dos pour s’enfuir prudemment.