Quel dilemme, chères et chers amis d'Ovide !... C'est aujourd'hui, vingt mars, le premier jour du printemps et l'anniversaire de la naissance d'Ovide, né le 20 mars 43 av. J.-C. Que commémorer, et comment ?
Eh bien, je propose que nous commémorions la naissance de Naso, et que nous remettions à plus tard la célébration du printemps, qui devait bien arriver à Tomes avec quelques semaines de retard...
Et comment ? En lisant un extrait du journal qu'Ovide a tenu durant son exil : la page qu'il a écrite le 20 mars de l'an 9 ap. J.-C, quelque temps après son arrivée à Tomes.
Bonne lecture !
* * *
Nous sommes aujourd’hui le XIIIe jour avant les calendes d’avril, le jour de mon anniversaire.
Bon anniversaire, Naso ! Je te souhaite santé, richesse et bonheur pour l’année à venir. Et, plus encore, un prompt retour dans ta chère ville de Rome – qui adulait naguère encore le poète qu’elle méprise déjà –, auprès de ta tendre épouse – qui, pour la première fois en dix-sept ans de vie commune[1], n’a eu pour toi aucune attention –, auprès de tes fidèles amis – qui ont tous, ou presque, tourné le dos à l’exilé – enfin, auprès du prince, Père de la patrie – qui n’a que mépris pour le plus malheureux de ses enfants.
Ah ! si seulement mes pauvres parents étaient encore en vie. Ils n’auraient pas hésité à monter sur le premier rafiot venu, à franchir les mers et braver les tempêtes pour apporter à leur fils tout l’amour dont ils étaient capables. Après avoir perdu leur aîné dans la fleur de l’âge[2], ils n’auraient pas voulu perdre leur cadet, et voir ainsi leurs deux enfants mourir avant eux.
Ma mère m’aurait serré sur son cœur. « Mon pauvre petit… Il faut donc que les Parques aient filé pour toi un fil noir[3] ! » Quant à mon père il n’aurait pas manqué de me dire, avec la gravité d’un Caton[4], que je n’en serais pas là si je m’étais détourné du commerce des Muses, comme il m’y avait si souvent invité. Après quoi, il m’aurait pris dans ses bras, et nous aurions tous les deux fondu en larmes.
Mais non… Mieux vaut qu’ils soient morts avant ma chute. Ils seront partis avec la conviction que leur fils connaîtrait un bonheur sans fin. Et si, depuis les profondeurs des enfers, ils me voient, s’ils m’entendent, qu’ils ne se tourmentent pas, qu’ils n’aient pas honte de moi : je ne suis pas ici parce que j’ai commis une faute mais parce que j’ai fait une erreur ; je ne suis pas un malfaiteur : je suis un malchanceux, qui s’est trouvé au mauvais moment au mauvais endroit. Oui, mes chers parents, soyez sûrs que la seule chose qui me rendrait malheureux serait de vous savoir père et mère d’un coupable ; comparé à cela, tout ce que j’endure aujourd’hui n'est rien[5].
Je fête donc mes cinquante et un ans et, pour la première fois, il n’y aura pas de fête, pas de toge dans laquelle me draper solennellement. Qui d’ailleurs m’aiderait à le faire ? Gurhol[6] ? Qu’il m’aide à retirer mes bottes : voilà qui relève de ses compétences. Mais vêtir un citoyen romain[7]…
Pas d’encens que l’on fait brûler au foyer de l’autel familial : ma famille n’est pas ici ; pas de gâteaux que l’on offre au dieu Lare en lui demandant de continuer à exercer sa protection : vu l’efficacité avec laquelle il l’a fait ces derniers temps, il m’en coûterait de lui offrir ne serait-ce qu’un quignon de pain sec ; pas de repas de fête : j’aurai droit, puisque Gurhol semble ne rien savoir cuisiner d’autre, à des maquereaux grillés – puisse leur âcre fumet atteindre les hauteurs de l'éther et inciter les dieux, immortels et incommodés, à me tirer d’ici.
Je n’ai plus qu’à espérer, en guise de cadeau, que les Muses me rendent visite et me tiennent compagnie pour la soirée[8]. Voilà qui ne vaut pas une nuit avec Corinne[9], mais, comme dit le proverbe, « Si tu veux être exaucé, demande peu de chose[10] ».
[1] Cette précision semble permettre de dater le troisième mariage d’Ovide de 9 av. J.-C. Il avait alors trente-quatre ans.
[2] Cf. Tristesses, IV, 10, 31.
[3] Si le fil du destin filé par les Parques est de laine noire, le destin de l’intéressé sera malheureux.
[4] Marcus Porcius Cato, dit Caton le Censeur, est un homme politique romain du IIe s. avant J.-C. Il a laissé le souvenir de sa grande rigueur morale et de son profond attachement à la tradition des ancêtres (mos majorum).
[5] Sur cette préoccupation d’Ovide pour ses parents, cf. Tristesses IV, 10, 77-92.
[6] L’homme à tout faire d’Ovide.
[7] Se draper dans sa toge pouvait nécessiter l’assistance de serviteurs spécialisés.
[8] Le vœu d’Ovide semble avoir été exaucé, si l’on date du 20 mars l’élégie III, 13 des Tristesses, qu’il consacre à son anniversaire.
[9] De l’aveu même d’Ovide, Corinne est le nom de la maîtresse qu’il avait eue à Rome, ou plus exactement est un pseudonyme par lequel il désigne celle qui a inspiré la poésie amoureuse de ses jeunes années (cf. Tristesses, IV, 10, 57-60).
[10] Ce proverbe n’est connu que par cette mention.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire