Les Journées d'octobre de la CNARELA ont aussi donné l'occasion aux participants d'écouter une belle communication de Françoise Frontisi-Ducroux, sur le thème des "Métamorphoses végétales dans les mythes grecs", thème qu'elle développe dans sa dernière publication, Arbres-filles et garçons-fleurs. Métamorphoses érotiques dans les mythes grecs.
Elle a bien voulu - et nous l'en remercions vivement - nous confier une page consacrée à Myrrha.
La voici, illustrée de quelques images que j'ai sélectionnées.
De toutes les histoires qu’Ovide raconte dans
ses Métamorphoses, celle de Myrrha est
de loin la plus horrible. C’est, dit-il, « un amour plus terrible que la
haine[1] ». Cinyras,
roi de Chypre - l’île d’Aphrodite - a
une fille, Myrrha . Sa beauté lui attire de nombreux prétendants. Mais Myrrha
est amoureuse de son père. Lorsque celui-ci lui demande qui elle aimerait
prendre pour époux, elle répond : « Quelqu’un comme toi. » Elle
garde secrète sa passion, et aspire à la mort. Elle s’apprête à se pendre,
lorsque sa nourrice la surprend et lui
fait avouer son amour monstrueux. Compatissante et complaisante, elle lui
ménage une entrevue incognito avec son père, dans le lit conjugal même, profitant
de l’absence de la mère, occupée aux fêtes de Déméter. Cinyras, « alourdi
par le vin », s’unit à sa fille, dans l’obscurité, et la féconde
immédiatement. Les nuits suivantes voient le crime se répéter, jusqu’à ce que
le père, désireux de connaître enfin son amante, fasse apporter un
flambeau : il reconnaît sa fille et, horrifié, tire son épée pour la tuer.
Myrrha s’enfuit à la faveur de la nuit et erre longuement dans la campagne.
Myrrha et Cinyras. Gravure de Virgil Solis (1514-1562)
Désespérée
elle finit par supplier les dieux de la
soustraire à la vie et à la mort, afin de ne souiller ni la terre ni les Enfers.
Elle est exaucée :
« La terre recouvre ses jambes, ses
ongles se fendent et des racines en sortent obliquement, support d’un tronc
élancé. Ses os deviennent du bois qui conserve au milieu sa moelle ; son
sang se transforme en sève, ses bras en grosses branches, ses doigts en
petites, sa peau devient écorce dure […] Elle se laisse aller et son
visage est englouti par l’écorce. Et bien qu’elle ait perdu avec son corps sa
sensibilité de jadis, elle pleure encore et de l’arbre suintent des gouttes tièdes […]
Elle leur donne son nom et l’on parlera à tout jamais de la myrrhe (traduction
Danièle Robert).
L’aventure de Myrrha, purement humaine,
s’inscrit dans la catégorie des légendes plutôt que des mythes. Les dieux y
interviennent cependant au dénouement : la Terre, déesse bienveillante,
enracine Myrrha et la végétalise. Ils sont même présents dès le début, selon une version qui fait
d’Aphrodite l’instigatrice du drame : pour se venger de la reine qui
prétendait que la beauté de sa fille surpassait celle de la déesse, elle
inspire à Myrrha cette passion funeste. Tragique aberration de la fierté
maternelle. Tragique ironie aussi de la justice divine, qui souvent frappe le
coupable par l’intermédiaire de l’un de ses proches. C’est ainsi que Pasiphaé
subit le châtiment de l’impiété de son époux, Minos, en s’éprenant du beau
taureau blanc. Le roi de Crète devra s’arranger ensuite du rejeton monstrueux
que sa femme met au monde. Myrrha, pour sa part, se voit contrainte de devenir
la rivale de sa mère. Le récit, notons-le, met en œuvre quelques motifs
traditionnels : le rôle de la nourrice, conseillère perverse, comme l’Oenone
de Phèdre, le flambeau révélant le partenaire inconnu, comme dans le Conte d’Amour et Psyché. Et la situation est bien particulière parmi les
histoires de métamorphoses végétales rapportées par Ovide. Myrrha est loin
d’être aussi innocente que les arbres-filles dont la seule faute est de fuir le
viol d’un dieu excité par leur beauté. Ce n’est pas le refus de l’amour mais, au
contraire, l’excès d’une passion déviante, qui entraîne leur métamorphose
en arbre. Le châtiment, que réclame la coupable de cet amour incestueux,
aboutit à la création de l’arbre à myrrhe, dont les valeurs et les usages sont
fortement associés aux parfums et à l’érotisme.
Mais l’histoire n’est pas finie, puisque
Myrrha est enceinte. L’enfant grandit sous l’écorce, l’arbre enfle en son
milieu, puis se courbe et gémit telle une parturiente. Il finit par se fendre
pour accoucher d’un beau bébé, que les Naïades recueillent, déposent sur
l’herbe tendre, et baignent dans les larmes de sa mère, la myrrhe.
La naissance d'Adonis, assiette de Faenza, musée de Sans.
Cet enfant,
fruit de l’inceste, est si beau que deux grandes déesses se le disputent,
Proserpine et Vénus. C’est celle-ci qui l’emporte et en fait très vite son très
jeune amant. Les garçons aiment la chasse. Le bel Adonis échappe un jour à la
surveillance de la déesse et se laisse éventrer par un sanglier. Vénus accourt
pour recevoir son dernier soupir.
Vénus et Adonis, © Jean-Luc Ramond
Désespérée, elle fait du sang versé naître une
fleur « fragile et légère, qu’emporte le vent »… qui lui donne
son nom. C’est l’anémone. Car si, dans les mythes que chantent les poètes, les filles sont métamorphosées en arbres, les
garçons donnent en mourant naissance à des fleurs éphémères.
Françoise Frontisi-Ducroux
[1] Ovide, Métamorphoses,
X 298-502. L’héroïne est nommée Smyrna chez Antoninus Liberalis, Les Métamorphoses, XXXIV. Cf. Françoise
Frontisi Ducroux, Arbres-filles et
garçons–fleurs. Métamorphoses érotiques dans les mythes grecs, Paris, Seuil, 2017.
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